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mardi, juin 23, 2015

Faire quelque chose de ce qu'on a fait de soi

Alors qu'il a beaucoup été question ces derniers temps des pensionnats autochtones, il m'a pris envie de lire Champion et Ooneemeetoo, 1 de Tomson Highway, un très bon roman, peut-être même un grand roman.

Champion et son jeune frère, Ooneemeetoo, deux Cris de la réserve d'Eemanapiteepitat, à 800 milles au nord de Winnipeg, au Manitoba, vont connaître le destin tragique des 150 000 enfants amérindiens victimes du système des pensionnats. La violence sexuelle, la honte de soi, la perte des repères, et leurs conséquences répercutées à l'échelle d'une vie... Highway, s'inspirant de sa propre vie, ne nous épargne rien de ce sombre épisode de l'histoire canadienne. Le contact avec les Blancs produit des effets délétères, comme en témoignent aussi le sort des prostituées cries à Winnipeg, et l'évolution de « l'Eemanapiteepitat nouveau et dynamique » (p. 98) où, suite à l'arrivée d'une compagnie minière, les maisons en rondins de pins seront remplacées par des constructions en contreplaqué, et où l'alcool fera des ravages.

Mais Highway ne s'appesantit jamais sur cette dimension politique. Ici, nul pathos, nul réquisitoire. Son récit emporte toute souffrance dans un monde imprégné de ce réalisme magique associé à Garcia Marquez, mais aussi présent plus au nord, chez un d'Éric Dupont et sa Fiancée américaine. Il s'agirait, en fait, d'un trait culturel propre aux Amérindiens, portés à amplifier toute histoire, dont Highway s'inspire afin d'amener son récit plus loin, jusqu'aux « mythes ». (p. 41) Récit où le concret participe de la même réalité que le rêve, l'imaginaire, les légendes léguées par la tradition crie, la mythologie catholique... Le monde sensible s'en trouve agrandi, et se présente comme un espace infini, signifiant et imprégnée d'une profonde spiritualité.

L'exemple de la « Reine blanche » montre bien cette prégnance du fait spirituel. Sa présence traverse tout le récit. Au départ, il ne s'agit que de la Reine du carnaval de l'année 1951, mais au moment où elle embrasse Abraham Okimasis en lui remettant la coupe de champion du monde des courses en traîneau à chiens, celui-ci, qui vient de l'apercevoir, est déjà en situation de « mythification » :
« Le chasseur de caribou crut distinguer une couronne, façonnée de la même fourrure blanche, qui flottait au-dessus de la cape. Et la couronne clignotait et éclatait comme une constellation. » (p. 20)
« Lorsque Abraham reprit ses esprits — c’est du moins ce qu’il raconta des années plus tard à ses deux plus jeunes fils —, il vit la déesse monter jusqu’au ciel où elle se mit à flotter dans le crépuscule rose et mauve qui se transforma en l’immense noirceur de la nuit. Elle s’intégra au ciel nordique. Elle devint une pulsation nébuleuse, les sept étoiles de la Grande Ourse ornementant sa couronne. » (p. 21)
À la fin du récit, le fils d'Abraham, Oonoomeetoo, prend en quelque sorte le relais, en affirmant que « le Trickster représente Dieu sous les traits d’une femme, d’une déesse en fourrure. Comme sur la photo [de son père embrassé par la Reine du carnaval]. » (p. 254)

Et c'est peut-être ce sens du magique qui permettra aux deux fils Okimasis de traverser l'épreuve du pensionnat du lac Birch. Leur identité crie ne sera jamais totalement perdue, elle se réaffirmera à travers l'art des Blancs, dont Highway célèbre aussi la valeur, comme étant ce qu'il y a de plus près de la spiritualité amérindienne, par opposition au catholicisme des années 1950, basé sur le châtiment et la peur. Car, si les frères oblats inoculent la honte de soi, le poison de l'aliénation, sans même le savoir ils donnent aussi accès à ce qui s'avérera le seul contrepoison possible : l'art. Champion, Jeremiah de son nom catholique, après le pensionnat poursuivra sa formation et deviendra un excellent pianiste ; et Ooneemeetoo, devenu Gabriel, connaîtra une carrière de danseur. À la fin, réconciliés, les deux frères uniront leurs talents pour créer un spectacle qui sera à la fois une catharsis et une réconciliation avec la culture crie ; une libération.

Tomson ne s'en tient pas, heureusement, au seul procédé du réalisme magique. Son écriture, très libre, exploite tous les registres : des envolées les plus poétiques, en symbiose avec la nature, jusqu'au langage le plus cru, habituel chez les Cris et qui n'est pas sans rappeler l'oeuvre de Michel Tremblay :
« Maudite marde en bouteille, jura-t-elle, si j’ai ce tabarnak de trois une autre fois, je vous jette tous dehors, ma gang de cochons » (p. 246)
Et que dire des noms des personnages : Jane Kaka McCrae, « la femme la plus débraillée d’Eemanapiteepitat » (p. 24) et son fils Grosse Bite ; Marguerite à l’œil noir Magipom et son affreux mari, Poupée joviale ; Petit Goéland Ovaire...

Ces différents registres donnent du rythme au récit, composé de quarante-neuf courts chapitres, chacun d'eux regroupant différentes scènes, en différents lieux.

Un récit exigeant pour le lecteur, déstabilisant par moments, porté par un souffle de résilience individuelle et de résistance collective, avec une finale éblouissante, toute en ouverture, en espoir.

Un mot, pour terminer, sur l'excellente traduction de Robert Dickson. Un franco-ontarien, tout comme Daniel Poliquin, le traducteur de Thomas King.
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1. Tomson Highway, Champion et Ooneemeetoo, éd. Prise de parole, Sudbury, 2004, 265 p.