Rechercher dans ma chambre

lundi, décembre 26, 2022

Mon année culturelle 2022

Depuis une dizaine d'années, j'ai vécu de grandes rencontres : Jacques Le Goff, Olivier Roy, Annie Ernaux, Éric Vuillard, Clément Rosset, Étienne Klein... Et cette année, Carlo Rovelli. Comme Klein, Rovelli est physicien, et excellent vulgarisateur. Son Helgoland est mon essai de l'année. L'auteur y présente une interprétation dite relationnelle de la physique quantique, selon laquelle « les propriétés de chaque entité ne sont rien d’autre que la façon dont celle-ci affecte d’autres entités ». Il en émerge une conception radicalement différente du réel, de la réalité. J'y reviendrai prochainement.

J'ai également lu avec le plus grand intérêt L'Impossible dialogue, du sociologue des sciences Yves Gingras. Celui-ci, fidèle à sa manière cassante, documentée, factuelle, remet à l'heure les pendules de ceux qui croient que science et religion (spiritualité) peuvent dialoguer entre elles, que leurs discours seraient « complémentaires », de « niveaux » différents, mais convergents. Un livre pour moi absolument jouissif. Comme Rovelli, Gingras critique au passage certaines niaiseries quantiques circulant dans la mouvance du mouvement New Age. À lire ! 

Mon troisième essai a été un succès mondial, mais j'ai préféré le lire sous forme de BD : Sapiens, de Yuval Noah Harari. J'ai pu enfin avoir une vision globale des déplacements migratoires d'homo sapiens depuis la révolution cognitive il y a 70 000 ans, et leurs conséquences. Le bilan a de quoi nous faire réfléchir : trois vagues d'extinctions d'espèces...

Autre sujet d'actualité : la gentrification de Montréal. Dans un essai très éclairant, GentrivilleM. Sterlin et A. Trussart montrent que ce phénomène, qui affecte plusieurs quartiers de Montréal, obéit à une dynamique complexe. Amorçée par les étudiants et les artistes à la recherche de logements abordables, la gentrification est également accélérée par la Ville, via ses politiques de « revitalisation » des quartiers, par une « culture de propriétaire » où l'habitation est d'abord vue comme un investissement (ex. : la pratique du flip), par Airbnb,  par de jeunes professionnels qui décident, après leurs études, de s'installer à Montréal... Les quartiers gentrifiés se reconnaissent en ce qu'ils deviennent des bastions de Québec Solidaire.

L'année littéraire 2022 a été marqué par deux événements qui m'ont réjoui : la publication post mortem de deux romans inédits de Louis-Ferdinand Céline, Guerre et Londres, et le prix Nobel décerné à Annie Ernaux. Il se trouve que j'ai, moi aussi, célébré ces deux grandes figures, en lisant plusieurs de leurs oeuvres, auxquelles j'ai consacré deux textes, ici et ici. Pour autant, je m'en voudrais de ne pas mentionner le dernier Éric Vuillard, Une Sortie honorable, excellent, et qui m'a amené à jeter les bases d'une typologie morale de ses personnages.

Enfin, côté BD, outre Sapiens, je souligne Chroniques de jeunesse, de Guy Delisle, toujours excellent, et Une Longue canicule, d'Anne Villeneuve, qui m'a beaucoup ému.

Voici l'ensemble de mes lectures (et visionnements) de l'année :

Janvier : Helgoland (E) (C. Rovelli) (5), Le Train des enfants (V. Ardone) (Rn) (6), À train perdu (J. Saucier) (Rn) (14), Une Sortie honorable (E. Vuillard) (Rt) (17), Au revoir là-haut (P. Lemaître) (Rn) (27) ; février : Sapiens. Tome 1 (Y. N. Harari, D. Vandermeulen, D. Casanave) (BD) (1), Chroniques de jeunesse (G. Delisle) (BD) (6), Le Goût du vrai (E. Klein) (E) (9), Il était sept fois la révolution (E. Klein) (E) (r) (16), Shenzhen (G. Delisle) (BD) (19), Betty (T. McDaniel) (Rn) (27) ; mars : Émilie ne sera plus jamais cueillie par l'anémone (M. Garneau) (T) (3), Le Sourire de la petite juive (A. Farhoud) (Rn) (9), Fake news, l'info qui ne tourne pas rond (D. Bui, L. Plée) (BD) (11), Le Roman (M. Raimond) (E) (22), Le Bonheur a la queue glissante (A. Farhoud) (Rn) (28) ; avril : Adieu, Babylone (N. Kattan) (Rn) (6), L’Impossible dialogue (Y. Gingras) (E) (12), Reconnaître le fascisme (U. Eco) (E) (21), Là où je me terre (C. Dawson) (Rn) (25), Pétrole (F. Archambault) (T) (30) ; mai : Gentriville (M. Sterlin, A. Trussart)(E) (10), Le Sel de la terre (S. Archibald) (E) (11), Document 1 (F. Blais) (Rn) (17), Impromptu (C. Mavrikakis) (Rn) (22), Les Armoires vides (A. Ernaux) (Rn) (24), Ce qu’ils disent ou rien (A. Ernaux) (Rn) (28) ; juin : Lumières aveugles (B. Labatut) (E) (1), Blizzard (M. Vingtras) (Rn) (5), La Femme gelée (A. Ernaux) (Rn) (10), Guerre (Rn) (14), La Place (A. Ernaux) (RS) (r) (20), Une Femme (A. Ernaux) (RB) (24), Un An (J. Echenoz) (Rn) (26) ; juillet : Passion simple (A. Ernaux) (RS) (4), Ghost Dog (F) (7), Last Days (F) (8), Je ne suis pas sortie de ma nuit (A. Ernaux) (J) (9), L’Écriture comme un couteau (A. Ernaux) (E) (15), L’Autre fille (A. Ernaux) (RS) (20), D’un château l’autre (L.-F. Céline) (Rn) (24) ; août : Nord (L.-F. Céline) (Rn) (14), Le Chien de Dieu (J. Dufaux, J. Terpant) (BD) (18), Rigodon (L.-F. Céline) (Rn) (24) ; septembre : Céline (H. Godard) (B) (7), Les années super-8 (Annie Ernaux) (D) (13), Entretien avec le professeur Y (L.-F. Céline) (E) (13), Céline et l'actualité littéraire (1932-1957) (L-F. Céline) (17), À travers Céline, la littérature (H. Godard) (E) (22), Bébert, le chat de Louis-Ferdinand Céline (F. Vitoux) (E) (28), Une longue canicule (A. Villeneuve) (BD) (28) ; octobreLe Sous-majordome (P. deWitt) (Rn) (7), Chroniques du Léopard (Appollo, Téhem) (BD) (17), Rendez à ces arbres ce qui appartient à ces arbres (B. Diouf) (E) (27) ; novembre : L'Année du singe (P. Smith) (RS) (4), Vivre avec nos morts (D. Horvilleur) (E) (13), Les Lieux et la poussière (R. Peregalli) (E) (21), Football (J.-P. Toussaint) (E) (29) ; décembre : La Porte (M. M. Muller) (Rn) (1), Vivre vite (B. Giraud) (RS) (8), Les Fins heureuses (S. Brousseau) (N) (20), Pucks en stock (collectif) (E) (23), Sapiens. Tome 2 (Y. N. Harari, D. Vandermeulen, D. Casanave) (BD) (27), Mouron des champs (M.-H. Voyer) (P) (30)

Légende : Les chiffres entre parenthèses indiquent la date de fin de lecture ou de visionnement ; B : Biographie ; BD : bande dessinée ; BL : beau livre ; D : documentaire ; E : essai ; F : film ; FA : film d'animation ; J : journal ; N : nouvelles ; P : poésie ; r : relecture ou revisionnement ; Rt : récit ; RB : récit biographique ; Rn : roman ; RS : récit de soi ; T : pièce de théâtre.


vendredi, décembre 16, 2022

Une mécanique d'événements

Dans son récit de soi, Vivre vite, Brigitte Giraud revient sur l'accident de moto qui a tué son conjoint, Claude, le mardi 22 juin 1999 à 16 h 24 (décès constaté à 21 h 30). La moto : une Honda 900 CBR Fireblade, une bombe sur deux roues, une machine infernale. Comme une juge d'instruction, elle fait enquête, vingt ans après les faits, interroge les personnes impliquées, de près ou de loin, dans le tragique événement. Elle démonte, pièce par pièce, une implacable mécanique d'événements (« l’engrenage qui allait faire basculer notre existence »). Son récit, qui rappelle Chronique d'une mort annoncée, de Garcia Marquez, enchaîne les « si » : « Si je n’avais pas voulu vendre l’appartement », « si je n’avais pas visité cette maison », et encore si ceci, si cela... Vingt-trois chapitres, vingt-trois « si ». Et ces pièces, elle les considère, comme encore saisie d'un sentiment d'irréalité : chacune, prise en elle-même, semble si banale, et pourtant, une fois assemblée aux autres, surgit l'impensable : la mort, l'absence définitive de l'être aimé, une rupture dans la continuité du temps. Dans son effort de reconstitution, elle va jusqu'à tenter de ressaisir Claude de l'intérieur, imaginer les pensées qui l'ont mené à poser tel geste plutôt que tel autre... On comprend alors que, même après tout ce temps, le deuil n'est pas encore fait, qu'elle n'a pas lâché prise, qu'elle cherche encore à retrouver une présence qui lui échappe justement de plus en plus : le regard de Claude, son sourire, son odeur, sa manière de bouger... Son récit est tout entier dressé contre la fuite du temps, contre l'absence et l'oubli. Elle cherche aussi à donner un sens à des événements qui, elle le sait bien, n'en ont pas. Il n'y a pas de destin, pas de « machine infernale », pour reprendre le titre de la célèbre pièce de Cocteau. Il n'y a qu'une succession d'événements contingents. Il n'y que la mise en récit du drame, une forme de témoignage, aux accents de mea culpa. Mais ce qu'on comprend aussi, c'est que, par l'écriture, l'autrice, tout en redonnant vie au passé, semble s'en libérer. Quelques indices : elle qui se dit obsédée par le nombre vingt-deux (jour de l'accident), son récit compte... vingt-trois chapitres, d'ailleurs numérotés, et se conclut sur ces phrases que je n'ai d'abord pas comprises : « Je tournais le dos, quelque chose avait eu lieu. J’étais rassurée. »

Ce que j'aime de ce récit, c'est aussi qu'à travers la chaîne causale des « si », ressurgit la dimension sociale des comportements humains. L'insatisfaction permanente, le consumérisme, les rapports de classes, le désir d'ascension sociale (c'est-à-dire, ironiquement, d'échapper à son sort), les effets de mode, l'image (« cool ») qu'on veut projeter de soi, les stéréotypes masculins, féminins, tous ces éléments pèsent sur les actes individuels. S'il y a une machine infernale, elle est là, dans les déterminismes sociaux. S'il y a un procès à instruire, c'est peut-être celui de la société. Et là encore, le temps est à l'oeuvre, car les choses se transforment sans cesse, et Giraud le note à plusieurs reprises. Dès la première page : « C’en est fini du silence et de la lumière. La nature qui m’entoure se changera en béton et le paysage disparaîtra ». Il y a avant (l'accident) et après. Et avant, c'était mieux. Qui oserait dire le contraire ? 


Giraud, Brigitte, Vivre vite, Paris, Flammarion, 2022, 208 p.

lundi, novembre 14, 2022

La vie devant

L'envie de lire Vivre avec nos morts m'est venue soudainement, en constatant que l'autrice était rabbine. Et puis le titre aussi, qui a touché quelque chose, juste là, au coeur du vécu. Car des morts, on en a ! Même que vieillir, c'est précisément ça : se remplir de fantômes. Comme dans la chanson de Ferré : « Que sont mes amis devenus / Que j'avais de si près tenus / Et tant aimés / Ils ont été trop clairsemés / Je crois le vent les a ôtés ».

Delphine Horvilleur les connaît bien les fantômes. L'histoire juive en déborde ! Fantômes de silence, de souffrances millénaires tues. Depuis quelques décennies, des survivants, survivantes de la Shoah rendent leur dernier souffle en emportant avec eux leur secret, laisant enfants, petits-enfants, dans l'ignorance. Pour se représenter le poids oppressant de cet héritage clandestin, il suffit de lire les derniers romans de Philip Roth. Lorsque ces enfants se tournent vers Horvilleur, c'est dans l'espoir qu'elle leur rende une vérité nécessaire au deuil, à la vie. Au-delà des faits historiques, la rabbine s'emploie à donner sens à leur présent, leur relation complexe avec le défunt, la défunte, en rattachant l'événement à la tradition judaïque (Torah, Talmud, Midrash). Rien d'aride, ici. Chaque chapitre tourne autour d'une situation, d'un cas exemplaire. Des éléments autobiographiques se mêlent ici et là au commentaire qui demeure tourné vers la vie. 

Petit livre écrit avec sensibilité et intelligence. Qui nous apprend des choses sur le judaïsme, et sur la vie.


Horvilłeur, Delphine, Vivre avec nos morts, Paris, Grasset, 2021, 234 p.

mardi, octobre 11, 2022

Pourquoi j'aime #1 : Annie Ernaux

J'entame aujourd'hui une série de courts textes consacrés à quelques auteurs, autrices, qui ont un impact dans ma vie.

Pourquoi j'aime #1
Annie Ernaux

J'aime Ernaux parce que son travail d'écriture, de remémoration, tend vers un seul but : la réalité, la vérité. Effort qui confine à l'ascèse, où il s'agit de transcender le « je » (« je vide », « transpersonnel »), de viser, à travers lui, le social. Et quoi de plus social que le langage, « concret, factuel » (« les mots comme des choses »), celui du milieu populaire de son enfance en Normandie, de ses parents, petits commerçants. Mais ici, nul épanchement, nul règlement de comptes à la Springora, Kouchner... Le petit moi est congédié.

J'aime Ernaux parce que son travail d'écriture est porté par une « conscience de classe », pour  reprendre le terme de Pierre Vallières. La nobélisée a lu Bourdieu, et a pris des notes. À une époque où une certaine gauche a abandonné ce thème mobilisateur, il est réjouissant de voir aussi des Édouard Louis, des Kevin Lambert, des Caroline Dawson, y revenir. Lié, tout comme la conscience de classe, à l'expérience fondamentale de la honte, le féminisme d'Ernaux, lui, est évidemment passé par Beauvoir. Les deux thèmes, pris ensemble, donnent à l'oeuvre une pertinence indépassable.

J'aime Annie Ernaux parce que, comme Louis-Ferdinand Céline, elle écrit « contre ». Contre la littérature, son effet « déréalisant », contre certaines valeurs bourgeoises, une certaine « bienséance intellectuelle »... Son écriture est violente par son refus du lyrisme, de la métaphore, par son refus de hiérarchiser les sujets, les traiter différemment selon qu'ils seraient élevés ou pas, et par son refus, aussi, du « misérabilisme », du « populisme qui serait tellement rassurant, acceptable ». Bref, par son refus de trahir le monde « dominé » dont elle est issue en affichant une quelconque complicité avec le lecteur, la lectrice cultivé.e.

J'aime Annie Ernaux pour la forme littéraire qu'elle a créée, nouvelle : une écriture « plate », au ton détaché, redoutablement précise, frontale, utilisant la parataxe, l'asyndète, juxtaposant les souvenirs comme dans un patchwork. En procédant par collage, l'autrice montre les limites de la mémoire : attachée, nous dit-elle, « à des choses vouées à la disparition, la mémoire n'apporte aucune preuve de ma permanence ou de mon identité. Elle me fait sentir et me confirme ma fragmentation et mon historicité ». Ce rapport à la réalité, au passé, me touche intimement. Il nous laisse aussi pressentir les limites au sens que nous pouvons tirer de l'expérience humaine.

J'aime Ernaux pour son humilité, sa rigueur, son honnêteté, sa fidélité à elle-même. Je l'aime enfin pour La Place, qui me l'a fait découvrir, et qui m'a tant ému ; pour La Femme gelée, d'une implacable précision chirurgicale ; et pour Les Années, cet absolu chef-d'œuvre : 

« Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. » 

Elle écrit aussi contre cela.


Références :
Cahier de L'Herne Ernaux, sous la direction de Pierre-Louis Fort, Paris, L'Herne, 2022. Livre numérique.
Ernaux, Annie, L'Écriture comme un couteau, Paris, Stock, 2003. Livre numérique.
Ernaux, Annie, La Honte, Paris, Gallimard, 2011 (1997). Livre numérique.
Ernaux, Annie, La Place, Paris, Gallimard, 2013 (1983). Livre numérique.
Ernaux, Annie, Les Années, Paris, Gałlimard, 2008, 256 p.
Ernaux, Annie, Une femme, Paris, Gallimard, 2011 (1987). Livre numérique

mardi, août 09, 2022

Variations sur un thème. Conscience de classe

À la manière des « accouplements » de Benoît Melançon, voici, tirés de romans culturellement (relativement) éloignés, quatre extraits montrant une même conscience de classe.

Céline, Louis-Ferdinand, Nord, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2011 (1960). Livre numérique.

« [L]e vrai rideau de fer c'est entre riches et les miteux... les questions d'idées sont vétilles entre égales fortunes... l'opulent nazi, un habitant du Kremlin, l'administrateur Gnome et Rhône, sont culs chemises, à regarder de près, s'échangent les épouses, biberonnent les mêmes Scotch, parcourent les mêmes golfs, marchandent les mêmes hélicoptères, ouvrent ensemble la chasse, petits déjeuners Honolulu, soupers Saint-Moritz !... et merde du reste !... babioles ! galvaudeux suants trimards, mégotiers, revendicateurs, à la niche ! »

Dawson, Caroline, Là où je me terre, Montréal, remue-ménage, 2020. Livre numérique.

« Après avoir gravi tous les échelons, j’arrivais en haut de la montagne dans un monde dont la violence symbolique me sautait aux yeux. Les voitures étincelantes et les souliers toujours propres de ceux qui en descendaient. Les vêtements pastel, immaculés, qui matchent. Les postures de ballerines des filles, l’aisance verbale des garçons, les dents droites et l’accent d’école privée. La disponibilité intellectuelle, la richesse du vocabulaire. La grâce, cette décontraction des corps. Les têtes avec des vraies coupes de cheveux, les bijoux discrets, la peau impeccable. Les corps parfaitement épilés avec des méthodes durables et efficaces. Les mains sans imperfections et les ongles sans saletés. Les marques sur les accessoires et jamais sur les corps. L’assurance inébranlable que le monde leur appartenait. Ils avaient bien raison »

Ernaux, Annie, Les Armoires vides, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013 (1974). Livre numérique.

« Les personnes bien ont une voiture, des porte-documents, un imper, les mains propres. Ils ont la parole facile, n'importe où, n'importe comment. Au guichet de la poste, haut : « C'est incroyable ! Nous faire attendre ainsi ! » [...] Les femmes bien, je les regarde encore plus, elles sont toutes particulières, la coupe de cheveux, le tailleur, des bijoux, discrètes, pas un mot plus haut que l'autre. Elles ne bavachent pas dans la rue, elles font leurs courses dans le centre, avec de grands paniers au bout du bras. La légèreté, voilà, et impeccables, propres. »

Éric Vuillard, Une sortie honorable, Paris, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 2022. Livre numérique.

« [S]i l’on voulait vraiment être épouvanté, il faudrait pouvoir pénétrer en silence dans le bureau où causent Eisenhower et Dulles, il faudrait se dissimuler sous les tapis de Sullivan & Cromwell, afin d’entendre ce qu’on raconte en coulisses, afin de surprendre les dialogues décontractés des frères Dulles, afin de les entendre parler librement, sans pudeur, et c’est là, dans cet espace éthéré, thermostable, immunisé, hors du monde, réfractaire aux images, où il est interdit de prendre des notes, comme si tout, hormis le virement scrupuleux de leurs dividendes, devait s’effacer, échapper à l’Histoire, c’est là, entre les épais sandwichs à la mortadelle dont raffolait Foster, et le verre de Schweppes que dépose en souriant la secrétaire, entre un remerciement poli et un coup de fil rapide à un collaborateur, entre le classement mécanique d’un dossier et un échange franc, direct, sur les intérêts américains en Afrique, que fut médité ce dont le maccarthysme n’est au fond que la façade incorrecte, médiatique, que fut orchestré et sciemment mis en place le mécanisme de la guerre froide qui amena le monde au bord du Chaos »


mardi, juin 21, 2022

L'ultime bataille

À cause du titre, je suis entré dans ce roman avec une certaine appréhension. Pas trop envie, ces temps-ci, d'une atmosphère de charnier... Mais Céline étant Céline, son style extraordinaire désamorce, en fait, la violence de son évocation de la Première Guerre mondiale. J'ai même ri, imaginez... Plaisir, aussi, de retrouver sa « petite musique », celle-là même qui s'entend dans Voyage au bout de la nuit.

À quoi tient-elle au juste, cette musique ? J'aime tant, que je n'ai jamais trop cherché à savoir. Une chose est sûre, elle a évolué ; de Voyage jusqu'à sa trilogie allemande (D'un château l'autre, Nord, Rigodon), Céline pousse plus loin son style, systématise l'emploi des trois points, disloque complètement la phrase... Moi, je n'ai pas évolué. Ce qui m'avait soufflé dans le Voyage, lu une première fois à vingt ans, c'est aussi ce qui m'a d'abord plu dans Guerre, soit l'emploi distinctif de certains mots, des adverbes pour la plupart : « bien plus fort que moi alors », « à ce moment-là quand même », « c’était bien leur tour », « un canon tout à fait loin », « le train s’est traîné encore tout au bord de la campagne », « en cercle pour ainsi dire », « l'idée est venue, bien alors », « de l’injure bien vengée tout entière en fin de compte », « pour le plaisir en somme », « qui me faisait plutôt résister, suprêmement », « c’était le mien quand même de cœur », « que je me disais », « faut le dire », « pour de bon », « tout le monde était dans l’émotion vive »... 

Liste non exhaustive, à mettre en lien avec l'effet d'oralité, qui est la grande affaire de Céline. D'où aussi l'emploi de termes empruntés à l'argot et au registre familier de la langue, le « ça » et autres trucs du métier. Et les insultes aussi, d'une prodigieuse et infinie créativité ! Les personnages, forts en gueule, s'y donnent à fond, sans retenue aucune. Défoulatoire et jubilatoire. Ma préférée : « confiture d'étrons » ! 

Céline a fait des petits. Suffit de lire San Antonio pour s'en convaincre. Ou Annie Ernaux. Son premier roman, Les Armoires vides, utilise aussi l'argot, le langage familier, un vocabulaire extrêmement varié, une certaine virulence, pour exprimer la réalité d'une enfant de la classe ouvrière normande ; le rythme des phrases est célinien, jusqu'à l'utilisation, même, des fameux trois points. 

Alors, lire ou pas, Guerre ? C'est un brouillon, faut pas l'oublier. Je me demande quand même si l'univers célinien est soluble dans notre époque, si prompte au jugement moral. Univers pessimiste à l'extrême (« un malheur arrive jamais seul », « il pouvait jamais plus arriver que du pire »), où la bonté est (presque) totalement absente, la méfiance, toujours éveillée. Tout acte a sa raison, aucun n'est désintéressé. Il y a toujours quelqu'un, quelque part, qui veut nous faire danser sur sa musique. Ce que m'a appris cet écrivain misanthrope, c'est la théâtralité des comportements humains. J'ai retrouvé dans Guerre ce regard sur les gens et les choses, à travers l'évocation de la vie sous les bombes, laquelle a remplacé pour toujours la vie d'avant, « avant qu’on soye condamnés à mort », et où les corps ne sont plus que « viandes », « saignants », « puants », « purulents »... 

Il faut lire Guerre parce que, bien que pessimiste, Céline y réaffirme la puissance de la pulsion vitale (« je sentais de la vie qu’il en restait encore beaucoup en dedans, qui se défendait pour ainsi dire »). Au-delà des belligérants, la bataille oppose, ultimement, la vie à la mort. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre les scènes de sexe débridées, et les extraordinaires volées d'insultes, comme la libération d'une vitalité qui refuse de se donner pour vaincue. 

Il faut lire Guerre aussi parce que ce « délire des choses » où tout espoir s'annihile, a cours aujourd'hui encore. Simplement, le bruit s'est tu, nous vivons dans un oppressant et comme irréel « printemps silencieux » (Silent Spring). De ses parents, Ferdinand le narrateur dira : « Ils ne concevaient pas ce monde d’atrocité, une torture sans limite. Donc ils le niaient ». 


Céline, Louis-Ferdinand, Guerre, Paris, Gallimard, 2022, 192 p.

dimanche, mai 22, 2022

Le « principe anthropique »

Mon vieux Hubert Reeves, je l'aime tant. Je lui dois tant. Mais là, je ne le suis pas. Qu'il évoque un « vouloir obscur », soit. Ainsi, dans Le Banc du temps qui passe, il écrit : 

« J’aime ce terme « vouloir obscur », qui ne spécifie pas l’existence d’un sujet personnel (comme un horloger), ni même d’un sujet quelconque. Avec Lévi-Strauss, on constate que « ça » veut dans l’univers, sans savoir « qui » veut. Cette idée est renforcée par le mot « obscur » qui caractérise ce vouloir. On trouve une pensée analogue, déjà auparavant, chez Schopenhauer dans son livre Le Monde comme volonté et représentation (1819). »
Mais qu'il mêle à ce vouloir le « principe anthropique » (aussi appelé « fine tuning »), alors là, non. Avec un petit sourire, Reeves mentionne tout de même que certains de ses collègues ne sont pas d'accord avec lui à ce sujet.
 
Dans son autobiographie, Je n'aurai pas le temps, parue en 2008, lui-même se montrait plus réservé à ce sujet, ou plutôt ambivalent. On sent qu'il voudrait y croire, puisqu'il y consacre une section de son essai, allant même jusqu'à mentionner Before the Beginning, de Martin Rees, un astrophysicien intéressé par le rapprochement des sciences et de la religion. Mais, dans un second temps, le côté rationnel prend le dessus, et il conclut en jugeant « peu convaincantes » les tentatives d'explication des « coïncidences astrophysiques ». En l'espace de neuf ans, sa réserve s'est donc dissipée. Le sentiment de sa propre mort qui approche y est peut-être pour quelque chose.
 
Mais qu'est-ce que le principe anthropique ? La réponse du sociologue des sciences Yves Gingras, ne laisse, elle, aucune ambiguïté :
« Le terme est savant et impressionnant pour un néophyte, mais il cache en fait une simple tautologie. Il circule surtout dans les ouvrages de vulgarisation qui portent sur les rapports entre science et religion. Nullement considéré comme un « principe » par la physique, il a donné son titre à un ouvrage grand public publié par les physiciens John D. Barrow et Frank J. Tipler, ce dernier ayant publié par la suite rien de moins qu’une « physique de l’immortalité », à laquelle on reviendra. Cette prétendue découverte commentée par de nombreux théologiens considère comme un mystère profond le fait que l’univers semble avoir été fait pour que l’humanité puisse y émerger. Il ne s’agit là, en fait, que d’une reformulation dans un langage d’apparence scientifique de l’argument finaliste de la théologie naturelle. Rappelons en effet qu’il était courant au XVIIIe siècle de « prouver » l’existence de Dieu en invoquant le fait qu’il avait placé la Lune exactement au bon endroit pour que les marées ne soient ni trop basses ni trop hautes… Il s’agit bien sûr d’une tautologie, car il est évident que si l’univers (ou la Lune) n’avait pas les caractéristiques requises pour l’existence de la vie (ou des marées…), alors il n’y en aurait pas. Même le physicien Martin Rees, qui croit pourtant en la fécondité heuristique du principe anthropique, dit « préférer l’expression moins prétentieuse de “raisonnement anthropique” ». Cela est en effet plus juste, car ce type de raisonnement revient simplement à introduire ce que l’on appelle en physique des « conditions aux limites », soit des valeurs observées à partir desquelles on peut ensuite inférer les contraintes qu’elles imposent aux solutions possibles des lois de la nature. Ainsi, pour que la vie existe sur Terre, il est évident que cette planète ne doit pas résider trop près du Soleil. Rien de mystérieux à cela et surtout rien pour construire un « dialogue » sérieux sur une « convergence » de la science avec la religion. Interrogé sur ce « principe anthropique », le Prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, expert en thermodynamique, répond qu’il « ne signifie rien » et que ceux qui en tirent des conclusions sur l’existence de la vie ne font que « des affirmations gratuites » et retombent dans un anthropomorphisme primaire qui revient à affirmer que « le bon Dieu a créé l’eau salée pour satisfaire les besoins des populations en sel ».

 

Références :  

Yves Gingras, L'Impossible dialogue, Montréal, Boréal, 2016. Livre numérique.

Hubert Reeves, Je n'aurai pas le temps, Paris, Seuil, 2008. Livre numérique.

Hubert Reeves, Le Banc du temps qui passe, Paris, Seuil, 2017. Livre numérique.

jeudi, février 24, 2022

Typologie morale des personnages dans Une Sortie honorable, d'Éric Vuillard

En cette rentrée littéraire, on fait grand cas du gros Houellebecq de sept cents pages, mais que dire du petit Vuillard ! 

Une Sortie honorable vaut le détour, croyez-moi. 

J'ai déjà consacré deux textes à Éric Vuillard – ici et ici – pour dire mon amour de cet écrivain, décrire sa démarche, son style, quelques uns de ses thèmes. Jamais, cependant, avant aujourd'hui, ne m'avaient autant frappé les récurrences dans les descriptions des personnages historiques autour desquels s'articulent ses récits, au point où il m'a paru à propos d'en tirer les premiers éléments d'une typologie morale des personnages.

14 juillet traite de la Révolution française, L'Ordre du jour s'intéresse au début de la Seconde Guerre mondiale, et Une Sortie honorable porte son regard sur la fin de la guerre d'Indochine. À l'évidence, Vuillard privilégie ces moments de transition, de crise politique, de violence ouverte. Peut-être parce que, mieux que tout autre, ceux-ci révèlent la nature du pouvoir. Car, au-delà des événements racontés, ce qui intéresse Vuillard, ce qu'il vise dans tous ses récits, c'est le pouvoir, ses leviers, ses victimes. Trois types de personnages, trois niveaux de responsabilité, trois traitement discursifs différents.

Comme dans Tristesse de la terre, comme dans 14 juillet, Une Sortie honorable veut nous rapprocher des victimes du pouvoir, à commencer par les coolies du Tonkin et de l'Annam, nous rappeler à leur existence, ces êtres anonymisés par le colonialisme, ignorés par l'Histoire, d'abord en les nommant, comme ce « Pham-thi-Nhi, numéro de titre d’identité 2762, qui s’est pendu le 19 mai 1928 à la plantation de Dâu Tiêng », « Ta-dinh-Tri, pendu le même jour ; Lê-ba-Hanh, pendu le 24 ; Dô-thê-Tuât, pendu le 10 juin ; Nguyên-Sang, pendu le 13 juin ; Tran-Cuc, pendu le matin même »... Le lecteur reconnaîtra ici le procédé déjà utilisé dans 14 juillet (l'émouvant chapitre intitulé « La foule »). Ces êtres, déshumanisés, asservis par la société Michelin dans ses gigantesques plantations d'hévéas, se suicidaient de désespoir. Capitalisme, racisme et colonialisme avancent main dans la main. 

Les coolies auront toutefois leur revanche, au sein du Viet-minh, dans cette guerre d'Indochine qui acculera les troupes « françaises » (en fait, composées d'Arabes, de Noirs, de Vietnamiens) à une sortie qui n'a rien d'honorable.

Vuillard ne survole pas l'Histoire de haut, en des scènes panoramiques grandioses, il accroche plutôt son récit à de petits événements, à des personnages de second plan, plus rarement de premier plan, sur lesquels il pose un regard différencié, selon une typologie morale qui lui est propre : tout en haut, les victimes, les paysans vietnamiens déjà mentionnés ; au-dessous, le type intermédiaire, composé des leviers du pouvoir, tels les hommes politiques, les militaires, pour la plupart d'origine modeste, dont le lien avec le peuple n'a pas encore été rompu, et qui, de ce fait, peuvent encore percevoir la réalité d'une situation (ex. : Pierre Mendès France), ou, dans certaines circonstances, subir les tourments de leur conscience morale (ex. : le général Navarre), et sur lesquels s'exerce aussi la coercition délétère du pouvoir (des carrières bâties par le travail, le mérite, puis détruites) ; tout en bas, dans cette hiérarchie inversée, les détenteurs du pouvoir effectif, à titre héréditaire (« fortes tendances endogamiques »), qui eux, inatteignables, « protégé[s] », « loin des conflits, dans l’ombre de leurs bureaux », ne subissent aucune contrainte extérieure, vivent « hors du monde », hors de la réalité, tirent les ficelles, « encaiss[ent] leurs dividendes » sans le moindre tourment moral (ex. : les André Michelin, les François de Flers, Octave Homberg, Georges Brincard de ce monde).

Le corps

Cette typologie devrait aussi prendre en considération le corps. Celui du coolie d'abord, qui le premier apparaît dans le récit, corps instrumentalisé, anonymisé, violenté, nu devant le pouvoir : « Le coolie était à présent presque nu, offert au regard de tous. C’était une scène d’épouvante. On le libéra comme on put de ses entraves, on le releva et les gardiens examinèrent brutalement les moindres recoins de son corps, comme si l’homme avait tenté de se suicider ou qu’il dissimulât quelque chose. La pièce était mal éclairée, sordide. L’homme était affreusement maigre. Il tenait à peine debout. Il avait peur ».

Viennent ensuite les corps du type intermédiaire, vêtus, ceux-là, mais soumis au regard eux aussi, corps vieillissants, alourdis par les années, l'obésité, les fatigues, les tourments, dont les misères représentent, en regard des fautes morales commises, une circonstance atténuante, comme le montre l'exemple du député Édouard Frédéric-Dupont. Celui-ci peut bien être un « chantre du général Franco », une « figure du Palais-Bourbon », en cette journée du 19 octobre 1950, devant les députés de l'Assemblée nationale, au sommet de sa carrière, son corps le trahit, le rabaisse, l'humanise en quelque sorte, « observons-le un peu », nous enjoint l'auteur : il porte une cicatrice à la tête, « son embonpoint » l'oblige ridiculement à « remonte[r] son bénard », il « se cramponne au pupitre », « s’éponge le crâne, battant le rappel de ses derniers tifs », puis « éprouve un vague sentiment de détresse ». Le même traitement discursif est accordé à Édouard Herriot, vieux et obèse, et même à Émile Minost, pourtant président de la Banque d'Indochine qui « encourageait, depuis le Parlement, une guerre meurtrière, dont elle tirait profit, et qu’elle estimait, pourtant, perdue ». Mais Minos n'est pas du 8e arrondissement de Paris, centre géographique du pouvoir, c'est ce qui le sauve de l'abjection totale ; il est né « dans une petite ville de province, entre les remparts médiévaux, à l’ombre d’une étude de notaire », et son statut de « parvenu » lui attire le mépris des autres membres du conseil d'administration de la banque. Et voilà que, au sortir d'une réunion du C.A., son corps se ressent lui aussi de la violence du pouvoir, oh rien de très lourd, à l'image de ses remords : durant un bref instant, « il se sentit à l’étroit dans son costume, et tira sur son nœud de cravate ».

À l'opposé, le pouvoir échappe à ces misères du corps. Si nous pouvions observer ce John Foster Dulles, par exemple – secrétaire d'État américain, derrière le coup d'État au Guatémala en 1954, et l'assassinat du premier premier ministre de la nouvellement créée République du Congo, Patrice Lumumba, en 1961, ce Dulles qui offrit au ministre français Georges Bidault, le 21 avril 1954, deux bombes atomiques pour « sauver Diên Biên Phu » – ce Dulles-là, si nous pouvions l'observer comme Frédéric-Dupont (mais, pour cela, « il faudrait pouvoir pénétrer en silence dans le bureau  » où il discute avec le président Eisenhower), nous verrions qu'il se meut dans l'aisance, « dans cet espace éthéré, thermostable, immunisé, hors du monde », où il peut « parler librement, sans pudeur », en buvant un verre de Schweppes.

Le pouvoir

À l'exception de John Foster Dulles, Une Sortie honorable s'intéresse peu aux figures du pouvoir ; leurs noms sont mentionnés, mais aucune description ne leur est consacrée. Ce qui est visé dans ce récit, c'est le pouvoir en lui-même, sa capacité d'échapper au regard, son caractère occulte. Celui-ci se manifeste de manière fugace, parfois presque irréelle, à travers un discours échappant à toute contingence, transcendant les allégeances partisanes : tantôt, « c'est le régime politique lui-même » qui parle à travers les députés réunis à l'Assemblée nationale, ou bien « c'est soudain l'Histoire en personne qui parle », ou encore, c'est « une voix [qui se fait entendre], un petit filet d’or d’où ruissel[lent] des mots étranges » faisant du général Navarre une sorte de Jeanne d'Arc. À ce discours, Vuillard réplique par un contre-discours moral, centré sur quelques scènes-clés qui mettent à l'avant-plan les corps sur lesquels, et par lesquels, s'exerce le pouvoir : corps nus, violentés des victimes, corps vieillissants, frappés de malaise, des personnages intermédiaires. 

Tout en y échappant, le pouvoir est lui-même regard. Sans aller aussi loin que le Big Brother d'Orwell, Vuillard met en scène la violence du regard au service de la grande bourgeoisie capitaliste : regard de l'inspecteur sur le coolie dénudé, dans la scène ouvrant le récit ; regard des députés de l'Assemblée nationale dirigé vers un Édouard Frédéric-Dupont vacillant, sur le point de prendre la parole ; regard des téléspectateurs américains sur un général Lattre mal à l'aise, intimidé, bafouillant, venu demander l'aide américaine, et invité à cette occasion à l'émission Meet the press, sur NBC. 

À ce regard oppressant, multiforme, du pouvoir, l'auteur oppose un contre-regard qui réhumanise ces personnages, c'est-à-dire les réinscrit dans la durée, dans leur contexte réel, en montrant, sans complaisance, leur préjugé aussi bien que leur vulnérabilité. Réhumaniser, c'est, en somme, les rapporter à nous, lecteurs, en faire nos frères de petites misères. 

Ma typologie est évidemment très incomplète. Il faudra y inclure les personnages des autres récits, notamment Buffalo Bill Cody, Léon Fiévez, Charles Lemaire.

Et aussi répondre à la question : qu'est-ce que la réalité chez Vuillard ? Voilà un thème éminemment moral : est moral, nous dit implicitement l'auteur, ce qui s'ancre dans la réalité. Celle-ci consiste d'abord en la rencontre, par le récit, entre l'auteur et le lecteur ; ensuite, viennent les thèmes qui lui sont associées : le corps (souffrance physique, psychique, temps, finitude), le lien avec le peuple (contact direct avec le peuple, et pas nécessairement le petit peuple), la vie en société, avec ses étapes, son labeur, ses projets, ses ambitions, ses réussites, ses échecs, tout le théâtre dramatique des volontés qui s'entrechoquent... J'y reviendrai prochainement.


mardi, février 01, 2022

La troisième extinction

J'étais de ceux qui croient que l'homme primitif, celui d'avant la révolution agricole survenue il y a 12 000 ans, vivait en harmonie avec la nature. Préjugé complètement erroné. Selon Yuval Noah Harari, les preuves paléontologiques indiquent clairement qu'à partir de la « révolution cognitive » d'homo sapiens, il y a environ 70 000 ans, notre espèce a été une véritable catastrophe pour la biodiversité et l'équilibre des écosystèmes. 

Voilà ce que nous apprend cette excellente bédé, qui reprend le titre de l'essai de l'auteur consacré au même sujet : Sapiens.

« Les plus durement touchés furent les gros animaux à fourrure. Au moment de la révolution cognitive, la planète hébergeait autour de deux cents genres de gros mammifères terrestres de plus de cinquante kilos. Au moment de la révolution agricole, une centaine seulement demeurait. » Homo sapiens provoqua l'extinction de près de la moitié des grands animaux de la planète, bien avant d'inventer la roue, l'écriture ou les outils de fer.

Plus en détail, voici le parcours : de l'Afrique à l'Indonésie, puis, de là, la traversée jusqu'à l'Australie, il y a quelque 50 000 ans, moment où se produisit une extinction massive sur ce continent (exit le lion marsupial, le kangourou géant, et le diprotodon) ; puis, vers le nord, homo sapiens extermine les populations de mammouths, et ce, jusqu'en Amérique du Nord où il a traversé il y a quelque 16000 ans, décimant alors, dans sa progression vers le sud, des rongeurs de la taille d'un ours, des troupeaux de chevaux et de chameaux, des lions géants, des chats à dents de cimeterre, des paresseux terrestres géants qui pesaient jusqu'à huit tonnes et pouvaient mesurer jusqu'à six mètres de haut ! En 2000 ans, l'Amérique du Nord perdit trente-quatre de ses quarante-sept genres de gros mammifères, et l'Amérique du Sud, cinquante sur soixante. S'éteignirent également des milliers d'espèces de petits mammifères, de reptiles et d'oiseaux, et même d'insectes et de parasites. Toutes les espèces de tiques du mammouth disparurent avec ce dernier. Dans les Caraïbes, ce phénomène à été plus tardif. Par exemple, à Cuba et sur l'île d'Ayiti, des fèces pétrifiées de paresseux terrestres ont été trouvées, qui dataient d'environ 7000 ans – exactement l'époque où les premiers humains réussirent à coloniser ces deux grandes îles.

Dans le Pacifique, la principale vague d'extinction commença il y a environ 3500 ans, quand homo sapiens colonisa les îles Salomon, Fidji et la Nouvelle-Calédonie. Directement ou indirectement, ils tuèrent des centaines d'espèces  d'oiseaux, insectes, escargots et autres faunes locales. De là, la vague progressa vers l'est, le sud et le nord, au coeur du Pacifique, supprimant sur son passage la faune unique de Samoa et de Tonga, il y a 3200 ans... Des Marquises, il y a 2000 ans... De l'île de Pâques, des îles Cook et d'Hawaii, il y a 1500 ans... Et, pour finir, de Nouvelle-Zélande, il y a 800 ans, où la mégafaune et 60% des espèces d'oiseaux disparurent en deux siècles.

Des désastres écologiques semblables se produisirent sur les îles qui parsèment l'océan arctique, la Méditerranée, l'Atlantique et l'océan indien. À Madagascar, les oiseaux-éléphants et les lémurs géants, comme la plupart des autres gros animaux, disparurent subitement voici 1500 ans, précisément à l'arrivée de l'homme.

Il y a 70 000 ans, homo sapiens cohabitait avec six autres espèces humaines. Or, elles ont toutes disparu après la révolution cognitive et la lente expansion territoriale de nos ancêtres. Harari ne nous dit pas que ces derniers sont responsables du sort des nos « cousins » du genre homo, faute de preuves suffisantes, mais, au vu de ce qu'ont subi des milliers d'autres espèces, il y a pour le moins une forte présomption de culpabilité !

Évidemment, ce dont nous parle cette bédé passionnante, ultimement, c'est nous, aujourd'hui. De nos ancêtres à nous, il n'y a pas rupture, mais continuité. La vague d'extinction actuelle est la troisième provoquée par notre espèce...


Harari, Yuval Noah, Daniel Casanave et David Vandermeulen, Sapiens. La Naissance de l'humanité, Paris, Albin Michel, 2020, 245 p.