Rechercher dans ma chambre

dimanche, décembre 29, 2013

2013

Ma revue de l'année n'aura rien de très personnelle. Dans la chambre d'écoute, l'attention demeure la plupart du temps tournée vers le monde extérieur. Ça ne donne peut-être pas des textes très intéressants, mais ça me rattache à la réalité par une illusion crédible.

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Mon premier événement a en fait eu lieu le 10 septembre 2012 au Manitoba (les sources divergent quant à la date et au lieu), lorsque quatre femmes amérindiennes ont fondé le mouvement Idle No More, mais c’est durant l’hiver de cette année qu’il a eu son plus grand retentissement, en réaction au projet de loi C-45 qui modifie la Loi sur les Indiens afin de faciliter l’appropriation des terres amérindiennes, et plusieurs lois environnementales, notamment la Loi sur la protection des eaux naviguables. Les manifestations se sont multipliées, pour que cesse le mépris à leur endroit. En réponse, le premier ministre Harper refusait de rencontrer la chef Theresa Spence, jugeant plus urgent d’accueillir le 16 janvier dans son bureau les gagnants d’Occupation double.

Mon deuxième événement n’en est presque plus un, tellement le déballage de toute cette corruption, prévarication, malversation, magouille paraît sans fin. La commission Charbonneau était nécessaire, mais elle ne peut rien contre les pratiques mafieuses, ni contre l’évasion fiscale qui leur est associée.

5 mars. Décès de Hugo Chavez. On dira ce qu’on voudra de ce pourfendeur de l’impérialisme américain, sans lui, la gauche en Amérique du Sud ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui.

13 mars. Élection du pape François. Sur le fond, peu de changement à prévoir, mais la manière, le discours marquent une rupture avec Benoît XVI et même Jean-Paul II. (« Le surprenant programme du pape François »)

mi-mars. Le « offshore leak » met au grand jour les pratiques d’évasion fiscale des plus fortunés. Comme un écho de la commission Charbonneau. Devant ces révélations embarrassantes, les gouvernements ont gesticulé, plus pour donner le change que par désir réel « d’adresser l’issue ». Preuve, une fois de plus, que les riches vivent sur une planète créée pour eux, au-dessus des lois qui régissent le commun des mortels.

2 avril. Adoption du Traité sur le commerce des armes, signé par les États-Unis le 25 septembre

24 avril. Effondrement d'une sweatshop, à Savar, en banlieue de Dacca, au Bangladesh. Au moins 1127 morts. Certains vêtements Walmart vont être en rupture de stock. Capitalisme sauvage.

28 mai. Manifestations en Turquie, autour de la place Taksim. « Parti en juin dernier de la volonté de sauver les arbres du parc Gezi menacé par un projet d'urbanisme porté par le gouvernement islamo-conservateur de l'AKP, le mouvement s'est mué en une contestation à travers le pays contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. » (« Turquie : la police disperse les manifestants près de Taksim ») Ce dernier, « [g]risé par ses réalisations, [...] cherche à tout prix à consolider son pouvoir, à faire rédiger une constitution présidentielle qui lui permettrait de briguer la charge de chef de l’État, méprise ses adversaires, multiplie les initiatives brouillonnes. Le plus grave est sans doute la dérive autoritaire qui a vu emprisonner des dizaines de journalistes, des centaines d’opposants, notamment kurdes. » (« Vent de fronde en Turquie »)

5 juin. Révélations d'Edward Snowden à propos d’un système de surveillance des citoyens américains. Les Yahoo, Google, Amazon, Apple et autres Facebook prétendent qu’elles n’étaient pas au courant. Pourtant, ces mêmes sociétés n’hésitent pas à épier les utilisateurs de leurs services. Commentaire de Snowden : les enfants qui naissent aujourd’hui ne sauront pas ce qu’est la vie privée. Gulp !

18 juin. Manifestations au Brésil. « D’abord focalisée sur les prix du transport et les dépenses liées aux grands événements internationaux tels la Coupe du monde de foot et les Jeux olympiques, la grogne s’est ensuite étendue aux secteurs de la santé et de l’éducation ». (« Carton rouge ! ») Les choses changent dans ce grand pays.

18 juin. Démission du maire par interim de Montréal, Micheal Applebaum. Pauvre Montréal !

28 juin. Démission du maire par interim de Laval. Laval sans magouille, est-ce que c'est encore Laval ?

30 juin. Manifestations en Égypte contre le président Morsi. Le parti des Frères musulmans est victime de son sectarisme, mais quelle marge de manoeuvre avait-il en réalité ? L'armée, soutenue par l'Arabie saoudite, les États-Unis et Israël, prépare depuis le début un coup d'État.

3 juillet. Coup d'État en Égypte, le président Morsi déposé. La répression sanglante par l'armée des partisans des Frères musulmans s'est depuis étendue à tous les groupes opposés au pouvoir de l'armée, même ceux qui défendent des libertés qui nous sont si chères ici.

6 juillet. Déraillement de train à Lac-Mégantic. Quarante-sept morts. Des millions de litres de pétrole dans l’environnement. Six mois plus tard, le gouvernement Harper se résigne à classer le pétrole « matière dangereuse », mais les dispositions réglementaires ne prendront effet qu'à l'été 2014. Et les wagons du type mis en cause dans cette catastrophe, bien que jugés peu sécuritaires pour le transport du pétrole, sont toujours utilisés.

17 septembre. Projet de « charte des valeurs » rendu public. Je répète ce que j'ai déjà dit : ce projet est mal foutu, vexatoire pour les communautés culturelles qui se sont solidarisées avec la communauté musulmane, et entaché d'opportunisme politique. Dommage, parce que la laïcité est une idée noble qui mérite mieux, surtout en cette période où sévit le conservatisme religieux.

27 septembre. Le GIEC publie le premier volet de son cinquième rapport. Une brique de 2000 pages, résumant plus de 9000 études, qui a frappé un mur d'indifférence. Harper ne fait même plus semblant d'avoir un plan pour lutter contre le réchauffement climatique. Une étude nous révèle les sources de financement des climato-sceptiques : Exxon Mobil, les frères Koch, et des « fondations » de droite (« Not just the Koch brothers : New study reveals funders behind the climate change denial effort »)

8 novembre. Aux Philippines, le typhon Haiyan, d'une taille jamais vue, fait des milliers de victimes. Avec le réchauffement climatique, ce genre d'événement extrême va devenir plus fréquent. Pour aider les Philippins, le Canada donne cinq millions, prête deux hélicoptères et un bateau, quelque chose comme ça.

jeudi, août 22, 2013

Le problème du temps

Ce que j’aime chez Garcia Marquez, outre son humour, sa truculence et la féroce joie de vivre qui émane de ses récits, c’est son obsession du temps. Obsession qui n’étonnera pas, évidemment, chez un écrivain, et qu’on retrouve aussi bien chez un autre Caribéen, Dany Laferrière. Prenez L’Odeur du café, roman tout ensoleillé de nostalgie. On croira lire la charmante histoire d’un petit garçon qui passe l’été 1963 chez sa grand-mère. Or, une fois démêlé l’écheveau des événements (bonne chance !), ceux-ci replacés dans leur ordre séquentiel, on constate avec surprise que le narrateur nous raconte des faits antérieurs à cet été-là. Puis, sans transition, dans les derniers chapitres, nous voilà à l’automne, au moment fatidique où Vieux Os s’apprête à quitter sa grand-mère Da et Petit-Goâve pour aller à Port-au-Prince. Rien de cet été 1963, donc, ne nous est raconté. Cette belle saison, qui ne devait pas se terminer, s’est terminée si vite que c'est comme si elle n'avait pas eu lieu. Ce qui devait constituer le présent du récit s'est avéré être du passé récent et du futur rapproché. Le temps de l’enfance à Petit-Goâve, le temps anhistorique, ou idyllique, est un temps mort-né. Ici, la nostalgie prend un tour tragique. Tout comme chez Garcia Marquez. Mais, chez ce dernier, c’est la puissance de l’évocation qui m’a saisit. Lire Cent ans de solitude, pour moi, ç’a d’abord été faire l’expérience physique du passage du temps. Ce texte vous prend au corps, en plein thorax, et ne vous lâche plus jusqu’à la fin, jusqu’à cette apothéose invivable où le récit que lit le lecteur se confond avec les prophéties de Melquiades qu’est en train de lire le dernier des Buenda, et qui racontent -- il le réalise tout à coup -- l’extinction de la lignée des Buenda, jusqu’à sa propre mort ! Je n’ai pas très bien lu les dernières phrases, mon coeur battait comme un obus qui éclate. Cette expérience de « mort imminente », je vous assure, je ne suis pas près de l’oublier.

Dans L’Amour aux temps du choléra, une histoire qui se déroule sur plus de cinquante ans, le problème du temps est posé différemment. Florentino Arizo, tombé amoureux de Fermina Daza alors qu’il est encore jeune, va attendre toute sa vie le moment propice de conquérir le coeur farouche et orgueilleux de la belle enfant. Le cadre de cet amour est typique des romans de Garcia Marquez : une ville en proie à la décrépitude, à l’action déliquescente de la guerre, du progrès, de l’Histoire. Quand le mari de Fermina -- un médecin célèbre, appartenant à l’Histoire -- meurt enfin, elle accueille les sentiments de Florentino. Mais, voilà ce qui est intéressant, l'amour de ces deux vieillards ne peut pas s’accomplir dans le cadre temporel qui a gâché leur vie. Il faut un amour hors de l’Histoire. Ils le trouveront sur un des bateaux de la compagnie fluviale. Un bateau qui descend et remonte le Magdalena, comme hors du temps :
« Et jusqu’à quand vous croyez qu’on va pouvoir continuer ces putains d’allées et venues ? » demanda [le capitaine].
Florentino Ariza connaissait la réponse depuis cinquante-trois ans, sept mois, onze jours et onze nuits.
« Toute la vie », dit-il.
Chez Garcia Marquez comme chez Laferrière, j’ai toujours l’impression que le temps pose d’emblée un problème, et que le récit littéraire ne peut advenir qu’à lutter contre cette fatalité qui prend le visage de l’Histoire. La nostalgie est alors un refuge imaginaire, elle détermine une stratégie -- quand il y a lutte, il y a stratégie -- narrative visant à surmonter le problème.