Rechercher dans ma chambre

vendredi, décembre 28, 2018

Verre Cassé, d'Alain Mabanckou

Le narrateur, Verre Cassé, a soixante-quatre ans, il boit depuis vingt ans, se saoule au vin rouge. Il a perdu son emploi d'instituteur à l’école primaire, sa femme l'a quitté, il passe ses journées au bar Le Crédit a voyagé, vie misérable… Mais pourquoi boit-il ? On dit que sa mère elle-même buvait, ce qu'il nie catégoriquement, tout comme il nie s'être mis à boire après son suicide. Mais le doute subsiste, et le lecteur ne le croit plus du tout lorsqu'à la fin il se suicide de la même façon que sa mère, en s'immergeant dans la rivière Tchinouka. Mabanckou réussit à entretenir le doute quant à ce qui s'est réellement passé. Ainsi de chaque personnage. Verre Cassé a-t-il, ou non, commis des actes de pédophilie ? Le lecteur ne le saura jamais. Ce que nous dit l'auteur, c'est que le passé, dès lors qu'on le raconte, est une fiction. Une fiction qui englobe le présent : « tu te moques de la vie parce que tu estimes que tu peux en inventer plusieurs et que toi-même tu n’es qu’un personnage dans le grand livre de cette existence de merde » ¹. Une fiction qui évacue le vrai, le faux, de même que la morale.

Alors que la première partie, composée des « premiers cahiers », raconte les mésaventures des habitués du Crédit a voyagé, afin de « témoigner, de perpétuer la mémoire de ces lieux », les « derniers cahiers » de la seconde partie se recentrent sur l'histoire du narrateur. Le temps alors ralentit, présageant sa mort : la première moitié du récit se déroule sur quelques semaines, la seconde moitié, sur quelques heures.

Ce roman a remporté plusieurs prix littéraires, ce qui, je l'avoue candidement, m'étonne. J'ai peut-être manqué quelque chose. La critique a sûrement aimé l'originalité de l'écriture – l'absence de majuscules, de points à la ligne, de tirets introduisant les dialogues – de même que les innombrables références littéraires, qui renforcent l'idée que l'existence même est une fiction, un « grand livre ». Mais ce procédé devient vite lassant, crée des détournements de sens gratuits : « prendre son pied de grue », « j’ai poussé sur-le-champ le cri des oiseaux fous », « la pisse de chat sauvage et la bouse de vache folle », « réciter une histoire d’amour au temps du choléra », « je voulais me faire plaisir pour une fois depuis des années bissextiles », « leur nombril gros comme une orange mécanique »… À chaque page, jusqu'à plus soif.

Mais pourquoi le narrateur écrit-il ainsi ? Lui qui a beaucoup lu, et qui se fait une haute idée de la littérature, pourquoi se complaît-il dans un style naïf, usant d'une ponctuation élémentaire, de termes redondants, comme si l'écriture, pour reproduire le mouvement de la vie – c'est le critère esthétique du narrateur – devait surgir spontanément, sans apprêt : « j’écrirais des choses qui ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des mots à moi, des mots tordus, des mots décousus, des mots sans queue ni tête, j’écrirais comme les mots me viendraient, je commencerais maladroitement et je finirais maladroitement comme j’avais commencé ».

Quelle est la raison de ce choix esthétique ? Pour ne pas trop s'éloigner de cette oralité sur laquelle s'appuie la tradition ? À cause de sa haine avouée des intellectuels ? Parce qu'il est lui-même « cassé » ? Je ne le sais pas. En outre, ce roman ne propose aucune idée nouvelle. Il décrit un monde d'hommes où la femme est sexualisée, et généralement perçue négativement. Du connu.


¹ Mabanckou, Alain. Verre Cassé. [Fichier ePub], Seuil, 2005.

mercredi, novembre 14, 2018

L'eau les lie

C'est quelque chose que j'aurais aimé faire : raconter la vie de mes parents, grands-parents. Les questionner, recueillir des anecdotes, témoigner pour eux de ce temps qui aujourd'hui disparaît dans l'oubli. La narratrice de ce roman, quant à elle, s'intéresse surtout à sa mère, Jackie, femme libre, refusant de « s'intégrer à quoi que ce soit », 1 vivant « dans la bulle de son présent » (p. 31), dans une spontanéité ignorant les traditions. Une « enfant estivante » (p. 50) nullement apte à la maternité, et qui s'y trouvera malheureuse, durant les années passées à la station balnéaire d'Arcachon, jusqu'à la mort de son mari. Souvenirs de la marée basse consacre une vingtaine de ses quarante-cinq courts chapitres à l'enfance de la narratrice, Chantal, à Arcachon. Pourquoi « marée basse » ? Parce que là, sur la batture, est le « mystère de la plage », là, le « chemin de hasard » et d'aventure, là, les mille cueillettes, les jeux.

Mais cette marée basse laisse voir une autre signification, plus profonde que le simple motif nostalgique. À son niveau le plus bas, nous dit la narratrice, « par le jeu de la marée montante, c’est la mer aussi qui vient à ma rencontre » (p. 185). Omniprésence de la mer, dans cette histoire et, aussi bien, de la mère. Celle-ci ne vit que pour nager, activité qui l'isole du monde, affirme sa marginalité. Enceinte de la narratrice, la voilà pratiquant son crawl dans le lac Paladru, à Charavines : « Jour après jour, elle s’abandonne à l’eau du lac et moi au liquide amniotique. J’habite son rythme. Ensemble, nous flottons » (p. 31). Cet état de plénitude ne pouvait pas durer. Le bassin d'Arcachon peut bien évoquer la clôture intra-utérine, lorsque l'enfant, confiée aux soins de la grand-mère, retrouve ses parents quelques années plus tard, elle découvre une mère dépressive, instable, peu structurante, et tente de s'en protéger. La plage offre une échappatoire idéale, tout comme l'eau qui, en même temps, maintient le lien, car la fille, elle aussi, aime nager. Ainsi, tout au long du récit, au-delà de leur « mutuelle étrangeté » (p. 158), l'eau les lie.

C'est ce que j'ai aimé de ce personnage de la narratrice. Tout son récit, le fait même d'écrire, de narrer de manière structurée, de s'intéresser au passé, aux faits précisément datés, tout cela est une réponse aux lacunes maternelles. Sa mère qui « à la mort des êtres, à la destruction des choses, voudrait pouvoir ajouter l’effacement des noms » (p. 153), et pour qui l'écriture n'est valable que sous forme sténographique (« des phrases réduites à quelques signes commodes » (p. 138). Chantal déménage fréquemment, d'une région à une autre, d'un pays à un autre, mais cette instabilité est compensée par l'écriture, et par un souci permanent de se situer dans le temps, de placer des repères, comme en témoigne le passage suivant : « Ma mère est née le 16 septembre 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Très exactement trois mois après la signature du traité de Versailles (28 juin 1919, dans la galerie des Glaces, tout près donc de leur appartement de la rue Sainte-Adélaïde) » (p. 64). Ce « très exactement » si appuyé vise évidemment la mère. Mais, en même temps, et de manière contradictoire – là est l'intérêt de ce roman –, l'écriture, comme l'eau, est aussi un moyen pour la narratrice de maintenir le lien. Elle est un geste d'ouverture. La fille vit, certes, à distance de sa mère, à l'étranger, ou ailleurs en France, mais elle lui écrit, lui rend d'occasionnelles visites, et finit par la reconnaître pour ce qu'elle est positivement, non pas une mère inapte, mais une femme libre, qui a osé s'affirmer. Chacune à sa manière, l'une en portant des couleurs voyantes, l'autre par l'écriture, témoigne du refus de l'« immémorial apprentissage de l’effacement » (p. 168) imposé aux femmes.

Personnage contradictoire de la fille, mais aussi de la mère. La fin, très réussie, réunie les deux sous une même figure onirique : « Et si c'était Elle, la princesse du Palais des Mers, souffrante et malmenée, haute et souveraine, enchaînée et déliée, étrangement versatile, insaisissable » (p. 183). Et si c'était la fille ?
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1. Thomas, Chantal. Souvenirs de la marée basse. [Fichier ePub], Seuil, Paris, 2017, p. 22. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.

mercredi, octobre 31, 2018

Schopenhauer, philosophe de l'absurde

Dans cet essai, 1 Rosset réunit deux textes, le premier sur l'apport de Schopenhauer à la philosophie généalogique, et le second sur l'intuition de l'absurde.

L'élément central et le plus fécond de la pensée de Schopenhauer consiste en l'analyse du « Wille », mot allemand que Rosset préfère traduire par « Vouloir », plutôt que « volonté » qui suggère une intentionnalité. Le Vouloir est une force, sans cause, sans finalité, qui préside aux phénomènes sensibles aussi bien qu'aux tendances instinctuelles. Si personne ne s'était encore avisé de son existence, c'est que, depuis le siècle des Lumières, la causalité s'est imposée comme seule forme de l'entendement, c'est-à-dire comme seule structure de représentation des phénomènes sensibles, de leurs modifications, au détriment de « l'étonnement philosophique » (p. 14). Or, le Vouloir est une force « aveugle », en cela qu'il n'est l'effet d'aucune cause et la cause d'aucun effet. Il « est l'univers » même (p. 43) et, de ce fait, ne peut être appréhendé de l'extérieur comme les phénomènes empiriques. Il est inexplicable, impensable, échappe au principe de raison.

La représentation causale, si elle nous renseigne sur l'ordre suivant lequel les phénomènes se produisent, ne nous dit rien quant à leur essence, leur nature profonde. À une exception près : le « motif », 2 qui dirige la vie animale. À travers lui, la force naturelle nous devient intuitivement accessible, objet d’expérience ; il la rend, sinon explicable, du moins « proche et présente », « visible » (p. 26). Le motif conscient recouvre des forces mystérieuses, inconscientes, des « tendances » (p. 24) auxquelles chacun de nos actes, chacune de nos pensées, est assujetti, sans en être pour autant l'effet. Ces forces sont celles du Vouloir. En ne laissant aucune liberté à la conscience, Schopenhauer prend le contrepied de l'idée communément admise à son époque, qui accorde la préséance à l'intellect. Ainsi est apparue l'approche généalogique, qui ne cherche « pas une filiation chronologique [causale] mais un engendrement plus fondamental, qui relie une manifestation quelconque à une volonté secrète qui parvient à réaliser ses desseins au prix d’une série de transformations qu’il appartient au généalogiste de déchiffrer » (p. 11). Freud reprendra et systématisera cette approche, reconnaissant, par exemple, un lien entre son concept du refoulement et ce qu'a écrit Schopenhauer à propos de la folie.

Si la philosophie généalogique s'est avérée très riche de découvertes (elle fut également utilisée par Nietzsche et Marx), Rosset rappelle que Schopenhauer ne l'a lui-même pas utilisée. Parce qu'il était trop attaché aux concepts de la philosophe classique idéaliste, soucieux d'inscrire ses analyses dans une perspective kantienne. Mais, aussi, parce que son but n'était pas de découvrir les liens, pour lui éminemment problématiques, entre le Vouloir et l'individuation. « Comment s’expliquer la diversité des caractères, le Vouloir, dont ils dérivent, étant unique ? » (p. 39) Cette question, il la laissa à ses successeurs. Pour lui, la méthode généalogique ne pouvait servir qu'un but : l'analyse du Vouloir débouchant sur l'absurde.

Schopenhauer s'est fait surtout connaître pour son pessimisme. Or, selon Rosset, il s'agit là d'une partie de son œuvre qui est de peu d'intérêt en regard de son « irrationalisme » (p. 50). Le Vouloir nous expose à des douleurs innombrables et de rares plaisirs. Certes. Ces plaisirs, en plus d'être rares, ne sont pas réels, « nous sentons la douleur, mais non l’absence de douleur » (p. 52). C'est un fait. Mais ce constat pessimiste n'est rien en regard du fait que le Vouloir étant une force aveugle, sans but, sans raison, nos désirs mêmes, nos tendances, ne peuvent qu'être tels, c'est-à-dire irréels. L'absurde ne naît pas de cette absence de fin, mais du fait que chacun se comporte comme s'il y avait une fin, chacun joue le jeu, fait « comme si ».

Ce paradoxe d'une finalité sans fin en implique un autre. Puisqu'il ne peut y avoir de fin sans cause, mais que le Vouloir ne peut être la cause des phénomènes et instincts auxquels il préside comme une « sorte d’obscur principe moteur » (p. 23), nous voilà devant le paradoxe d'une nécessité sans cause, d'une nécessité sans nécessité. Nul ne peut, par conséquent, faire l'expérience d'une nécessité première ; seule demeure possible une nécessité seconde, précaire, celle du monde en tant qu'il est « donné » (p. 19). Et, là encore, l'absurde naît de ce que chacun fait « comme si » la nécessité était réelle. Cette absence de cause serait pire que l'absence de finalité, car elle ouvre sur l'angoisse : les instincts qui nous meuvent, et auxquels nous nous identifions, nous sont pourtant étrangers, ils sont « grunlos ». Par l'expérience de la honte sexuelle, Schopenhauer saisit que les « tendances instinctuelles annihilent le mythe de la personne » (p. 63). « Là est le vrai lieu de l’angoisse : non point dans l’impossibilité d’assouvir, mais dans l’absurdité de vouloir » (p. 64).

« [I]l n’est pas [pour autant] question pour Schopenhauer de ramener l’homme à des « instincts », mais d’inscrire la totalité du comportement humain dans une égale et identique nécessité » (p. 66) (nécessité seconde, il va sans dire). Nous ne sommes pas libres ; c'est l'« étranger » en nous qui décide. Ainsi vivons-nous captifs d'un monde sans cause première, sans origine, dans « le cercle infernal du Vouloir, qui fait alterner sans trêve joie, attente et douleur, sans qu’on puisse jamais sortir du cercle : le temps tourne, mais ne progresse pas » (p. 72). L'ennui alors « n’est plus seulement lassitude ou pessimisme, il se transforme sournoisement en une épouvante », il devient « sentiment du néant » (p. 77). Le vouloir ne fait que se répéter indéfiniment. Ce qui arrive a déjà eu lieu ; ce qui a cessé d'être vit pourtant encore.

Tragique, l'absurde schopenhauerien ? Plutôt comique, ou alors tragicomique, avec sa théâtralité vide. « À la clef de l’expérience de la vie se trouve une grossière faute d’harmonie qui entraîne dans la dissonance toute l’ordonnance du monde » (p. 77).

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1. Rosset, Clément. Schopenhauer, philosophe de l'absurde. [Fichier ePub ], PUF, 1967, 83 p. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.
2. Le motif est l'une des trois formes de la causalité, avec la cause proprement dite et l'excitation. Schopenhauer le définit ainsi : il « dirige la vie animale propre, donc l’action, c’est-à-dire les actes extérieurs et accomplis avec conscience par tous les animaux ». De la quadruple racine du principe de raison suffisante, p. 72

dimanche, mai 20, 2018

La bataille textuelle

Lire Nathalie Quintane est un plaisir qui se gagne à l’effort. Rien ne nous est donné, rien ne nous flatte, ne nous courtise. Son Jeanne Darc n'échappe pas à la règle. Cette autrice, qu'Alain Farah range parmi les post-avant-gardistes, bouscule le lecteur en supprimant tous – absolument tous – les repères grâce auxquels il se guide habituellement à travers une œuvre de poésie. Parmi les attentes ciblées, Farah a bien raison de mentionner « les clichés habituellement associés à la littérature « de femmes » : souffrance, intimité, confession, voilà qui ne veut pas dire pas grand-chose pour Quintane, qui répond violemment à ces poncifs ». 1 Difficile, alors, de ne pas faire le lien entre l’autrice et le sujet de son œuvre, cette Jeanne « Darc » si peu « féminine », avec ses cheveux coupés, son armure, montée sur son cheval, épée à la main. Tout comme, dans Chaussure, Quintane affirme d’emblée s’intéresser au « texte-chaussure », ici elle esquisse un parallèle entre l’acte guerrier et l’écriture :
« Le niveau de guerre dans la vie sans guerre est moindre, quoique persistant, et sous d'autres formes » 2
« Grâce au procédé de l'analogie, Jeanne peut expliquer une chose en en montrant une autre » 3
« Elle songe à de nouvelles formes d'assaut.
– Malheureusement, le nombre des ruses militaires est restreint ; on n'obtient, au mieux, qu'une nouvelle association de ruses anciennes » 4
« – Je ne désespère pas d'ajouter au répertoire des ruses celle qui portera mon nom
Car la préparation à la guerre me donne le goût de l'invention » 5
Ce goût de l’invention, appliqué à l’écriture, met de l’avant le travail sur la forme, que je résumerais par un mot : hétérogénéité. Plusieurs je sont lancés dans la mêlée, plusieurs formes, fragments de discours s’entrechoquent : des vers, des anecdotes, des citations, de la glose, des prières, une mise en scène d'un interview, une interpellation de la Pucelle par un je identifié à Gilles de Retz, et même un montage à partir d’un extrait (en anglais) du Macbeth de Shakespeare…

Aucune fluidité ici, que des discontinuités, des ruptures de ton… Des moments entremêlés – les plus divers – des détails incongrus de la vie de Jeanne, que Quintane a puisés dans des livres ou des manuels scolaires trouvés à la bibliothèque de sa municipalité de Digne-les-bains, assemblés dans un esprit de collage, et qui élaborent une « biofiction » 6 qui suit tout de même, globalement, un ordre chronologique.

Poursuivant l’analogie guerrière, je dirais que ce texte est un champ de bataille, et comme tout bataille, est porté par une visée politique : pour ce qui est du propos, démythifier la figure historique de Jeanne d’Arc (d'abord en supprimant l’apostrophe aristocratique de son nom : Darc, plutôt que d’Arc) que s’est appropriée la droite identitaire française ; et, sur le plan formel, créer un « choc, qui peut nous réapprendre à lire, à voir ». 7

J’aime Quintane pour ce choc. Pour son écriture iconoclaste, piquée d’accents burlesques, d’ironie, jouant l’insignifiance contre la grandiloquence, toujours attentive aux détails – confinant parfois au truisme 8 – à la corporalité, au réel, et par là chargée, comme j'ai dit, d’une dimension politique : « dès que la langue est déliée, gare ! » 9 Une écriture, donc, toujours sérieuse, qui engage une « éthique de la résistance », 10 la seule chose « importante pour un écrivain aujourd’hui [étant] de s’énoncer et de faire passer l’époque à travers son énonciation ». 11
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1. Farah, A. (2009). La Possibilité du choc. Invention littéraire et résistance politique dans les œuvres d'Olivier Cadiot et de Nathalie Quintane (thèse de doctorat, UQAM, Canada). Récupéré du portail Érudit : https://www.erudit.org/fr, p. 253
2. Quintane, Nathalie. Jeanne Darc. P.O.L, Paris, 1998, p. 42
3. Idem, p. 45
4. Idem, p. 26
5. Idem, p. 27
6. Les fictions biographiques « reprennent à leurs comptes, mélangent et transforment des phrases, des discours, des récits , et des chronologies déjà là et forment des textes d'une grande excentricité, c'est-à-dire des textes dé-centrés ». Legendre-Girard, A.-S. (2015). Revisiter l'Histoire : démythification et construction d'une résistance politique dans Jeanne Darc (1998) de Nathalie Quintane (mémoire de maîtrise, UQAM, Canada).  Récupéré du portail Érudit : https://www.erudit.org/fr, p. 55
7. Lefebvre, P. et Richard, R. « Le temps est gelé : Entretien avec Paul Chamberland et Alain Farah ». Liberté, décembre 2009, p. 43
8. « La poignée de l'épée est aussi importante que la lame, non pour d'ornementales raisons, mais parce qu'une épée sans poignée ne peut être tenu ». Quintane, Nathalie. Op. cit., p. 21
9. Idem, p. 15
10. Lefebvre, P. et Richard, R. Op. cit., p. 46
11. Idem, p. 50

vendredi, mai 04, 2018

La rose et la chaussure

Avec Nathalie Quintane, je retrouve ce qui m'a tant plu chez Éric Vuillard : une attention au réel. Mais le ton, ici, est tout autre. 

Quintane ne cherche jamais à émouvoir, à aucun moment ne table sur une forme d'empathie. Son « je » est aux antipodes de notre époque, et c'est un tel plaisir !

Sa poésie ne nous dévoile pas une intériorité, ne cherche pas à nous transporter ailleurs, dans une subjectivité, une sensibilité qui nous ferait oublier un moment la réalité de notre propre existence. C'est ce que nous demandons habituellement à certaine littérature : du divertissement, de l'émotion, du lyrisme, bref, de nous offrir un échappatoire au réel. Quintane, au contraire, maintient le lecteur fixé à l'objet de son travail d'écriture : la chaussure. Après une courte remarque liminaire, le recueil s'ouvre ainsi :

« Dans les vitrines des magasins, les chaussures ont les lacets noués.

» Dans leur boîte, les chaussures sont protégées par une feuille de papier de soie pliée en deux.

» À l’intérieur de chaque chaussure, l’étiquette du fabricant se déplace parfois, sans se décoller »
Le lecteur de poésie cherche l'émotion, attend la métaphore qui va le transporter, et le voilà pris à rebrousse-poil : il n'y aura rien d'autre que ça. Que la chaussure, et ce qui lui est connexe : le pied, le corps, la marche, l'équilibre. Ou plutôt : le « texte-chaussure », comme elle le dit dans sa remarque liminaire. En nous montrant qu'il n’y a pas une « si grande différence entre une chaussure et une rose », que « la chaussure est une rose un peu plus utile que la rose », Quintane se trouve à piétiner l'objet poétique par excellence et à lui substituer la chaussure !

L'extrait ci-dessus montre aussi que la conception de la littérature que défend l'autrice est réfractaire à l'idée du « beau style », du « bien-écrire », du « bon goût », à cette sacralisation de la littérature. Son recueil attaque, de manière très évidente, la densité de l'image poétique, par l'usage d'une prose « ordinaire », « insignifiante », et par une mise en page aérée à l'extrême, renforçant l'impression de vide qui ne peut manquer de saisir le lecteur. Ce vide, où il n'y a que la chaussure, c'est ce qui se rapproche le plus du réel, au sens où l'entend Clément Rosset : le réel singulier, « idiot », c'est-à-dire l'intolérable même. 

La démarche de Quintane est iconoclaste, irrévérencieuse, ce qui, pour nous, Québécois, devrait nous la rendre sympathique, quoique… Quoique, depuis l'échec référendaire de 1980, nos écrivains se sont beaucoup assagis. Qui, dans notre paysage littéraire actuel, rue encore dans les brancards ? François Blais, peut-être, un peu. En tout cas, aucune œuvre qui puisse se comparer à L'Hiver de force, ou aux Aventures de Sivis Pacem et Para Bellum.

Plus je lis Quintane, plus j'aime son je d'autant plus affirmé, violent, qu'effacé, humble, « provincial », pour reprendre un de ses termes. Un « je » qui a l'ambition de n'avoir rien de plus à dire de lui que ceci : « Pour enfiler une chaussure, j’incline d’abord le pied ; je dois ensuite réussir à loger le talon, qui s’enfonce d’un coup sec à l’intérieur »


Nathalie Quintane, Chaussure, Paris, P.O.L, 1997, 160 p. Édition numérique.

mercredi, mars 21, 2018

La joie : la force majeure

Le 12 février dernier, j'étais tout en émoi, je voyais des liens partout, notamment « une parenté d'esprit entre Émile Cioran et Clément Rosset, ce dernier lui ayant même consacré un essai : La Force majeure ». J'ai vraiment écrit ça ! Eh bien non. Je viens de terminer la lecture de cet essai, et, s'il est vrai que les deux philosophes s'accordent sur le constat de « l’égale et morne insignifiance de toute chose », en revanche ils s'opposent quant à la manière d'échapper à cet état de fait. Alors que Cioran ne voit d'issue que dans le suicide (la vie, un « état de non-suicide », écrit-il dans Précis de décomposition), Rosset, lui, table sur la joie, la « béatitude » nietzschéenne, laquelle tire sa force du réel, c'est-à-dire de ce qui, précisément, ne peut que la contrarier.

L'essai de Rosset ne porte pas sur Cioran, sauf pour un post-scriptum d'une dizaine de pages, mais sur Nietzsche, sur la béatitude – la joie, la « gaieté » – nietzschéenne. Celle-ci, définie comme l'« allégeance inconditionnelle à la simple et nue expérience du réel », constituerait le cœur de la pensée nietzschéenne. C'est, en effet, « si, et seulement si, un concept relève d’une béatitude absolue qu’il peut être reconnu comme spécifiquement nietzschéen. Les thèmes du surhomme, de l’éternel retour, de la volonté de puissance […] n’ont de sens que pour autant qu’ils constituent des expressions tardives et hasardeuses de la béatitude, thème central et constant de la pensée de Nietzsche, je dirais volontiers thème unique ». Lier la béatitude à l'expérience du réel ne peut que soulever une immédiate objection, dans un monde où l'existence est livrée à la souffrance, au hasard, et ne compte pour rien dans l'ordre infini de l'univers. Tel serait le problème fondamental de la philosophie de Nietzsche : « Comment est possible la transfiguration de la souffrance en épreuve positive de l’affirmation ? » Je n'ai pas été étonné de ne trouver, dans ce cour essai, de réponse définitive à cette question.

Pour autant, sa lecture n'en est pas moins intéressante. Elle m'introduit à des écrits, une pensée, qui ne m'étaient pas familiers. Nietzsche lu par Rosset ressemble étonnamment à… Rosset. Le philosophe allemand s'y montre tourné lui aussi vers le réel, lequel serait seul à pouvoir apporter une légitimité (morale ?) à la réflexion philosophique.

La béatitude, dans son approbation inconditionnelle, s'adresse au réel, tend vers lui. C'est ainsi qu'elle rend possible le « gai savoir », qui est savoir « du non-sens, de l’insignifiance, du caractère non signifiant de tout ce qui existe », et qui ne saurait être « recevable en conscience sans l’autorisation d’une absolue béatitude, laquelle, ne posant aucune condition à l’exercice du bonheur, n’impose – et est seule à n’imposer – aucune limitation à l’exercice du savoir ». Telle est la force de la béatitude nietzschéenne ; elle rend inoffensive, et ce en toute connaissance de cause, la pensée du réel.

En cela, le gai savoir s'oppose au rationalisme de type platonicien, à l’ensemble des « faux savoirs », savoirs tristes, qui ne peuvent admettre le réel tel quel, dans sa singularité, sans lui superposer l'illusion d'un sens qui lui serait inhérent.

Si Rosset demeure silencieux quant aux moyens d'accéder à cette force de la béatitude, il fournit en revanche un critère, un révélateur du désir humain. C'est l'idée de l'éternel retour : « Le bon accueil à l’idée de retour éternel est la marque la plus indiscutable de la joie aux yeux de Nietzsche, qui définit lui-même cette idée, dans un passage d’Ecce Homo, comme « la forme la plus haute d’acquiescement qui puisse être atteinte » et l’expression de « la passion du oui par excellence ». Dit autrement : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour ».

Dans son post-scriptum consacré à Cioran, Rosset rappelle que, pour le philosophe d'origine roumaine, « la conséquence la plus dure de la chétivité de toute existence par rapport à l’infini est l’interdiction qui s’ensuit de constituer quoi et qui que ce soit en objet d’amour ou d’intérêt ». C'est « pourquoi Cioran professe que l’existence est une honte, une humiliation sans possibilité de recours ou de rachat, un paradoxal amoindrissement pour l’homme qui troque en naissant un potentiel infini contre l’« immonde fragilité » de l’existence ». À cette conscience tragique, qui ne voit d'autre issue à l'existence que le suicide, Rosset ne trouve guère à répondre, sinon à réaffirmer, dans une conclusion magnifique, l'hypothèse « d’une satisfaction totale au sein de l’infime même […] Hypothèse absurde et indéfendable, répète inlassablement Cioran. Mais c’est justement là le propre de la joie de vivre, et je dirais son privilège, que de s’éprouver comme parfaitement absurde et indéfendable : de demeurer allègre en pleine connaissance de cause, en complète possession des vérités qui la contrarient davantage ».


Références : 

Cioran, Emil, Précis de décomposition, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 1977 (1949), 266 p. Livre numérique

Rosset, Clément, La Force majeure, Paris, Minuit (coll. « Critique »), 2014 (1983). Livre numérique

samedi, janvier 13, 2018

Une attention à la réalité

Ça n’arrive pas si souvent, un coup de foudre littéraire. Annie Ernaux n’en avait pas été un, ni Jim Harrison, ni Philipp Roth… Il y a longtemps, Louis-Ferdinand Céline, oui, et Gaston Miron, Henri Michaux, peut-être Louis Gauthier. Aujourd’hui, Éric Vuillard.

Des cinq récits lus, seul La Bataille d'Occident me semble moins réussi. La démarche de l'auteur n'y est peut-être pas encore à point. Mais s'y retrouvent les mêmes préoccupations. Et la même attention à la réalité, qui impose d’abord de ne jamais laisser le lecteur succomber à l’illusion mimétique. On ne « plonge » pas dans les histoires que raconte l’auteur, on ne s’y retrouve pas comme dans un monde parallèle qui ferait un moment oublier celui-ci. Vuillard n’écrit pas des page-turners, il ne raconte même pas des histoires. Il s’est volontairement détourné du roman historique, préférant s’inspirer de L’Histoire de la colonne infâme, d’Alessandro Manzoni. Dans ses « récits » – le mot est important – le « je » assume toujours la part de fiction, en ne cachant pas ses émotions, son parti pris en faveur des petites gens, des oubliés de l’Histoire, et en inscrivant sa subjectivité dans un rapport à nous, ses lecteurs, ne nous laissant pas oublier du coup que nous sommes en train de lire un livre : « À présent, regardons », dit-il à propos des survivants du massacre de Wounded Knee, ces Lakotas miséreux, absolument démunis. « Oui, regardons de tous nos yeux, de toutes nos forces. Regardons-les, depuis notre aise et notre prodigalité effarantes ». 

Réalité du discours, de cette rencontre étrange, éphémère, fragile, entre Vuillard et ses lecteurs, dans le présent du récit. Réalité des faits historiques, aussi, scrupuleusement rapportés. Enfin, réalité tragique de l'existence soumise au temps, du corps vieillissant, souffrant.

Cet engagement va si loin qu’il détermine jusqu’à l’attitude de l’auteur vis-à-vis de ses personnages. Buffalo Bill a commis des actes immoraux, tout comme Léon Fiévez et ses paniers de mains coupées, et pourtant Vuillard ne les condamne pas, s’attarde même sur leur fin de vie, une vie qui n’a pas été la leur, sur laquelle la grande Histoire est passée, une vie de « tristesse » – autre mot important – et là, ils vont mourir, ils meurent… La fragilité de l’instant présent, c’est aussi la conscience de la mort, de la finitude de toute chose. Comme des flocons de neige dans leur chute, Vuillard saisit les gens de petits métiers, les exécutants, les méprisés, les victimes anonymes, les oubliés, pour mieux nous les faire observer. Il les nomme, comme dans le très beau chapitre de 14 juillet, intitulé « La foule », véritable incantation qu’il faut lire lentement, en prononçant bien chaque syllabe de chaque nom, pour en apprécier l’effet ; il les raconte avec émotion, il met son très grand talent littéraire à les ramener à la vie, à les replacer dans leur vérité, leur épaisseur historique. Ces gens, réduits par le pouvoir à de pauvres formes éphémères, représentent la réalité, laquelle ne peut être saisie sans un effort de l’attention, une patience.

À l’opposé de cette réalité tragique, les puissants vivent dans un monde de rêve, d’illusions, un monde qui se perpétue par-delà les contingences historiques : Versailles et son faste, au moment de la prise de la Bastille en 1789 ; les chefs d’État européens réunis à Berlin en 1875, qui s’apprêtent à dépecer l’Afrique en traçant des petites lignes sur une carte, à l’aube de l’ère coloniale ; les riches industriels allemands qui acceptent de financer le parti nazi, aveuglés par leurs intérêts… Vuillard est sans pitié pour cette caste de privilégiés dont le mépris de la réalité est la cause des pires catastrophes, des pires souffrances, alors qu’eux s’en tirent toujours avec les grands honneurs et d'importants dédommagements. Son contre-discours est à la fois virulent, émouvant et lyrique par moments, irrésistiblement drôle en d'autres moments, comme dans le chapitre de Congo consacré à Chodron de Courcel, d’une raillerie mordante, défoulatoire, absolument jouissive.


Il faut lire Vuillard lentement, avec attention. Car ses récits sont brefs, mais le travail sur la phrase, les rythmes, les sonorités, y est important. 14 juillet me semble constituer un sommet à cet égard, mais il faudrait relire. Écriture alerte, tout en relief, jouant d'effets de contrastes entre les registres de la langue, entre l’abstrait et le concret, usant d'ellipses, surprenant avec un vocabulaire varié, imagé (« le ahan du ciel »), avec un néologisme (« regringoler »), un verbe employé dans un sens non attesté (« on l’ébroue gentiment »), un intransitif employé transitivement... Et que dire des jeux d’allitérations, comme ces k si cassants dans les premiers chapitres et qui d’abord disent si bien les misères de la foule parisienne, « les écorchures, le nique de l’insomnie, le niaque de la crevure », foule qui « croûte pour dix sous, et crapote au cabaret sa chopine d’eau-de-vie », formée d’une « nuée de décrotteurs », « dans les couloirs écartés, aux murs des baraquements, tout un grouillement de raccrochantes, de boucaneuses », foule assaillie, violemment réprimée par la cavalerie, qui « glisse contre les murs, se rencogne », mais qui aussi prend plaisir à « caillasser les argousins », et qui, à la fin, ne se rencogne plus du tout, et même se décoince furieusement, prise du désire de « tout renverser, tout jeter, sacquer, révoquer, flanquer par terre ! ». Travail sur les sonorités, disais-je : voilà une jeune victime, au patronyme qui dit tout : Petitanfant. Et voilà encore, dans Congo, « le Grand Chodron, Alphonse Chodron de Courcel », et les jumeau Goffinet…


J’ai découvert en Éric Vuillard, non seulement une affinité de regard, de sensibilité, le bonheur d’un excellent styliste, mais, plus encore, un écrivain attentif à la réalité. Et c’est un tel réconfort ! dans un époque où la désincarnation des rapports humains, où le déni environnemental, la dissonance cognitive, la radicalisation, l'idéologie, le sectarisme, la culture du divertissement, de la distraction, nous préparent rien de moins qu'une fin de civilisation.

Ce que nous disent ces récits magnifiques, c'est qu'il faut aimer. Mais qu'il n'y a pas d'amour véritable sans une attention portée à l'autre : « on est lent à voir ce qu’on aime et véritablement l’aimer [...] on ne sait pas assez aimer et pas assez voir ». Et que cette attention, ce regard ému, n'est possible que dans les contingences de la réalité.

L'amour est tout entier lié à la condition tragique de l'existence, mais le plus tragique, c'est de ne pas aimer.

What's left of Big Foot's band Library of Congress, Prints & Photographs Division, John C. H. Grabill Collection
What's left of Big Foot's band
Library of Congress, Prints & Photographs Division, John C. H. Grabill Collection





Références : 

Éric Vuillard, Congo, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2012. Livre numérique.
Éric Vuillard, La Bataille d'Occident, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2012. Livre numérique.
Éric Vuillard, Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2014. Livre numérique.
Éric Vuillard, 14 juillet, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2016. Livre numérique.
Éric Vuillard, L'Ordre du jour, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2017. Livre numérique.

vendredi, décembre 22, 2017

Mon année culturelle 2017

Ça a débuté comme ça, en janvier, avec le père des lettres modernes, Louis Ferdinand Céline. Son deuxième roman, publié en 1936 : Mort à crédit. Lecture nostalgique, qui me ramène au temps des premiers grands émois littéraires. S’y est ajouté La Poétique de Céline, d’Henri Godard, qui qualifie cette langue inouïe d’« oral-populaire », où les propositions subordonnées sont systématiquement éliminées (aposiopèse), où le narrateur multiplie les marques de sa présence, par désir de « provoquer », dans « l’instant », la rencontre avec le lecteur et, ultimement, « manifester son existence ». Et c’est là, dans ce désir impérieux, que j’ai pu mesurer à quel point Céline est actuel, lui qui met « en évidence mieux que quiconque, par la manière dont il le satisfait, le besoin du lecteur moderne de ne plus séparer une histoire de celui qui la raconte ». De fait, à partir des années 1930, la pure fiction romanesque est frappée d’un « soupçon » dont elle ne se remettra pas. Ses personnages cessent d’être perçus comme crédibles. C’est le début d’une ère nouvelle, L’Ère du soupçon. Mais alors que Céline puise dans les événements notoirement reconnus comme autobiographiques la caution de réalité qui lui permet de s’imposer au lecteur, chez Nathalie Sarraute, « la substance vivante » est à chercher d’abord dans l’écrivain lui-même, avant d’être recréée pour ses personnages, saisis au plus près, de l’intérieur, par le moyen de la « sous-conversation ». Qu’est-ce que la sous-conversation ? Une découverte important pour moi, à l'âge de vingt ans. Elle se manifeste par « un foisonnement innombrable de sensations, d'images, de sentiments, de souvenirs, d'impulsions, de petits actes larvés qu'aucun langage intérieur n'exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience, s'assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s'échappe en crépitant de la fente d'un télé-scripteur, le flot ininterrompu des mots » ; elle constitue une « arme quotidienne, insidieuse et très efficace [permettant] d'innombrables petits crimes ». Lisez Le Planétarium, vous comprendrez.


Le deuxième moment fort de mon année 2017 m’a tenu pendant deux mois. Le 5 avril, la chronique d’Alain Farah à l’émission Plus on est de fous, plus on lit attirait mon attention sur Formage, de Nathalie Quintane. Vous dire à quel point ce recueil de poésie en prose m’a déstabilisé... Jamais rien lu de tel. Un absolu ovni littéraire. L’histoire de Roger qui se réveille un matin, et ne sait plus dire qu’un mot : « Orangina »... J'aurais dû relire, et relire encore, mais je suis plutôt fouillé dans Érudit, où j’ai trouvé, tiens, tiens, la thèse de doctorat d’Alain Farah. Quintane travaille contre la poésie – son lyrisme, sa densité – contre les idées reçues. Contre le je envahissant ; aux antipodes de l’autofiction, de l’intimité. Une violence assumée, portée par une « éthique du ratage », une « idiotie » au sens où l'entend Clément Rosset.

Clément Rosset ? C'est la surprise que me réservait la thèse de Farah, à la page 177 : Le Réel. Traité de l’idiotie. Mon mois de mai fut consacré à ce philosophe du réel, que j’ai aimé, en des passages presque jubilatoires, suivre dans ses lectures variées, allant de Tintin aux classiques gréco-latins ! Qu’est-ce que le réel, selon Rosset ? On a reproché à l’auteur de ne jamais définir le sens de ce mot, ce à quoi, dans Le Démon de la tautologie, il répond : « J’appellerai ici réel, comme je l’ai toujours fait au moins implicitement, tout ce qui existe en fonction du principe d’identité qui énonce que A est A ». Rien de vrai ne peut être dit à propos du réel qui ne soit tautologique. Le réel est « singulier », idiot : « La chose est tellement unique, se suffisant à elle-même et se renfermant en elle-même, qu’il lui manque précisément tout autre chose à partir de quoi l’interpréter : elle est cela et rien que cela, là et rien que là ». Le réel est indicible, inconnaissable, il est ce qui est.

Ce qui m'a attiré vers Rosset, c'est son attention portée au réel, contre les formes multiples de ce qu'il appelle l'illusion, et que la psychologie sociale reconnaît sous le terme de dissonance cognitive. Je cherchais une réponse à ce que j'observe tous les jours, cette rupture catastrophique, absolument désespérante, entre ce que les gens savent, voient – réchauffement climatique, destruction des espèces vivantes, de leurs habitats naturels à l'échelle de la planète, destruction de la beauté – et ce qu'ils font... Mais comment atteindre ce réel inconnaissable en étant simplement courageux, intellectuellement honnête ? Il n'est pas même jusqu'au langage qui, par sa plurivocité, ne lui fasse écran ! Je suis sorti de ces lectures moralement affecté. Mais les nombreux passages où l'auteur vibre, et nous avec lui, à la lecture de textes littéraires, vont m'y ramener. En 2018.


L'américanité s'est révélée, depuis quelques années, mon sujet de prédilection. Surtout depuis la lecture de Dalva, de Jim Harrison, en avril 2016. J'y prenais la mesure du désir du Blanc d'appartenir à cette terre d'Amérique dont il est l'usurpateur. Histoire(s) et vérité(s) me confirmait par la suite la profondeur historique de ce désir. Puis, il y a trois mois, Le Mythe américain dans les fictions d'Amérique, de Jean Morency, m'a montré que ce désir d'appartenance, inscrit dans la psyché, hante de nombreux romans d'ici, qu'il s'agisse de Nathaniel Hawthorne, James Fenimore Cooper, André Langevin, Jean-Yves Soucy... Empruntant à l'historien et mythologue Mircea Eliade, Morency définit le mythe américain comme une histoire paradigmatique racontant « comment des hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire dans les temps primordiaux [...] se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec l’Indien, et en revenir finalement transformés ».

L'Indien. Figure centrale de l'américanité. Figure-clé de l'appartenance. Éric Vuillard, dans son magnifique Tristesse de la terre, montre comment l'imaginaire de l'Indien se nourrit du cadavre encore chaud de l'Indien réel, historique. Le Wild West Show de Buffalo Bill Cody, qui aujourd'hui ferait scandale, participe de la même appropriation culturelle, identitaire qui se trouve à l'œuvre dans Dalva. Harrison peut bien se montrer sensible au sort des Sioux, dépossédés, exterminés, son roman n'en utilise pas moins la figure instrumentale de l'Indien à des fins personnelles qui rejoignent le grand désir mythique du Blanc. Piège dans lequel ne tombe pas Vuillard, qui ne laisse jamais la fiction jouer de ses artifices, de ses falsifications. Tristesse de la terre ne perd jamais de vue l'Indien réel, historique.


Tristesse de la terre est d'ailleurs une de mes plus belles découvertes de l'année. Et j'y retrouve le même soupçon à l'égard de la fiction. Soupçon qui pousse Céline vers ce que nous appelons aujourd'hui l'autofiction, et Vuillard vers le « récit ». Faut-il dès lors s'étonner que leurs démarches misent tant sur le rapport au lecteur, sur cet instant éphémère de la rencontre ? Instant éphémère, conscience du temps... À la pensée de la mort, qui ne quitte jamais Céline, répond la quête de Vuillard qui cherche « quelque chose éperdument. Mais quoi ? Peut-être rien. Juste le sentiment du temps qui meurt, des formes qui défaillent ».

Mes lectures en 2017


Références : 
Farah, Alain, (2009), « La Possibilité du choc. Invention littéraire et résistance politique dans les œuvres d'Olivier Cadiot et de Nathalie Quintane » (thèse de doctorat, UQAM, Canada). 
Godard, Henri, La Poétique de Céline, Paris, Gallimard, 2014 (1985), 490 p.
Morency, Jean, Le Mythe américain dans les fictions d'Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulain, Montréal, Nuit blanche éditeur, coll. « Terre américaine », 1994, 259 p.
Quintane, Nathalie, Formage, Paris, P.O.L, 2003, 208 p.
Rosset, Clément, Le Démon de la tautologie, Paris, Minuit, 1997, 96 p.
Rosset, Clément, L'objet singulier, Paris, Minuit, 1979, 112 p.
Rosset, Clément. Le Réel. Traité de l'idiotie. Paris, Minuit, 2004 (1978), 192 p.
Sarraute, Nathalie, L'Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, 160 p.
Vuillard, Éric, Tristesse de la terre, Paris, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2014, 176 p.

samedi, décembre 16, 2017

Une éthique de l'attention

À la nouvelle de la mort de Sitting Bull et du massacre de Wounded Knee, en décembre 1990, Buffalo Bill, alors en tournée en Europe, revient aux États-Unis. Arrivé sur les lieux, voyant « la plaine jonchée de chariots calcinés, avec de toutes parts une nuée de cloportes, de chasseurs de trésors, maraudeurs à la recherche d’objets indiens », il comprend qu'il n'y a pas eu là une bataille. Il récupère la cabane où vécut le chef lakota jusqu'à ce qu'on lui tire à bout portant une balle dans la nuque, et son cheval, afin de les utiliser dans un sketch de son Wild West Show ; il « récupère » de même quelques Lakotas affamés, survivants de Wounded Knee.

Rien n'illustre mieux cette transformation de l'Indien réel, bien vivant, en Indien imaginaire, mort culturellement, quand ce n'est pas physiquement. Le spectacle se nourrit de la mort et de l'oubli. Sur la scène immense du Wild West show qui triomphe alors en France, la « bataille » de Wounded Knee est rejouée, dans une version qui n'a plus rien à voir avec la réalité : les Indiens n'y sont pas affamés, affaiblis et vulnérables, mais de redoutables guerriers qui s'élancent sur les soldats américains en poussant leur cri – le fameux cri sioux inventé par Buffalo Bill : des whoo ! whoo ! stridents, produits en tapotant la bouche avec la paume de la main...

Vuillard cependant ne condamne pas l'immoralité choquante de Buffalo Bill. Puisque Buffalo Bill lui-même n'existe pas, n'est pas un être humain, mais un produit de marketing, une forme éphémère bientôt emportée dans l'oubli. L'être moral William Cody n’a décidé ni de son surnom, ni de son histoire. Il a commencé de mourir le jour où son double mythique est apparu dans un roman, puis sur la scène d'un théâtre. Finalement, Cody accepta de jouer son propre personnage, auquel il a finira par s'identifier. Ainsi s'est-il « perdu dans son éternité », cette éternité de la représentation, lorsqu'il est sur scène, sous le regard des spectateurs, qui le coupe de son passé, de sa réalité, de tout ce qui fonde son humanité. Car la représentation, une fois éteints les projecteurs, se poursuit en dehors de la scène. Désormais il n'y aura plus que Buffalo Bill, livré à l'angoisse, « guetté par le néant ».

Tristesse de la terre
n'est pas un réquisitoire contre la violence colonisatrice, c'est un regard indigné porté sur notre civilisation du spectacle. Buffalo Bill est la quintessence de l'Amérique, son Wild West Show est un reality show. C'est pourquoi il faut d'authentiques Indiens : pour que les spectateurs puissent s'abandonner à l'illusion de réalité. « Le reality show n’est donc pas, comme on le prétend, l’ultime avatar, cruel et possessif, du divertissement de masse. Il en est l’origine ; il propulse les derniers acteurs du drame dans une amnésie sans retour ». Le spectacle, en tant que rapport au monde, se dresse entre nous et l'Histoire, la vérité, la réalité. Vuillard évoque également le Luna Park, avec sa « Venise de bazar », ses faux châteaux forts, de même que l'Exposition universelle de 1893, à Chicago : « Les photos en noir et blanc que nous en avons donnent l’illusion d’une ville extraordinaire, aux palais bordés de statues et de jets d’eau, aux bassins où descendent lentement des escaliers de pierre. Pourtant, tout est faux ».

Ce constat amène une pratique d'écriture caractérisée par le refus de l'illusion mimétique à la base de la fiction littéraire. C'est là ce qui la distingue du roman historique. Refus de décontextualiser l'événement, de l'insérer dans une trame narrative où le « temps des mots, compact ou liquide, impénétrable ou touffu, dense, étiré, granuleux, pétrifie les mouvements, méduse ». Sur la photo ci-dessous, où il serre la main de Sitting Bull, Buffalo Bill apparaît en effet « pétrifié », figé, torse bombé, dans l'éternité de la représentation. Il n'en sortira plus. Personne n'en sort plus. C'est pourquoi Vuillard écrit, plutôt que des romans, des « récits » où la narration ne fait jamais écran à la réalité. Réalité qui est d'abord celle d'une rencontre éphémère, fragile, incertaine, dans le présent du récit, entre l'écrivain et son lecteur. Celui-ci est invité à réfléchir sur des événements historiques, des faits oubliés, parfois anecdotiques, toujours chargés de sens. Des faits minuscules, sur lesquels Vuillard se penche, comme Wilson Bentley photographiant avec une infinie attention des flocons, des gouttes de rosée sur les pattes des sauterelles. « Et pendant que Buffalo Bill, de ville en ville, lève son stetson dix fois, cent fois, dans le ronron des applaudissements, Wilson découvre une infinie variété derrière ce qu’il croyait semblable ». Ce ronron, c'est le ronron du Même, qui ravale toute altérité, toute diversité, et auquel Vuillard oppose l'impératif de l'attention la plus soutenue, car « [o]n ne voit jamais assez », pour découvrir William Cody derrière Buffalo Bill, et derrière la figure stéréotypée de l'Indien, les Indiens, tous uniques comme les flocons. S'il est vrai que « la photographie tue tout ce qu’elle attrape », comme la pensée, comme la représentation, une éthique de l'attention délicate, de la patience, de l'ouverture, peut en prévenir les effets aliénants. Si la neige recouvre d'un linceul d'oubli les corps des Lakotas massacrés à Wounded Knee, elle peut aussi bien révéler à l'observateur persévérant la variété infinie des formes de ses flocons.

Beauté de l'éphémère. Désir de le capter par le regard, la pensée. Vuillard, comme Bentley, semble chercher « quelque chose éperdument. Mais quoi ? Peut-être rien. Juste le sentiment du temps qui meurt, des formes qui défaillent ».

Sitting Bull et Buffalo Bill.
II-83126, Wm. Notman & Son, © Musée McCord

Références : 

Éric Vuillard, Tristesse de la terre, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », Paris, 2014. Livre numérique.
Éric Vuillard, L'Ordre du jour, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », Paris, 2017. Livre numérique.

dimanche, décembre 03, 2017

Mythe américain dans les fictions d'Amérique. Résumé

L'américanité est un thème important des fictions du Québec et des États-Unis. Preuve que, vivant sur le même continent, nous faisons face aux mêmes problèmes, au premier rang desquels figure la lancinante quête d'appartenance de l'homme blanc à ce continent. Dans Histoire(s) et vérité(s), Thomas King, écrivain d’origine cherokee, grecque et allemande, raconte qu'en 1773, lorsque les insurgés de ce qui par la suite serait appelé le Boston Tea Party, prirent d'assaut le Darmouth, ils étaient déguisés en Mohawks. Deux siècles plus tard, le même désir est toujours à l'œuvre dans Dalva, de Jim Harrison, où la lignée des Northridge, dont l'enracinement en sol américain est fragilisé, n'a que pour unique descendant, voie de perpétuation, un métis. C'est d'ailleurs ce roman qui m'a mené à la lecture du Mythe américain dans les fictions d'Amérique, de Jean Morency. 1 Cet essai, à travers l'analyse d'une vingtaine de romans, de treize auteurs, 2 montre que les mêmes éléments mythiques travaillent l'imaginaire littéraire des Américains et des Québécois.

Empruntant à l'historien et mythologue Mircea Eliade, Morency définit le mythe américain comme une histoire paradigmatique racontant « comment des hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire dans les temps primordiaux – in illo tempore, comme dirait l’historien des religions – se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec l’Indien, et en revenir finalement transformés » (p. 12). Élément central, ici : la dynamique transformationnelle. Le mythe a pour fonction de lui donner son impulsion. Au départ, prévaut une situation statique, bloquée, marquée par le conflit entre deux principes s'incarnant dans deux types de personnages -- ou deux volontés à l'intérieur d'un même personnage : le sédentaire -- qui peut être paysan, villageois ou capitaliste urbain -- opposé au nomade ensauvagé, vivant de la chasse, parcourant les vastes espaces de l'Ouest américain ou du Nord québécois. Dans presque toutes les variantes retenues par l'auteur, le nomade apparaît comme une figure sacrificielle : tout en fuyant la vie sédentaire, il permet de la mettre en mouvement, l'arrache à son statisme pour ensuite mourir (comme François Paradis dans Maria Chapdelaine, Natty Bumppo chez James Fenimore Cooper) ou disparaître dans la nature (comme Mathieu Bouchard dans Un Dieu chasseur)

Le nomade ne pourrait toutefois exister, et tenir son rôle transformationnel, sans la figure centrale de l'Indien. Cet Indien, plus qu'un personnage fictif, est « une force émanant de l’esprit des lieux » (p. 202), et permettant aux colons européens de devenir des « Américains ». Mais ce passage d'une identité à une autre dans la première moitié du XIXe siècle ‒ un siècle plus tard au Québec 3 ‒ n'est jamais facile, et surtout, n'est jamais acquis. L'imaginaire doit sans cesse réactiver le mythe afin que soit rétablie l'assise américaine de l'identité du Blanc. C'est ce que montre, en dehors du corpus étudié ici, un roman comme Dalva. Le passage à la nouvelle identité est d'autant moins acquis que le Blanc, mobilisé par l'appel de l'utopie, n'a de cesse de détruire la nature sauvage, s'éloignant du coup de l'Éden, de la pureté fantasmée de l'Amérique originelle et régénératrice, dont l'expérience précisément le différencie de l'Européen. Ainsi s'expliquerait « le caractère de lutte, de déchirement, de division de la conscience, qui semble constitutif de l’expérience de l’homme dans le Nouveau Monde, tant au Québec qu’aux États-Unis » (p. 16-17). Cette division, au Québec, « se trouve exacerbé par le souvenir lancinant de l’Amérique française » (p. 229).

L'expérience imaginaire du Blanc en Amérique, comme nous le voyons, se caractérise par un dualisme très marqué, facilement repérable dans les œuvres. Les images, les symboles, les mythèmes s'organisent selon trois ensembles de structures que Morency, à la suite de Gilbert Durand, définit comme autant d'attitudes « devant la fuite du temps : une attitude de révolte, [ structures héroïques ] où le temps prendra un visage terrifiant que le sujet tentera d’exorciser par des images de purification et de séparation ; une attitude de mystique, [ structures mystiques ] où le sujet cherchera plutôt à emprisonner la fuite du temps dans des espaces intimes et secrets ; une attitude de progrès, [ structures synthétiques ] qui visera à intégrer cette même fuite dans un système cyclique » (p. 24). Ces trois ensembles de structures se regroupent « sous deux grands “ régimes ” de l’imaginaire, l’un qualifié de diurne, marqué par l’antithèse, l’autre de nocturne, caractérisé par l’euphémisme et les figures cycliques » (p. 24)

Le régime diurne privilégie l'individu, la figure masculine du nomade, la nature, les grands espaces ouverts de l'Ouest américain ou du Nord canadien, la pureté de l'éden, la lumière ouranienne, le regard, les éléments verticaux, alors que les structures mystiques du régime nocturne s'exprimeront à travers l'attachement au groupe, la figure du sédentaire, de la femme, la culture (la civilisation), les espaces fermés (le « vallon endormi » chez Washington Irving, le vieux Volkswagen du narrateur de Volkswagen blues), les sensations corporelles (que procurent les couleurs, les textures, la matière)... Le mythe, pour mettre en récit ces éléments conflictuels et refaire l'unité, s'appuie sur les structures synthétiques, repérables dans les œuvres, notamment, dans les schème cyclique du retour vers les origines, de l’éternel recommencement (chez Gabriel Roy), dans les processus d'euphémisation et d'inversion des valeurs, comme celui qui, dans La Lettre écarlate, transforme la forêt, lieu de perversion, en source d’espoir, de liberté, de possibilités infinies ; de même, dans Maria Chapdelaine, à travers le personnage de Laura, mère de Maria, s'exprime à un second degré une pensée qui « lassée de l’éternel combat contre les visages du temps, essaie de gommer les antithèses en les remplaçant par une rêverie axée sur l’euphémisation de la matière, laquelle, de terrifiante (la nature sauvage, la barre sombre de la forêt) devient synonyme de douceur, de paix et de profondeur, par l’intermédiaire des images de la terre, de la chaumière, de l’étable, etc » (p. 122).


Morency n'établit aucune distinction en le mythe américain et le concept d'américanité. Au-delà du désir d'appartenance, du sentiment d'espace, d'une certaine énergie canalisée dans l'usage de clichés, il y a pourtant une très grande différence entre, par exemple, l'américanité chez Dany Laferrière – urbanité, jazz, rapports de pouvoir entre Blancs et Noirs, riches et pauvres, hommes et femmes – et celle qui se dégage des œuvres étudiées ici. Le thème de l'américanité déborde le mythe. Il est par ailleurs décevant de constater que l'auteur n'accorde pas la moindre attention aux fictions d'Amérique latine, sans nous éclairer quant aux raisons méthodologiques de cette exclusion. À l'inverse, le fait d'inclure dans son corpus québécois des romans antérieurs à la Révolution tranquille (Maria Chapdelaine, Menaud maître-draveur, Le Survenant, La Montagne secrète, La Route d'Altamont), n'est pas sans créer un problème de périodisation (voir la note 3). Mais ce choix se comprend, à considérer l'apport de ces romans à la mythanalyse de l'américanité.

Cet essai n'en demeure pas moins convaincant, et très utile en cela qu'il nous fournit les clés donnant accès à une autre lecture, une autre compréhension, plus profonde, des romans d'ici.
__________
1. Morency, Jean. Le Mythe américain dans les fictions d'Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulain. Nuit blanche éditeur, Montréal, 1994, 264 p.
2. Washington Irving, James Fenimore Cooper, Nathaniel Hawthorne, Herman Melville, Louis Hémon, Félix-Antoine Savard, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy, André Langevin, Jean-Yves Soucy, Robert Lalonde, Julien Bigras, Jacques Poulin.
3. Morency lie la résurgence du mythe américain dans la littérature nord-américaine à une « autonomisation culturelle » (p. 10), à l'éveil d'une « conscience nationale » (p. 62) indissociable de la naissance de l’État-nation. Mais, lorsque paraît en 1913 Maria Chapdelaine, les Canadiens français sont conscients depuis longtemps de leur identité propre – même si leur littérature n'est pas encore affranchie de l'ascendant français – mais cette conscience ne prend pas assise sur un État-nation. Il aurait peut-être été moins incohérent de se limiter aux œuvres de la période postérieure à 1960, marquée par une autonomisation culturelle et une affirmation nationaliste.

samedi, septembre 09, 2017

Fête nihiliste

Il  s’est écrit tant d’articles de journaux, de revues, tant de thèses universitaires sur l’œuvre de Réjean Ducharme… Seulement quelques remarques, ici, sur L'Hiver de force1

La question qui ne m’a pas lâché jusqu’à la fin : pourquoi Ducharme a-t-il, pour ainsi dire, séparé son antihéros-narrateur en deux personnages distincts, André et Nicole Ferron, couple fusionnel, frère et sœur, jamais éloignés l'un de l'autre, ayant fait les mêmes études, partageant les mêmes opinions, le même tour d’esprit, les mêmes passe-temps, les mêmes refus, la même volonté nihiliste, le même amour absolu et sans issue possible de La Toune, agissant toujours de concert, suivant la même impulsion du moment, et qui vont évoluer de manière identique d’une relative marginalité jusqu’à l’hiver de force ! Autant le Montréal du tournant des années 1970 paraît réaliste, la société québécoise si vivante dans la pluralité des voix que Ducharme nous fait entendre, autant son couple demeure invraisemblable. Pourquoi ce choix ?

L’attrait  principal de cet incontournable de la littérature québécoise, c’est qu’il convie le lecteur à une véritable fête du langage, ou plutôt : des langages : celui des classes populaires, celui des milieux de la contre-culture, celui des militants politiques, mais aussi des dialogues de films, des extraits de l’encyclopédie Alpha, de La Flore laurentienne… Toute une époque qui reprend vie. Plaisir de retrouver de vieilles expressions, comme des portraits de famille : « c’est sharp, hein ? », (la soupe) « ça se sippe » (p. 42), « on carcule » (p. 73), « police pas de cuisses numéro trente-six » (p. 78)... Fête, aussi, de la créativité langagière, qui est ce à quoi l’écriture de Ducharme est le plus immédiatement associée, et qui est aussi bien un refus de la littérature : « Ki manchent da marde ! » (p. 52), « les deux Zantoutaipourtoux » (p. 54), « fonne noir » (p. 61), « le désassujettissement des troudkus comme nous » (p. 121), « [t]out le monde va voir des films strordinaires puis tout le monde revient stomaké » (p. 139)

Mais si fête il y a, l’esprit n’en est pas purement festif. Le ton est tout à l’ironie, au grincement satirique, au cynisme… L’attitude de nos deux antihéros exprime un refus net, total et sans appel. Refus de l’engagement politique -- à une époque surchauffée par le militantisme syndical, par les tensions entre fédéralistes et indépendantistes, par le débat sur la langue -- refus de l’embourgeoisement, de la société de consommation, refus de la contre-culture ; refus, même, de la littérature, associée au personnage de l’écrivain ; refus du lyrisme, de l’épanchement sentimental, refus de l’auto-apitoiement... Un tel nihilisme ne peut que pousser les Ferron de plus en plus loin dans la marginalité. Ainsi vont-ils progressivement se débarrasser de tous leurs biens, quitter leur appartement miteux, n’emportant avec eux que La Flore laurentienne. Dans une société chaotique, coupée de ses traditions -- sans famille, 2 sans parents -- vide, immature, manquant d’esprit de sérieux, bref, vivant sa « quhébétude », l’œuvre phare du frère Marie-Victorin semble représenter la seule autorité admissible, et son inventaire floristique, le seul ordre possible, ordre d’une nature plus que jamais opposée à la culture.

À un tel vide, la volonté peut d’abord suppléer : « Mais on a compris que les choses dépendent de notre volonté, qu’elles existent parce qu’on le veut bien, parce qu'on choisit à chaque seconde de ne pas les détruire. Elles existent si peu qu'on peut dire que rien n'existe » (p. 162). La volonté, et l’écriture aussi, l’auto-observation : « On va se regarder faire puis je vais tout noter avec ma belle écriture. En tout cas c'est le début de notre vie enregistrée, il va falloir fêter ça » (p. 17). Difficile, ici, de ne pas penser à notre culture du selfie, sous-tendue par le même vide.

Dernier échappatoire : l’amour. Mais pas l’amour charnel, frappé chez Ducharme d’un interdit absolu : l’amour idéal, désintéressé, pur. Il semble que l’objet de ce sentiment inconditionnel n’ait pas à présenter de qualités humaines particulières, mais, comme la Toune, décrite par les Ferron comme leur « élan transcendantal vers le bas » (p. 111), doive simplement offrir par sa beauté corporelle une image de la pureté fantasmée.

Pourquoi Nicole et André, plutôt qu’un seul personnage principal ? Eh bien, la réponse est peut-être là, dans la relation fusionnelle de ce couple en dérive, seul noyau de stabilité, alors que la volonté, l’écriture et l’amour les mènent à l’impasse. La société demeure sans échappatoire possible, et accule fatalement à « l’hiver de force (comme la camisole) » (p. 273)
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1. Ducharme, Réjean. L'Hiver de force. Gallimard, Paris, 1973, 273 p.
2. « Les gens ont tellement gardé leur amour pour le dépenser en famille, comme la paie, puis c'est tellement débandant la famille, que l'amour sert plus, qu'il moisit, qu'il sent mauvais, qu'ils le jettent » (p. 235-236)

vendredi, juin 02, 2017

Une parodie d'essai

Le titre suggère un livre pratique : Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? 1 Mais les conseils prodigués ici ne seront d'aucune utilité. Aussi le lecteur évitera-t-il de prendre cet ouvrage trop au sérieux, et en appréciera-t-il le caractère iconoclaste, provocateur, l'ironie qui se donne des airs de cynisme, et la réflexion sur l'acte de lecture qui y est proposée.

Étonnant, dans un ouvrage consacré à la lecture, de ne pas trouver les mots plaisir, ouverture... Selon Pierre Bayard, lire un livre, c'est ne pas lire tous les autres, ce qui n'est certainement pas une marque d'intérêt. Le mieux, c'est d'en parcourir le plus grand nombre, de privilégier la quantité, le volume. Parcourir un livre, s'en faire une idée, en parler avec les autres, se créer son « livre intérieur » (p. 81), imaginaire, auquel le livre réel ne plus sert que de « prétexte » (p. 82). Bayard est d'ailleurs cohérent avec son propos, puisque chaque chapitre de son ouvrage s'accompagne d'un intertitre descriptif, dans la tradition du roman parodique et populaire, apparue au XIIIe siècle 2 : « Où le lecteur verra... » (chapitre premier), « Où l'on voit, avec Valéry... » (deuxième chapitre) (qu'on pense aussi à Candide, le célèbre roman de Voltaire, parodique et satirique). Ainsi, il est facile de se faire rapidement une idée du propos sans lire tout le livre. Dans le même esprit ludique, Bayard, jouant la franchise, pour chaque œuvre mentionnée, précise aussi s'il l'a parcourue, en a seulement entendu parlé, ou si elle lui est inconnue, et ce, même dans le cas d'œuvres qui n'existent pas, comme Le Cavalier solitaire de Santa-Fé, roman écrit par un personnage du film Le Troisième homme ! Bayard va jusqu'à attribuer à ces livres non lus une note appréciative !

Mais pourquoi s'étonner ? S'il n'y pas de honte, comme le réitère l'auteur, à parler avec assurance de livres non lus, c'est peut-être qu'il n'y a pas de différence entre ceux-ci et ceux-là, les lus. La lecture, dans ce court essai, se voit pour ainsi dire nier toute réalité, puisqu'inhibée d'emblée par deux vices cognitifs rédhibitoires. D'abord, la défaillance d'une mémoire qui oublie presque tout de ce qui est lu, à mesure qu'il est lu ; ensuite, la prévalence d'un « ensemble de représentations mythiques, collectives ou individuelles, qui s’interposent entre le lecteur et tout nouvel écrit, et qui en façonnent la lecture à son insu » (p. 81). Ainsi la lecture se révèle « délecture » (p. 61) et les représentations superposent au livre réel un livre imaginaire, appelé « livre-écran » (p. 85) : « Nous ne gardons pas en notre mémoire des livres homogènes, mais des fragments arrachés à des lectures partielles, souvent mêlés les uns aux autres, et de surcroît remaniés par nos fantasmes personnels : des bribes de livres falsifiées, analogues aux souvenirs-écrans dont parle Freud, qui ont surtout pour fonction d’en dissimuler d’autres » (p. 61)

La déconstruction des idées reçues sur la lecture amène Pierre Bayard à y voir un acte de création, dont le but « est de parler de soi et non des livres, ou de parler de soi à travers les livres » (p. 154). Le « livre-écran » est aussi un livre-miroir, où le lecteur devient l'auteur au second degré du livre qu'il a « lu » ; cet acte de non-lecture permet l'expression de soi, la « découverte de soi » (p. 155). Là est, à mon avis, le but et l'intérêt de cet ouvrage. Non pas de proposer une théorie de la lecture, 3 mais de refléter le narcissisme de notre époque, sa profonde névrose, où la « culture – et l’image que nous tentons d’en donner – est une protection qui nous dissimule aux autres et à nous-même » (p. 112-113). « En parlant des livres, c’est donc bien plus que des éléments étrangers de la culture que nous échangeons, ce sont des parties de nous-même qui nous servent, dans les situations angoissantes de menace narcissique, à assurer notre cohérence intérieure » (p. 119).

Ce n'est pas l'esprit de sérieux qui prédomine ici, mais le jeu parodique (parodie d'essai), la satire, façon David Lodge, dont le roman Un bien petit monde fait d'ailleurs l'objet d'un chapitre. Mais l'ironie est si légère, l'ambiguïté si bien maintenue, qu'un lecteur pressé, qui ne fait que parcourir les chapitres comme y invite l'auteur, n'y verra que cynisme et provocation, ou pire : de réels conseils pratiques. Derrière le propos de façade, un second propos, qui contredit le premier.
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1. Bayard, Pierre. Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? [Fichier ePub], Éditions de Minuit, Paris, 2011 (2007), 153 p.
2. Genette, Gérard. Seuils. [Fichier ePub], Éditions du Seuil, Paris, 1987, p. 322.
3. Les concepts élaborés dans le cadre de cette théorie (« bibliothèque intérieure», « bibliothèque collective », « bibliothèque virtuelle », « livre intérieur », « livre collectif », etc.) sont d'ailleurs dénués d'intérêt

jeudi, mai 04, 2017

Le Démon de la tautologie. Résumé

Dans ce bref essai, 1 Clément Rosset répond à deux objections qui lui ont souvent été faites. Je ne m’attarde, dans le présent résumé, qu’à la première, selon laquelle l’auteur ne se met « guère en peine de définir le sens précis [qu’il] prête à ce mot de réel » (p. 7).

Sa réponse nous est donnée dès la première ligne : « J’appellerai ici réel, comme je l’ai toujours fait au moins implicitement, tout ce qui existe en fonction du principe d’identité qui énonce que A est A » (p. 11). Une telle définition ne répond pas à la question la plus évidente, qui est de savoir si le réel est perceptible par les sens ? Oui, mais d'une certaine manière seulement, dans certaines circonstances particulières dont, tout au long de son œuvre, Rosset nous offre plusieurs exemples. Et les mots, alors ? Ceux-ci sont extérieurs au réel, à moins d'imaginer un langage parfaitement univoque, où, par exemple, le mot cheval désignerait tel cheval en particulier, à l'exclusion de tous les autres. Mais nous savons qu'un tel langage n'existe pas. Le langage est polysémique, chargé de connotations et, par là, il fait écran au réel, qui demeure, sauf exceptions, imperceptible dans sa singularité. Tout ce que nous pouvons dire du réel, c'est qu'il est le réel. Le système propositionnel ainsi basé sur la tautologie est-il condamné à ne répéter que cette seule et même vérité purement logique ?

Comment sortir de cette impasse ? Comment tenir un discours qui échappe à la représentation, à ce que, dans un essai antérieur, Rosset appelle la « grandiloquence » 2 ?

Lecteur du Tractatus logico-philosophicus, Rosset reconnaît, avec Wittgenstein, trois caractères de la tautologie : 1. elle « constitue une proposition creuse et vide, et à la limite ne constitue pas même une proposition » (p. 13) ; 2. elle offre « un modèle de vérité tel qu’à la limite on pourrait dire que toute autre forme de proposition est non seulement moins vraie, mais encore est fausse » (p. 14) ; 3. « la tautologie n’a aucun pouvoir descriptif, parce que la vérité logique qui veut qu’une chose soit nécessairement égale à elle-même ne renseigne en rien sur la nature de chacune des choses existantes » (p. 18). Si Rosset reconnaît la justesse du raisonnement de Wittgenstein, il va tout de même s'éloigner de sa conception de la tautologie, notamment sur les points 1 et 3, et réhabiliter cette derrière, dans une démarche qui procède en deux volets. D'une part, il la différencie de la lapalissade et des « pseudo-tautologies » telles que pléonasme, truisme, pétition de principe, toutes figures logeant à l'enseigne du comique, du risible, « qui essaient de dire à la fois le même et l’autre » (p. 36), soit que « A = A » (p. 33), substituant ainsi au principe d'identité une relation d'égalité entre deux termes, dont l'un est nécessairement le double de l'autre.

D'autre part, contre les points 1 et 3, se tournant vers Parménide, Rosset en vient « à se demander dans quelle mesure une vérité logique peut ou pourrait exprimer aussi une vérité ontologique ou existentielle » (p. 19). Cette interrogation l’amène à un parallèle entre tautologie et métaphore, figure qui, « si elle ne consiste pas stricto sensu à recréer le réel, en impose du moins une redécouverte par la re-création des moyens qui l’expriment habituellement. Elle ne fait pas surgir un monde neuf, mais un monde remis à neuf ». (p. 44) « Mais que penser alors de la tautologie elle-même ? N’est-elle pas capable de dire richement, comme la métaphore, tout en disant directement, contrairement à la métaphore ? » (p. 47) La réponse, qui aurait gagné à être plus amplement développée, est évidemment oui : « [S]eule l’énonciation tautologique, qui semble n’en être qu’une répétition pauvre, rend justice au réel sur ce point crucial non de son unité mais de son unicité. Que A soit A implique en effet que « A n’est autre que A ». C’est en cette mince précision supplémentaire que me semble résider la principale richesse de la tautologie, et c’est à partir d’elle que celle-ci peut faire école ». (p. 48) Identité et unicité du réel relèvent, certes, de l’évidence, mais l’évidence est bien souvent ce qu’il y a de plus difficile à penser ; là se cache la « profondeur tautologique ». (p. 51)

Il est donc possible de tenir sur le réel un discours qui échappe à l'écueil de la représentation. Ce discours, qui n'évacue pas le réel, ni ne lui est extérieur, doit être « d’inspiration tautologique » (p. 51). « À partir de la tautologie, les possibilités  d’énonciation, de conceptualisation, d’argumentation et de contre-argumentation existent à l’infini ; et ce sont naturellement elles, et non le simple « argument tautologique » qui n’argue en fait de rien, qui constituent l’étoffe d’une pensée et d’une philosophie ». (p. 49)

Philosophe du réel, Rosset nous livre ici une réflexion, laquelle, pour être courte, n'en est pas moins stimulante. Elle nous est servie, en outre, par une écriture qui ne manque pas d'élégance, où le plaisir -- contagieux -- de l'auteur n'est jamais aussi manifeste que dans les développements qui enchaînent les exemples à l'appui de son argumentation. Plaisir de mêler les Dupont et Dupond, la boxe, à la réflexion philosophique, d’ouvrir à la culture populaire, sans pour autant négliger ses sources privilégiées : philosophiques, gréco-latines... Certaines formules m’ont frappé : « Or rien n’est si « rapide », si je puis dire, que le réel » ; (p. 52) « Et rien n’est non plus si proche : il est la proximité même ». (p. 52) De même lorsqu’il évoque le « plein de la parole tautologique ». (p. 36)
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1. Rosset, Clément. Le Démon de la tautologie. Suivi de Cinq petites pièces morales. [Fichier ePub], Éditions de Minuit, Paris, 2015, 84 p.
2. Rosset, Clément. Le Réel. Traité de l'idiotie. Éditions de Minuit, Paris, 1977/2004, p. 99.

lundi, mars 27, 2017

Les sirènes autobiographiques

Un récent article du Devoir faisait état d’une « effervescence » de la « littérature de l’intime ». Qu’est-ce que cette littérature-là ? Difficile de répondre clairement à cette question, puisque les œuvres qui s'en réclament s'inscrivent en fait dans un genre éminemment problématique, l'autofiction, centrée sur la personne de l’auteur, dont elles constitueraient en quelque sorte une version hard. Du moins, c’est ce que suggère l’article : « texte cru », « langue âpre »… Le critique mentionne pour exemple Prague, de Maude Veilleux, Déterrer les os, de Fanie Demeule, Queues, de Nicholas Giguère et, évidemment, l’excellent Putain, de Nelly Arcan.

Alors qu'est-ce que l'autofiction ? Après avoir lu deux ouvrages sur le sujet, j'en suis au même point. Aucune définition du genre ne fait consensus chez les théoriciens de la littérature, aucune n'échappe à la contradiction. Et pour cause. Apparu en 1977 sur la quatrième de couverture de Fils, de Serge Doubrovsky, le terme autofiction a envahi le champ littéraire, s’appropriant des œuvres qui autrement auraient été perçues comme des autobiographies, des romans autobiographiques, voire des romans, point ; ce faisant, il perdait son efficacité descriptive. Aujourd'hui, il fonctionne comme un label, comme l’autocollant « Intel Inside » sur mon ordinateur. Le label « autofiction » me certifie… euh… quoi au fait ? Que les faits rapportés sont authentiques, réellement vécus, bien qu’insérés dans une trame fictive ? Tous les faits ? Et comment m'en assurer ? L'autofiction, dans sa prétention à l'authenticité, ne peut offrir que le vraisemblable, lequel demeure régi par des conventions, par des connaissances variant d'un lecteur à l'autre... Le fameux « pacte autobiographique » de Philippe Lejeune est un écran de fumée, comme ce « contrat » que personne ne lit avant d'installer un logiciel.

Je pense à un précurseur comme Louis Ferdinand Céline, dont toute l’oeuvre, l’extraordinaire travail sur la langue, va progressivement, de manière de plus en plus affirmée, placer le lecteur dans une situation simulant un rapport direct avec lui. Certains faits de la vie de Céline étaient bien connus du public dans les années 1940 et 1950, et lui apportaient le sceau d’authenticité indispensable à sa stratégie d’écriture.

À la base, une évidence demeurera toujours : l’autofiction, c’est encore de la fiction ; le récit de l’intime, c’est encore du récit. D'ailleurs, Céline lui-même tenait à la mention « roman » sur ses œuvres. Là où il y a littérature, il n’y a pas de réalité, du moins de cette réalité réduite aux faits vécus. Ce dont témoigne le label « autofiction », c’est d’un double désir : celui du lecteur-voyeur d’entrer dans l’intimité de l’auteur, et celui de l’auteur de « manifester son existence », pour prendre les mots d’Henri Godard. Si ces deux désirs s’accordent bien, la rencontre à laquelle ils donnent lieu n’en est pas moins illusoire. Qu’Isabelle Fortier, alias Nelly Arcand, se soit prostituée, et tout ce qu’elle a, ou n'a pas vécu en tant que prostituée, ne concerne pas le lecteur de Putain. Le lecteur a devant lui une transposition, une représentation de la réalité. Le narrateur n’est jamais l’auteur, même lorsqu’il en porte le nom.

Oui, je m’énerve un peu. Parce que les critiques littéraires sont les premiers à succomber aux sirènes autobiographiques, comme si l’oeuvre littéraire ne pouvait trouver sa valeur en elle-même. Il suffit de penser à l’enquête agressive menée par un journaliste pour découvrir le nom de la personne qui se cache sous le pseudonyme d’Elena Ferrante. Et, ici, au Québec, combien de dizaines d’articles sur la véritable identité de Réjean Ducharme ? Quand je pense qu’en 1968, Roland Barthes annonçait la « mort de l’auteur » ! Voici comment est présenté le roman Prague : « Un acte de courage kamikaze, un aveugle sacrifice de soi sur l’autel de la littérature, une troublante autofiction ». Marie-Louise Arsenault, excellente animatrice par ailleurs, est une véritable catastrophe à cet égard, au point qu’Yves Pelletier, venu présenter sa BD en 2014, a dû la remettre poliment à sa place.

Et pourtant l’auteur est dans l’oeuvre. Partout. Mais pas dans l’anecdote autobiographique, le plus souvent invérifiable. Il est dans le travail sur la langue, dans les thèmes, le propos, le style, dans l’intentionnalité qui porte le récit. C’est là que l'anecdote trouve son sens, et nulle part ailleurs.


jeudi, février 23, 2017

Un parfum de fin du monde

Onfray m’intriguait. La rumeur en fait un conservateur réactionnaire, à la limite de l’islamophobie. Exemple : le très mauvais compte rendu de Nathalie Collard, bonne critique littéraire par ailleurs, lorsqu’elle se donne la peine de lire le livre. Onfray, lui, dans une entrevue, s’est dit anarchiste de gauche... Ce que montre Décadence ¹, c’est une posture plus complexe.

Les poncifs islamophobes tels que l’envahissement par l’immigration, par la natalité ², de même que l’adhésion entière à la thèse du choc des civilisations, l’opposition à la mondialisation, et même un certain antiparisianisme, semblent placer le philosophe dans la cour du Front national. Mais Onfray n’est pas un réactionnaire, un « pessimiste », c’est-à-dire une personne qui « veut améliorer le présent avec le [...] passé ». Il est un déterministe. Les cycles de la vie, qu’il s’agisse de la vie des hommes, des civilisations ou des étoiles, obéissent à une « force aveugle », selon « un plan ignoré qui n’est pas divin mais cosmique ». Force aveugle, force de destruction, c’est-à-dire d’« entropie », à laquelle s’oppose une « néguentropie ». Lorsque la néguentropie n’y suffit plus, la mort est proche. La vie se définit ainsi comme « l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Ces cycles échappent à tout contrôle humain ; les grands personnages qui ont fait l’Histoire ne sont que des « formes aléatoires », des « prête-noms » de la force cosmique.

Je passe sur les questions que soulèvent pareille conception de l’histoire, pour noter qu’Onfray se donne pour projet de retracer l’effet de cette force dans le déclin de la civilisation judéo-chrétienne. Son parcours, qui passe par la patristique, la scolastique, l’idéalisme allemand, la philosophie des Lumières, jusqu’au structuralisme de années 1960, est passionnant. Les grands étapes sont autant de moments de nihilisme marqués par le « ressentiment » : Révolution française à partir de 1792, révolution bolchevique, les deux guerres mondiales et... Mai 68... le structuralisme… Pour l’observateur qu’est Onfray, il est inutile de s’opposer à l’Islam, appelé à succéder au christianisme. Les musulmans ont pour eux la  « ferveur », « nous avons le nihilisme » ; « [l]e bateau coule ; il nous reste à sombrer avec élégance ». Ce n’est certainement pas là le programme politique de Marine Le Pen !

Onfray, donc, n’est pas un pessimiste réactionnaire. Il se perçoit lui-même comme un « tragique », c’est-à-dire un être qui « s’efforce autant que faire se peut de voir le réel tel qu’il est ». Ce qui implique d’être attentif aux faits, au contraire des philosophes scolastiques, des idéalistes allemands (Kant, Hegel), au contraire aussi d’un Rousseau qui, dans son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, annonce : « Commençons donc par écarter tous les faits ». Les textes de ces auteurs, par leur décrochage du réel, sont associés à des moments de violence nihiliste ; Onfray a pour eux des mots sévères. Ce qui ne l’empêche pas lui-même de prendre quelque liberté par rapport aux faits. Comment ignorer, par exemple, que le christianisme européen n’est pas TOUT le christianisme ? Qu’aux États-Unis, la ferveur religieuse demeure très prégnante, tout comme en Afrique, qu’elle y est une force avec laquelle il faut compter ? Olivier Roy, dans La Sainte ignorance, montre que la religiosité se transforme : elle se déculture, se déterritorialise, se mondialise et s’individualise, un mouvement qui profite aux diverses confessions chrétiennes, notamment le pentecôtisme qui connaît un essor fulgurant.

Le sentiment du tragique qui habite Onfray ne peut s’accommoder de ces faits. Son tragique est non seulement déterministe, mais il semble aussi défaitiste, et, en cela, il est bien français. Le musulman demeure l’Autre irréductible, et cet Autre a vaincu. Le choc des civilisations, manifeste depuis le temps des croisades, tourne à l'avantage de la civilisation islamique. Ce constat, s’il n’est pas celui du Front national, met la table au discours du ressentiment utilisé par l’extrême droite, et que l’auteur, précisément, associe aux plus grandes violences de l’Histoire.

Derrière le tragique d’Onfray se profile aussi des motifs personnels, dont il ne s’est d’ailleurs pas caché, lorsque questionné à ce sujet à l’émission On n’est pas couché. Pour lui, la « biographie [...] est la clé de toutes les théories », ou, dit autrement, et reprenant Nietzsch, « toute philosophie [est] la production d’une autobiographie ».

Mais le tragique a peut-être une source plus diffuse, d’autant plus agissante qu’elle semble refoulée. Il est remarquable qu’une analyse qui observe les évolutions sur la longue durée, très attentive à la pulsion autodestructrice, nihiliste, qui pousse toute une civilisation vers sa fin, ne consacre pas une seule ligne au réchauffement climatique, à la destruction de l’écosystème planétaire, et au déni dont ces deux menaces sont l'objet. « Le bateau coule ; il nous reste à sombrer avec élégance »… Il se dégage de cet essai stimulant, écrit pour un large public, un parfum de fin du monde qui n’est pas sans rappeler La Route, de Cormac McCarthy, et La faim blanche, d’Aki Ollikainen.
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¹ Onfray, Michel, Décadence, Paris, Flammarion, 2017. Livre numérique.
² « Or la chose est simple : si les Européens judéo-chrétiens ne font plus d’enfants, les nouveaux Européens arrivés avec l’immigration produite par les guerres occidentales en provenance de pays massivement détruits par l’Occident, modifient la configuration spirituelle, intellectuelle et religieuse de l’Europe ».

dimanche, février 05, 2017

La Langue rapaillée

Il y aura, pour moi, un avant, et un après La Langue rapaillée. Ce que j’aime de ce court essai de la linguiste Anne-Marie Beaudoin-Bégin, c’est qu’il s’attaque à ce qui menace le plus le français parlé au Québec : son statut, les préjugés dont il est l’objet, voire le mépris. Je pense, ici, à la remarque d’Eugénie Bouchard, il y a quelques années, ou celle de Thierry Ardisson, sur le plateau de Tout le monde en parle. Beaudoin-Bégin remonte plus loin, au frère Untel, pour qui le joual, c’est-à-dire le français québécois familier, est « une langue désossée », « un cas de notre inexistence ». L’auteure cite aussi cette blague qui circule encore sur Facebook, où, sur trois colonnes, des mots anglais sont comparés à leurs équivalents en français soigné, puis en « Québécois » familier : « right here », « ici même », « drette là »... Mais, aussi bien, le mépris se voit chez ceux qui trouve le français d’ici « pittoresque », « cute »…

Cette situation a des causes historiques, mais s’explique aussi par la prépondérance d’une certaine idée de la langue française, qui serait si « belle, esthétique, grande, prestigieuse ». Pour déconstruire ce mythe, Beaudoin-Bégin rappelle d’abord quelques évidences : toutes les langues évoluent, elles sont vivantes, hors de tout essentialisme, et toutes possèdent deux registres : le registre soigné, ou soutenu, et le registre familier, dont aucun n’est supérieur à l’autre, chacun ayant sa valeur, son utilité. Le problème, c’est que les puristes comme Guy Bertrand, premier conseiller linguistique de Radio-Canada, appliquent au registre familier, celui de la langue parlée au quotidien, en situation informelle, les règles plus strictes du registre soigné, réservé aux situations « formelles ». Or, le registre familier se définit par sa liberté, le fait, précisément, que chacun peut utiliser la langue comme il veut, employer l'épenthèse, modifier des mots, en utiliser certains plutôt que d’autres, comme des anglicismes, des archaïsmes : « Lorsque les puristes viennent affirmer que tel ou tel mot est acceptable en registre familier, ils sortent de leur juridiction. Personne, sauf les locuteurs, ne peut gérer le registre familier ». Une seule contrainte : être compris de son interlocuteur.

Beaudoin-Bégin se montre particulièrement convaincante lorsqu’elle met en lumière, à partir de plusieurs exemples, l’incohérence des puristes dans leur critique des anglicismes, et le peu de valeur de leurs arguments, qu’ils tentent d’appuyer sur l’étymologie, sur la logique, alors que la langue est truffée d’illogismes. Si certaines formes ne sont pas acceptées, inutile de chercher « des explications plus approfondies que le fait que ces formes ne sont pas acceptées ». Point. « La norme prescriptive est un ensemble de règles auxquelles la société accorde une valeur ».

Si sa critique des puristes, aussi appelés « prescriptifs », est si sévère, c’est qu’ils « ont bel et bien réussi à profondément inculquer dans l’imaginaire linguistique des Québécois l’idée que la plupart des formes caractéristiques à cette communauté linguistique sont les symptômes de l’étiolement de la langue » (p. 108).

Cet essai réhabilite le français québécois, non pas comme langue distincte, comme le suggère le terme « joual », mais en tant que variation du français. Une variation parmi les autres variations, ni dégradée, ni étiolée. Car, en matière de langue, il ne peut y avoir rien d’autre que cela : des variations. Et aucune n’est supérieure à l’autre, pas même la variation française, élevée au statut de norme de référence au Québec depuis le rapport Durham, au XIXe siècle. Toutes ont leur registre soigné et leur familier, toutes sont composées de mots anciens et modernes, toutes évoluent, toutes expriment une identité. Les mépriser, c’est mépriser les gens qui en font usage.

 

Anne-Marie Beaudoin-Bégin,  La Langue rapaillée, Montréal, Somme toute, 2015, 120 p. Édition numérique.