Rechercher dans ma chambre

dimanche, mars 17, 2019

Un roman féministe ?

« Pourquoi les exemples de femmes qui partent en voiture sont-ils nécessairement tragiques ? Et pourquoi Thelma et Louise devaient-elles s’attendre au pire ? Les hommes ont Jack Kerouac. Les femmes ont Thelma et Louise » ¹. Cette remarque amère de l'écrivaine féministe Martine Delvaux pourrait ironiquement trouver une réponse dans le road novel de Daniel Grenier, Françoise en dernier ².

Nous sommes en 1997 ; Françoise est au seuil de l'âge adulte. Elle se souvient qu'à huit ans, un renard lui a frôlé un mollet en allant vers son petit frère, qu'il mordu avant de s'enfuir dans le boisé derrière la maison. « Son mollet lui piquait » ; elle s'est avancée, comme pour entrer dans le boisé, mais pas loin, juste « là où des rayons de soleil atteignaient le sol ». Ainsi commence son aventure, qui va se terminer au Yukon, dans la forêt ; et, là encore, « [ç]a lui piquait sur les jambes », mais elle n'a pas hésité, et « s’est engouffrée dans la clarté qui restait ».

Comme « son renard », elle s'était alors mise à voler, pour « le geste de le faire », geste adolescent d'affirmation de soi, comme ses « fugues », de libération de son milieu banlieusard pourtant déjà assez libre, mais où il n'arrive jamais rien. C'est alors, au début du roman, que Grenier introduit un personnage réel dans son histoire. Françoise vient de terminer son secondaire, et découvre dans un vieux magazine l'histoire de Helen Klaben, juive comme elle, qui a survécu à l'écrasement de son avion, entre Whitehorse et Fort St John, et à quarante-neuf jours de survie dans la forêt, à -40 degrés. Après l'irruption du renard, c'est le deuxième grand événement de sa vie. Elle part sur les traces de cette Klaben « tombée du ciel », à travers les États-Unis, jusqu'à San Francisco, comme Jack Waterman à la recherche de son frère Théo. Vivant de larcins, se déplaçant en auto-stop. Elle veut rencontrer Helen, dont elle admire le courage, le côté frondeur, même si elle n'a aucune idée de ce qu'elle veut lui dire. Mais elle ne la trouvera pas. Retour alors, par avion, dans l'Est, à Chattanooga, où elle se fait amie avec Sam, dix-sept ans ; ensemble, elles partent pour le Yukon. Mais c'est Victor Hamilton, à Whitehorse, qui lui fait franchir l'étape ultime, celle qui donnera tout son sens à ses quarante-neuf jours de quête. « Victor était le contraire » de Sam, le contraire « d’un criminel, il transpirait l’honnêteté et la transparence » ; il l'emmènera dans la forêt, jusqu'au site d'écrasement de l'avion. La quête prend alors pleinement son caractère intérieur, existentiel, une « épreuve physique et mystique », qui permet à Françoise de grandir en conscience. Déjà, un deuil sourd la tenaillait ; elle qui voulait se donner « un peu d’influence sur le monde que leurs parents leur avaient imposé », elle avait réalisé l'inutilité de la petite délinquance, et s'en était voulu « de n’avoir rien fait de concret » ; « [e]lle n’avait sauvé personne, aucun animal en détresse, elle n’avait aidé personne, tout le monde l’avait aidée, elle ». Une fois engagée dans la forêt, la voilà saisie du remords d'avoir volé 750 $ à un homme à San Francisco : « Comme une dette à rembourser. À ce moment-là, Victor aurait pu lui demander si elle allait rentrer à la maison, elle aurait su quoi lui répondre ».

Mais la quête n'est pas encore terminée. Françoise se retrouve seule près des débris de l'avion. Victor est parti sans entendre son appel. Elle est alors au plus près de ce qu'a vécu Helen, qui disait : « Je ne veux plus jamais me retrouver dans un endroit où si je crie personne ne peut m’entendre ». Son regard est attiré par quelque chose qui brille par terre : le bracelet de Helen, « venu d’Ukraine jusqu’ici, d’Odessa, passé de mère en fille » ; elle ira lui rendre. Et c'est à partir de là, de l'emplacement exact du bracelet perdu que Françoise va s'orienter, trouver le sentier du retour. Symboliquement, j'y vois un recentrement sur la judéité, et, conséquemment, aussi sur la famille. Elle qui avait semé des repères aux « endroits où elle était passée, pas seulement depuis deux mois, mais depuis l’origine de son existence », elle trouve enfin le repère manquant. Désormais, elle saurait où elle va (« ils allaient dans une direction précise et ça la rassurait »), et assumerait d'où elle vient. Elle peut alors s'engouffrer « dans la clarté ».

Thelma et Louise vivent dans un monde qui refuse leur révolte et les accule à choisir la mort, seule victoire possible. Françoise aussi se bute à ce monde qui pèse sur son destin, mais elle refuse de le subir, d'en être la victime. Elle le parcourt, elle se l'approprie à travers la transgression, le mouvement, le questionnement intérieur, et, finalement, y trouve sa place.


La prose de Grenier n'avance pas comme un long paquebot sur une mer calme. Elle déstabilise le lecteur, le plonge dans un désordre ponctué de doutes, d'interrogations. Ainsi, les fréquentes autocorrections surgissant dans les pensées de Françoise (focalisation interne) :
« Françoise rêvait à Mary, de Mary, comment ça se disait ? Elle disait les deux. »
« Oui, c’est vrai, aurait dit Mary, dirait Mary »
« comme on le lui avait appris dans les jeannettes, l’hiver où ses parents l’avaient inscrite chez les jeannettes »
Le souci de correction peut aller plus loin, lorsque la narration revient sur ses pas, change la focalisation, la seconde corrigeant la première :
« Ils ont parlé la nuit durant, d’une certaine façon, même si en y repensant le lendemain elle se dirait qu’elle avait sûrement dormi par saccades » (focalisation interne)
« Ils ont parlé une bonne partie de la nuit, a cru Françoise en s’endormant finalement dans un sac de couchage qui n’était pas humide et qui sentait le bois et la fumée » (focalisation zéro)
Dans l'exemple suivant, par contre, il est difficile de savoir avec certitude si la correction est le fait de Françoise, ou d'un narrateur omniscient. Logiquement, la correction, qui contredit le premier énoncé,  serait attribuée au narrateur, mais elle est insérée dans un paragraphe où domine le point de vue de Françoise :
« Elle n’avait pas son passeport sur elle, il était resté à la maison, dans un des tiroirs de sa commode blanche, celui où elle rangeait ses sous-vêtements » (focalisation interne)
« Elle n’avait même pas de passeport, en fait, non, jamais eu besoin » (focalisation interne ? Zéro ?). 
Plus encore, à au moins une reprise, focalisations interne et zéro vont jusqu'à se confondre, tout comme la fiction et la réalité : Françoise et le narrateur racontent d'une même voix, pendant deux pages, un moment de l'accident d'avion de Helen Klaben.

Et comment appeler un énoncé qui adopte le point de vue du lecteur, comme dans l'incise suivante : « Elle s’était donné comme défi, personne ne s’en étonnera, de […] » ?

Les dialogues peuvent être rapportés directement, avec tirets ; ou mêlés au flux narratif, sans tirets introductifs, sans deux-points et sans verbes de parole (« dit-il », « fit-il », etc.) ; ou seulement évoqués à travers la conscience de Françoise, ce qui crée, encore là, un effet déstabilisant, car le lecteur ne saisit pas tout de suite que le passage qu'il lit correspond, en fait, à un moment où Françoise est en situation de dialogue.

Et que dire, enfin, d'un narrateur qui se corrige lui-même : « Non, elle aurait plutôt dit shinaient, les voitures shinaient ».


Par divers moyens, le narrateur se signale à l'attention du lecteur. Esprit ludique ? Peut-être. Mais, peut-être aussi, plus profondément, en déstabilisant le lecteur, le narrateur lui fait mieux saisir ce que vit Françoise, loin de chez elle, dans un pays dont elle ne maîtrise pas la langue, seule, déterminée, certes, mais naïve, et ne sachant pas ce qui l'attend.


Références : 

Delvaux, Martine,  Thelma, Louise et moi, Montréal, Héliotrope, 2018. Livre numérique.
Grenier, Daniel, Françoise en dernier, Montréal, Le Quartanier, 2018. Livre numérique.

samedi, mars 09, 2019

Commentaire sur trois romans de Michel Houellebecq

Au fond, je n'aurais pas dû lire trois Houellebecq d'affilée. J'ai été ému par Extension du domaine de la lutte ; mais les deux romans suivants – Les Particules élémentaires, La Possibilité d'une île – m'ont assommé. C'est vrai, il y a l'humour, la moquerie, le trait grossi, mais ça n'a pas suffi. Trop de bites, de vagins, de touffes, d'éjaculations précoces, de problèmes érectiles, de désirables corps juvéniles, de corps vieillissants, s'enlaidissant, souffrants… Répétitif. Voire, dans certaines scènes, pornographiquement répétitif. Même si je sais que l'effet est voulu, cohérent avec le vide métaphysique des personnages, et avec l'uniformisation, la simplification (un mot important chez Houellebecq) de leurs comportements sociaux ¹. Et puis, les romans d'anticipation, ça ne m'intéresse plus, avec toutes ces considérations et explications oiseuses, d'ordre scientifique. Et que dire de cette réaction, tellement française, devant le soi-disant déclin final de la France, de l'Europe chrétienne ? Du déjà-lu, merci au Décadence, d'Onfray.

De fait, il y a bel et bien catastrophe appréhendée, très bien documentée, scientifiquement irréfutable, pesant sur l'ensemble de la communauté humaine. Mais le réchauffement climatique, l'hécatombe de la biodiversité, la destruction accélérée des écosystèmes, des habitats naturels, la dégradation et l'érosion des sols, tout cela qui menace à moyen terme des centaines de millions de personnes, à commencer par les pauvres, les habitants des pays qui n'ont pas les moyens financiers de s'adapter aux changements rapides, tout cela n'intéresse pas Houellebecq. Dans son recueil de textes d'opinion, Intervention 2, il évoque cette nature à « l'inventivité burlesque et un peu répugnante » ², qui « dissimule on le sait bien un grouillement sordide » ³. Ce à quoi font écho ses romans, où la nature n'est que prédation, « terreur », « cruauté », une « répugnante saloperie » ⁴ à la base de la violence qui sévit dans les sociétés humaines et qu'exacerbe l'individualisme. Le salut, s'il existe, ne peut passer que par l'affranchissement de cette animalité. Ce en quoi, paradoxalement, contribueraient les écologistes en prenant la défense des animaux contre les humains, en séparant les uns des autres. Lourd préjugé. Le discours écologiste n'a de cesse, au contraire, de relier l'être humain à l'ensemble du vivant, pour mieux souligner l'interdépendance, le commun destin.

Il y a là aussi, sans doute, une part de provocation, signe d'une attente tournée vers ses lecteurs, vers la société. Le « génie » très européocentriste de Houellebecq préfère ainsi imaginer la fin de l'espèce humaine comme l'aboutissement d'une longue dérive morale initiée par le dynamisme techno-scientifique de l'Occident : « l'évolution des sociétés humaines était depuis plusieurs siècles, et serait de plus en plus, exclusivement pilotée par l'évolution scientifique et technologique » ⁵. La technoscience aurait entraîné : une perte du sentiment religieux et, de là, une rupture des liens sociaux, jusqu'aux liens familiaux ; une montée du libéralisme et de l'individualisme (lié, paradoxalement, à une perte de l'individualité) ; une uniformisation des comportements sociaux marqués par le culte du corps et de la jeunesse, par l'exacerbation du désir aux dépens de l'amour, par l'égoïsme, et par une solitude absolue ouverte sur l'angoisse… Une telle dérive déshumanisante, servie par des connaissances scientifiques (génétique, biologie moléculaire) de pointe et des moyens techniques appropriés, ne peut qu'aboutir à la création d'une espèce humaine « améliorée », les « néo-humains ».

Un monde sombre, pessimiste, que celui de Houellebecq. Aucune issue n'est envisagée ; l'avenir ne laisse aucun espoir. Certes, les néo-humains de La Possibilité d'une île ne connaissent pas la souffrance, mais ils ne connaissent pas plus l'amour, la plénitude, la grâce. De fait, plusieurs quittent l'isolement de leur résidence protégée, et partent en quête du monde réel où quelques groupes humains épars subsistent à l'état primitif. Le jugement du néo-humain Daniel25, au 41e siècle, est sans appel : « le bonheur n’était pas venu, et l’équanimité avait conduit à la torpeur », « c’est au contraire la tristesse, la mélancolie, l’apathie languide et finalement mortelle qui avaient submergé nos générations désincarnées » ⁶.

Daniel1, lui, quelque deux mille ans plus tôt, peut encore espérer vaguement en une immortalité technique. Et puis, il y a les antidépresseurs, les anti-anxiolytiques, l'alcool, la quête sexuelle permanente ; le suicide, qui est refus de la mort, quand le poids des souffrances devient, avec l'âge, insoutenable en regard des rares plaisirs encore possibles ; et le refus de procréer, de contribuer à « la reproduction des souffrances » ⁷. L'écriture aussi, qui « ne soulage guère » ⁸. Et l'amour ? Dans les trois romans lus, seuls quelques moments réunissant Bruno et Christiane, moments de tendresse, de présence à l'autre, moments pleinement humains, ancrés dans le réel. Enfin, il y a la compassion, sentiment que privilégie Houellebecq, le seul qui semble apporter une lumière d'humanité dans les rapports entre les personnages.

D'aucuns ont reproché à Houellebecq son nihilisme. D'autres, et j'en suis, le voient comme un moraliste, ce qu'il n'est pas, il est vrai, au sens stricte. Ses écrits laissent paraître une certaine nostalgie d'une époque qui promettait « à l'individu un minimum d'être » ⁹. Son attente à l'égard de ses lecteurs, de la société, peut être celle du petit garçon qui « manqu[ait] déjà un peu d'affection » ¹⁰, mais aussi celle du moraliste. S'il dérange autant, et qu'il est lu autant, c'est qu'il tend à la société un miroir où apparaît, grossi, tout ce qu'elle ne veut pas voir : « Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de l’indifférence, de la frustration, de l’absence d’amour. Soyez abjects, vous serez vrais » ¹¹. Ses personnages types, « simplifiés », portent une charge violente de vérité qui atteint sa cible. Pour cela, il me plaît. J'ai acheté la semaine dernière La Carte et le territoire, que je lirai, certes, tout comme Sérotonine. Mais pas tout de suite.
________
1. « J'ai l'impression que tout le monde devrait être malheureux ; vous comprenez, nous vivons dans un monde tellement simple. Il y a un système basé sur la domination, l'argent et la peur – un système plutôt masculin, appelons-le Mars ; il y a un système féminin basé sur la séduction et le sexe, appelons-le Vénus. Et c'est tout. » Houellebecq, Michel. Extension du domaine de la lutte. [Fichier PDF], Flammarion, p. 147.
2. Houellebecq, Michel. Interventions 2. [Fichier ePub], Flammarion, 2009, p. 24. Remarque : pour retrouver cette pagination des fichiers ePub, ceux-ci doivent être ouverts avec Adobe Digital Edition.
3. Id., p. 21.
4. Les Particules élémentaires. [Fichier PDF], Flammarion, 1998, p. 47-48.
5. Id., p. 196. 
6. Houellebecq, Michel. La Possibilité d'une île. [Fichier ePub], Fayard, 2005, p. 376.
7. Idem, p. 312.
8. Houellebecq, Michel. Extension du domaine de la lutteOp. cit., p. 14.
9. Houellebecq, Michel. Interventions 2. Op. cit., p. 41.
10. Houellebecq, Michel. Extension du domaine de la lutte. Op. cit., p. 13.
11. Houellebecq, Michel. Rester vivant. [Fichier PDF], Flammarion, p. 28