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samedi, septembre 09, 2017

Fête nihiliste

Il  s’est écrit tant d’articles de journaux, de revues, tant de thèses universitaires sur l’œuvre de Réjean Ducharme… Seulement quelques remarques, ici, sur L'Hiver de force1

La question qui ne m’a pas lâché jusqu’à la fin : pourquoi Ducharme a-t-il, pour ainsi dire, séparé son antihéros-narrateur en deux personnages distincts, André et Nicole Ferron, couple fusionnel, frère et sœur, jamais éloignés l'un de l'autre, ayant fait les mêmes études, partageant les mêmes opinions, le même tour d’esprit, les mêmes passe-temps, les mêmes refus, la même volonté nihiliste, le même amour absolu et sans issue possible de La Toune, agissant toujours de concert, suivant la même impulsion du moment, et qui vont évoluer de manière identique d’une relative marginalité jusqu’à l’hiver de force ! Autant le Montréal du tournant des années 1970 paraît réaliste, la société québécoise si vivante dans la pluralité des voix que Ducharme nous fait entendre, autant son couple demeure invraisemblable. Pourquoi ce choix ?

L’attrait  principal de cet incontournable de la littérature québécoise, c’est qu’il convie le lecteur à une véritable fête du langage, ou plutôt : des langages : celui des classes populaires, celui des milieux de la contre-culture, celui des militants politiques, mais aussi des dialogues de films, des extraits de l’encyclopédie Alpha, de La Flore laurentienne… Toute une époque qui reprend vie. Plaisir de retrouver de vieilles expressions, comme des portraits de famille : « c’est sharp, hein ? », (la soupe) « ça se sippe » (p. 42), « on carcule » (p. 73), « police pas de cuisses numéro trente-six » (p. 78)... Fête, aussi, de la créativité langagière, qui est ce à quoi l’écriture de Ducharme est le plus immédiatement associée, et qui est aussi bien un refus de la littérature : « Ki manchent da marde ! » (p. 52), « les deux Zantoutaipourtoux » (p. 54), « fonne noir » (p. 61), « le désassujettissement des troudkus comme nous » (p. 121), « [t]out le monde va voir des films strordinaires puis tout le monde revient stomaké » (p. 139)

Mais si fête il y a, l’esprit n’en est pas purement festif. Le ton est tout à l’ironie, au grincement satirique, au cynisme… L’attitude de nos deux antihéros exprime un refus net, total et sans appel. Refus de l’engagement politique -- à une époque surchauffée par le militantisme syndical, par les tensions entre fédéralistes et indépendantistes, par le débat sur la langue -- refus de l’embourgeoisement, de la société de consommation, refus de la contre-culture ; refus, même, de la littérature, associée au personnage de l’écrivain ; refus du lyrisme, de l’épanchement sentimental, refus de l’auto-apitoiement... Un tel nihilisme ne peut que pousser les Ferron de plus en plus loin dans la marginalité. Ainsi vont-ils progressivement se débarrasser de tous leurs biens, quitter leur appartement miteux, n’emportant avec eux que La Flore laurentienne. Dans une société chaotique, coupée de ses traditions -- sans famille, 2 sans parents -- vide, immature, manquant d’esprit de sérieux, bref, vivant sa « quhébétude », l’œuvre phare du frère Marie-Victorin semble représenter la seule autorité admissible, et son inventaire floristique, le seul ordre possible, ordre d’une nature plus que jamais opposée à la culture.

À un tel vide, la volonté peut d’abord suppléer : « Mais on a compris que les choses dépendent de notre volonté, qu’elles existent parce qu’on le veut bien, parce qu'on choisit à chaque seconde de ne pas les détruire. Elles existent si peu qu'on peut dire que rien n'existe » (p. 162). La volonté, et l’écriture aussi, l’auto-observation : « On va se regarder faire puis je vais tout noter avec ma belle écriture. En tout cas c'est le début de notre vie enregistrée, il va falloir fêter ça » (p. 17). Difficile, ici, de ne pas penser à notre culture du selfie, sous-tendue par le même vide.

Dernier échappatoire : l’amour. Mais pas l’amour charnel, frappé chez Ducharme d’un interdit absolu : l’amour idéal, désintéressé, pur. Il semble que l’objet de ce sentiment inconditionnel n’ait pas à présenter de qualités humaines particulières, mais, comme la Toune, décrite par les Ferron comme leur « élan transcendantal vers le bas » (p. 111), doive simplement offrir par sa beauté corporelle une image de la pureté fantasmée.

Pourquoi Nicole et André, plutôt qu’un seul personnage principal ? Eh bien, la réponse est peut-être là, dans la relation fusionnelle de ce couple en dérive, seul noyau de stabilité, alors que la volonté, l’écriture et l’amour les mènent à l’impasse. La société demeure sans échappatoire possible, et accule fatalement à « l’hiver de force (comme la camisole) » (p. 273)
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1. Ducharme, Réjean. L'Hiver de force. Gallimard, Paris, 1973, 273 p.
2. « Les gens ont tellement gardé leur amour pour le dépenser en famille, comme la paie, puis c'est tellement débandant la famille, que l'amour sert plus, qu'il moisit, qu'il sent mauvais, qu'ils le jettent » (p. 235-236)