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vendredi, juin 02, 2017

Une parodie d'essai

Le titre suggère un livre pratique : Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? 1 Mais les conseils prodigués ici ne seront d'aucune utilité. Aussi le lecteur évitera-t-il de prendre cet ouvrage trop au sérieux, et en appréciera-t-il le caractère iconoclaste, provocateur, l'ironie qui se donne des airs de cynisme, et la réflexion sur l'acte de lecture qui y est proposée.

Étonnant, dans un ouvrage consacré à la lecture, de ne pas trouver les mots plaisir, ouverture... Selon Pierre Bayard, lire un livre, c'est ne pas lire tous les autres, ce qui n'est certainement pas une marque d'intérêt. Le mieux, c'est d'en parcourir le plus grand nombre, de privilégier la quantité, le volume. Parcourir un livre, s'en faire une idée, en parler avec les autres, se créer son « livre intérieur » (p. 81), imaginaire, auquel le livre réel ne plus sert que de « prétexte » (p. 82). Bayard est d'ailleurs cohérent avec son propos, puisque chaque chapitre de son ouvrage s'accompagne d'un intertitre descriptif, dans la tradition du roman parodique et populaire, apparue au XIIIe siècle 2 : « Où le lecteur verra... » (chapitre premier), « Où l'on voit, avec Valéry... » (deuxième chapitre) (qu'on pense aussi à Candide, le célèbre roman de Voltaire, parodique et satirique). Ainsi, il est facile de se faire rapidement une idée du propos sans lire tout le livre. Dans le même esprit ludique, Bayard, jouant la franchise, pour chaque œuvre mentionnée, précise aussi s'il l'a parcourue, en a seulement entendu parlé, ou si elle lui est inconnue, et ce, même dans le cas d'œuvres qui n'existent pas, comme Le Cavalier solitaire de Santa-Fé, roman écrit par un personnage du film Le Troisième homme ! Bayard va jusqu'à attribuer à ces livres non lus une note appréciative !

Mais pourquoi s'étonner ? S'il n'y pas de honte, comme le réitère l'auteur, à parler avec assurance de livres non lus, c'est peut-être qu'il n'y a pas de différence entre ceux-ci et ceux-là, les lus. La lecture, dans ce court essai, se voit pour ainsi dire nier toute réalité, puisqu'inhibée d'emblée par deux vices cognitifs rédhibitoires. D'abord, la défaillance d'une mémoire qui oublie presque tout de ce qui est lu, à mesure qu'il est lu ; ensuite, la prévalence d'un « ensemble de représentations mythiques, collectives ou individuelles, qui s’interposent entre le lecteur et tout nouvel écrit, et qui en façonnent la lecture à son insu » (p. 81). Ainsi la lecture se révèle « délecture » (p. 61) et les représentations superposent au livre réel un livre imaginaire, appelé « livre-écran » (p. 85) : « Nous ne gardons pas en notre mémoire des livres homogènes, mais des fragments arrachés à des lectures partielles, souvent mêlés les uns aux autres, et de surcroît remaniés par nos fantasmes personnels : des bribes de livres falsifiées, analogues aux souvenirs-écrans dont parle Freud, qui ont surtout pour fonction d’en dissimuler d’autres » (p. 61)

La déconstruction des idées reçues sur la lecture amène Pierre Bayard à y voir un acte de création, dont le but « est de parler de soi et non des livres, ou de parler de soi à travers les livres » (p. 154). Le « livre-écran » est aussi un livre-miroir, où le lecteur devient l'auteur au second degré du livre qu'il a « lu » ; cet acte de non-lecture permet l'expression de soi, la « découverte de soi » (p. 155). Là est, à mon avis, le but et l'intérêt de cet ouvrage. Non pas de proposer une théorie de la lecture, 3 mais de refléter le narcissisme de notre époque, sa profonde névrose, où la « culture – et l’image que nous tentons d’en donner – est une protection qui nous dissimule aux autres et à nous-même » (p. 112-113). « En parlant des livres, c’est donc bien plus que des éléments étrangers de la culture que nous échangeons, ce sont des parties de nous-même qui nous servent, dans les situations angoissantes de menace narcissique, à assurer notre cohérence intérieure » (p. 119).

Ce n'est pas l'esprit de sérieux qui prédomine ici, mais le jeu parodique (parodie d'essai), la satire, façon David Lodge, dont le roman Un bien petit monde fait d'ailleurs l'objet d'un chapitre. Mais l'ironie est si légère, l'ambiguïté si bien maintenue, qu'un lecteur pressé, qui ne fait que parcourir les chapitres comme y invite l'auteur, n'y verra que cynisme et provocation, ou pire : de réels conseils pratiques. Derrière le propos de façade, un second propos, qui contredit le premier.
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1. Bayard, Pierre. Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ? [Fichier ePub], Éditions de Minuit, Paris, 2011 (2007), 153 p.
2. Genette, Gérard. Seuils. [Fichier ePub], Éditions du Seuil, Paris, 1987, p. 322.
3. Les concepts élaborés dans le cadre de cette théorie (« bibliothèque intérieure», « bibliothèque collective », « bibliothèque virtuelle », « livre intérieur », « livre collectif », etc.) sont d'ailleurs dénués d'intérêt

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