Rechercher dans ma chambre

vendredi, janvier 27, 2012

Identités


Quand on ignore beaucoup, on apprend à peu de choses. Aussitôt que j’entame un livre (autrefois je les ouvrais), je suis pris d’un double vertige : celui de mon abyssale ignorance, et celui des horizons tout à coup ouverts par ce que je découvre à chaque page. J’exagère à peine : mon pouls s’accélère, mon esprit se met sous tension, après quelques minutes il m’arrive même de haleter, surtout en lisant du Laferrière, comme ce J’écris comme je vis.

Avant de me mettre à le lire, je voyais Laferrière comme un intellectuel, un érudit ayant construit un pensée systémique à la Kundéra. Tu parles ! Ce type, c’est d’abord un voyeur, un jouisseur. Tout voir, tout vivre. L’esprit, l’intelligence, la culture tant que vous voudrez, oui, mais d’abord occupons-nous du corps. C’est ainsi qu’il vous assaille, avec l’énergie, l’incroyable énergie et le rythme de ses mots. Après seulement, le sens. Mais pas du tout dans une ambition systémique. Plutôt le sens dans tous les sens. Au point où vous ne savez plus où donner de la tête, ne savez plus où vous êtes. Lorsque cela vous arrive, dites-vous alors que vous êtes dans le monde de Laferrière, là où tout bouge. Ou plutôt -- c’est maintenant seulement que je prends toute la mesure de cette nuance -- c’est son monde qui entre en vous avec force. Un coup de force, un cou d’éclat, un coup d’État ! Mais où en étais-je ?... Ah oui, mon ignorance. Elle n’est pas si lourde. Avec les années, et un peu de curiosité, on finit tout de même par apprendre quelques trucs. Par exemple, deux de mes préposées m’ont déjà raconté qu’un jour, un Noir de Brooklyn les a expulsées de sa voiture, choqué qu’il était par le fait qu'elles se considèrent comme haïtiennes et non comme africaines. Cette étrange susceptibilité m’a été plus tard confirmée par ma préposée guinéenne : pour elle, tout Noir est Africain, point. Oui, lui ai-je répondu, mais si Micheal Jackson est Africain, alors moi, je suis Européen, comme George W. Bush ! J’ai vite compris qu’il était inutile de discuter. Que son idée n’était pas le fruit d’un raisonnement libre, mais qu’elle exprimait une émotion profondément enracinée dans un substrat culturel qui ne m’est pas familier. Pour qu’un Africain existe, il faut apparemment que l’Haïtien n’existe pas. Une telle fragilité rappelle que les identités sont des constructions imaginaires, culturelles et, jusqu’à un certain point, factices, donc vulnérables.

J’avais oublié cette histoire quand je suis tombé sur ce passage de J'écris comme je vis :
La plupart des Américains noirs sont tournés mentalement vers l’Afrique, alors que nous, en Haïti, on a déjà fait ce voyage identitaire, on a déjà donné dans ce fantasme, et cela a accouché de la dictature de Duvalier au bout du compte. [...] Le mythe d’une Afrique parfaite allait prendre place. Pour faire face à l’esprit français. Il fallait la toute-puissance culturelle africaine pour contrer l’hégémonie culturelle française en Haïti. Comme on le voit, tout était comme faussé au départ. Une montagne d’artifices. Et tout cela nous a conduits dans la dérive duvaliérienne. C’est peut-être une autre raison de ma réticence à la créolité. Haïti avait tenté de construire son identité avec deux fantasmes purs (je parle du regard que nous portons sur ces pays) : la France et l’Afrique, alors qu’on a les pieds sur le sol d’Amérique. (1)
Pourquoi est-ce que je parle de ça ? Parce que le monde de Laferrière, comme j’ai dit (m’écoutez-vous ?), m’est « rentré dedans ». Mais, aussi, parce que ce n’est pas qu’une affaire de Noirs. Il n’y a pas une question plus québécoise que la question identitaire. Même Elvis Gratton y pense ! Qu’est-ce qu’un Québécois ? Réponse : quelqu’un qui se demande ce qu’est un Québécois. J’y reviendrai.

Laferrière ne se gêne pas de dire que ces histoires d’identités ne l’intéressent pas. S’il en parle, c’est toujours en réaction à ceux -- des Blancs, mais aussi des Noirs -- qui veulent lui accoler l’étiquette d’écrivain haïtien, ou antillais, ou caribéen, ou noir : « Le premier qui écrit que j’ai un style tropical ou solaire, je lui casse la gueule ». (2) Chacune de ces étiquettes étant à ses yeux un piège qui enferme dans le système de pensée colonialiste. Laferrière revendique son individualité, son unicité et son ambition de devenir Dany Laferrière.

Voilà. J’en suis là. Le livre n’est pas encore terminé, mais je sens comme une petite fatigue, là. On va dire que mon ignorance s’est suffisamment allégée aujourd’hui.
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(1) Dany Laferrière. J’écris comme je vis. Les Éditions du Boréal, 2010, p. 112
(2) Ibid., p. 107.

vendredi, janvier 20, 2012

Mon année 2011


Je passe le plus clair de mon temps dans ma chambre, au lit. Ce qui facilite beaucoup mon bilan de l’année 2011, et simplifie de même les résolutions pour 2012. Mais, comme je suis aussi, par nature, plutôt lent, peu empressé, du côté des vaches plutôt que de celui du train qui passe, ce n’est qu’aujourd’hui que je me suis mis à la tâche d’informer le monde des hauts faits ayant marqué la dernière année écoulée.

Le premier événement est en fait un non-événement : je n’ai pas attrapé le rhume, ou, si l’on préfère, aucun rhume ne m’a attrapé. L’année 2010 avait à cet égard été particulièrement difficile, physiquement, psychologiquement et financièrement. Au point qu’en janvier passé, j’abordais l’année à venir en ces termes :
Devant moi, 2011 qui s’allonge, s’allonge, s’allonge...
En fin de compte, elle ne s’est pas allongée du tout. Même qu’elle a été plutôt expéditive, cette année 2011.

Surtout l’été. Un clignement d’yeux sous le soleil. En juin, je suis allé à la petite boutique informatique, à dix minutes en fauteuil de chez moi, acheter une bonbonne d’air comprimé. C’est mon deuxième événement. Le voyage -- c’en fut un -- m’a pris le double de temps, parce que je devais constamment m’arrêter pour reposer mon bras droit, avec lequel je conduis le fauteuil. Une chaleur torride, cette journée-là. Alors je faisais tout l’effort dont j'étais capable pour que mon bras ne lâche pas avant le point d’ombre suivant. Lors d’une halte involontaire, coin Dufresne et Sainte-Catherine, un type est passé en trombe près de moi. Il était complètement affaissé dans son fauteuil roulant, presque renversé sur le dos, un pied en l’air comme s’il venait de glisser sur une pelure de banane, l’autre sur l’appui-pied pour conduire. À dix mètres de moi, il y avait un arbre. Le type fonçait droit dessus, comme un kamikaze. Mais, à la dernière seconde, il rectifie sa trajectoire et relance sans course effrénée. Plus loin, une femme s’en vient vers nous. Une cible parfaite. Surtout qu’elle ne semble pas inquiétée du tout par le type... qui l’a finalement évitée de justesse. J’ai alors pensé : ces deux-là se sont déjà croisés, aucun doute. Des gens du quartier.

J’aimerais aussi, parfois, être de mon quartier.

Le troisième événement est un vrai événement. Enfin ! Un matin d’août, douleur insupportable au bas du dos. Appel au 911, urgence de l’hôpital Saint-Luc. Diagnostic : pierre au rein. Un long mois et demie à me demander quand allait enfin cessé ces maudites crises de douleur .

Le quatrième événement serait mieux décrit par le mot avènement. Quelque chose comme l’avènement de l’ère du livre numérique. L'automne passé, en particulier durant les Fêtes, l’offre a littéralement explosé. Format EPUB, que je déteste, et format PDF, rigoureusement identique à la version imprimée. De grands auteurs, comme ce Laferrière que je voulais lire depuis longtemps. L’Énigme du retour, pour 12 $ ! Je me suis remis à lire ; la seule chose, à vrai dire, que j’ai jamais su faire. Avec une énergie que je ne croyais plus possible.

Comme si je reprenais le train et que les vaches me regardaient passer..

jeudi, janvier 12, 2012

Québec-Haïti

Depuis le temps que j’ai des préposées haïtiennes, j’ai pu remarqué les affinités entre le créole et le joual. Pas tant dans la musicalité, le créole ayant un rythme plus marqué, mais par certains mots : moué, mwen (en créole, en se prononce comme in en français) ; quin lé ben («  tiens-le bien »), ken ben li... Plus profondément, les deux langues sont nées de la pauvreté et de l’aliénation, ce qui aujourd’hui transparaît dans cette façon, commune aux Haïtiens et aux « Québécois », de se manifester de manière forte à travers le langage. Du moins est-ce ainsi que je le ressens.

La langue peut aussi devenir une question politique, comme nous le savons trop bien ici. Par exemple, cette interminable querelle entre tenants du français standard international et ceux que Lionel Meney appelle les endogénistes, tenants d’une langue standard québécoise distincte. (1) En Haïti, ils ont eu l’« authenticité, cette variante de l’indigénisme ». Je cite Le Cri des oiseaux fous, de Dany Laferrière :
Je suis imbibé de culture française  : raffinée, élégante, luxueuse, bien que la France ne soit pas bien vue en Haïti depuis quelque temps. La nouvelle génération veut retrouver ses racines. « Le  français est plutôt un carcan pour nous, disent mes copains. C’est une langue qui ne sert qu’à nous aider à grimper l’échelle sociale. On parle français pour faire savoir à notre vis-à-vis qu’on n’est pas n’importe qui. Maintenant, on veut autre chose d’une langue. Un rapport différent. Plus authentique. » Authenticité : le mot est lâché. Auparavant, le français ne servait qu’à bien montrer qu’on était allé à l’école, qu’on avait été formé par une culture universelle, qu’on était quelqu’un de civilisé. Maintenant, on veut autre chose. Quelque chose de plus proche de nous. On veut  aussi se retrouver entre nous dans une émotion vraie. On veut retrouver nos racines, notre  culture et d’abord notre langue. C’est le débat de ma génération. (2)
Plus que la langue, la politique, au Québec comme en Haïti, envahit tout l’espace culturelle. Toujours Laferrière :
Je veux respirer. J’étouffe, coincé entre mes camarades qui ne parlent que de la dictature et un pouvoir qui ne s’intéresse qu’à sa survie. (3) 
Dans un pays riche, le théâtre n’est que du théâtre, le cinéma est avant tout un divertissement, la littérature peut servir à faire rêver. Ici, tout doit servir à conforter le dictateur dans son fauteuil ou à le déstabiliser. La politique est le but de toute chose. Même moi, en ce moment,  je ne pense qu’à ça. Il n’y a pas moyen de sortir de ce cercle vicieux. (4)
Dans ce roman, Laferrière raconte les derniers moments de sa vie en Haïti. L’ironie du sort est que, lorsqu’il arrive ici en 1976, le pays traverse une crise politique, avec l’accession du PQ au pouvoir. Une crise qui aura durée une quarantaine d’années, durant lesquelles la politique a phagocyté tous les autres débats. Dans une de ses chroniques, justement intitulée «  Envie de partir  », Pierre Foglia exprime la même exaspération :
Au Québec on débat toujours de la même chose : de la séparation appréhendée du Québec. Quand on parle des immigrants, on ne parle pas des immigrants, on parle de fédéralisme et de séparatisme. Quand on parle de racisme, on ne parle pas de racisme, on parle de séparatisme et de fédéralisme. Quand on parle de banalisation de la Shoah, on parle encore de séparatisme et de fédéralisme. (5)
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Il y a exactement deux ans, Haïti vivait une drame inimaginable. Mon cœur et mes pensées demeurent avec ce peuple qui a beaucoup à nous apprendre, et à qui on doit bien plus que l’on croit.
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(1) Antoine Robitaille. « L’entrevue - Lionel Meney ou le cauchemar des endogénistes ». Le Devoir, 22 février 2010.
(2) Dany Laferrière. Le Cri des oiseaux fous. Éditions du Boréal, Montréal, 2010, pp. 38-39
(3) Idem. P. 66
(4) Idem. P. 69
(5) Pierre Foglia. « Envie de partir » La Presse, jeudi 21 décembre 2000