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samedi, janvier 13, 2018

Une attention à la réalité

Ça n’arrive pas si souvent, un coup de foudre littéraire. Annie Ernaux n’en avait pas été un, ni Jim Harrison, ni Philipp Roth… Il y a longtemps, Louis-Ferdinand Céline, oui, et Gaston Miron, Henri Michaux, peut-être Louis Gauthier. Aujourd’hui, Éric Vuillard.

Des cinq récits lus, seul La Bataille d'Occident me semble moins réussi. La démarche de l'auteur n'y est peut-être pas encore à point. Mais s'y retrouvent les mêmes préoccupations. Et la même attention à la réalité, qui impose d’abord de ne jamais laisser le lecteur succomber à l’illusion mimétique. On ne « plonge » pas dans les histoires que raconte l’auteur, on ne s’y retrouve pas comme dans un monde parallèle qui ferait un moment oublier celui-ci. Vuillard n’écrit pas des page-turners, il ne raconte même pas des histoires. Il s’est volontairement détourné du roman historique, préférant s’inspirer de L’Histoire de la colonne infâme, d’Alessandro Manzoni. Dans ses « récits » – le mot est important – le « je » assume toujours la part de fiction, en ne cachant pas ses émotions, son parti pris en faveur des petites gens, des oubliés de l’Histoire, et en inscrivant sa subjectivité dans un rapport à nous, ses lecteurs, ne nous laissant pas oublier du coup que nous sommes en train de lire un livre : « À présent, regardons », dit-il à propos des survivants du massacre de Wounded Knee, ces Lakotas miséreux, absolument démunis. « Oui, regardons de tous nos yeux, de toutes nos forces. Regardons-les, depuis notre aise et notre prodigalité effarantes ». 

Réalité du discours, de cette rencontre étrange, éphémère, fragile, entre Vuillard et ses lecteurs, dans le présent du récit. Réalité des faits historiques, aussi, scrupuleusement rapportés. Enfin, réalité tragique de l'existence soumise au temps, du corps vieillissant, souffrant.

Cet engagement va si loin qu’il détermine jusqu’à l’attitude de l’auteur vis-à-vis de ses personnages. Buffalo Bill a commis des actes immoraux, tout comme Léon Fiévez et ses paniers de mains coupées, et pourtant Vuillard ne les condamne pas, s’attarde même sur leur fin de vie, une vie qui n’a pas été la leur, sur laquelle la grande Histoire est passée, une vie de « tristesse » – autre mot important – et là, ils vont mourir, ils meurent… La fragilité de l’instant présent, c’est aussi la conscience de la mort, de la finitude de toute chose. Comme des flocons de neige dans leur chute, Vuillard saisit les gens de petits métiers, les exécutants, les méprisés, les victimes anonymes, les oubliés, pour mieux nous les faire observer. Il les nomme, comme dans le très beau chapitre de 14 juillet, intitulé « La foule », véritable incantation qu’il faut lire lentement, en prononçant bien chaque syllabe de chaque nom, pour en apprécier l’effet ; il les raconte avec émotion, il met son très grand talent littéraire à les ramener à la vie, à les replacer dans leur vérité, leur épaisseur historique. Ces gens, réduits par le pouvoir à de pauvres formes éphémères, représentent la réalité, laquelle ne peut être saisie sans un effort de l’attention, une patience.

À l’opposé de cette réalité tragique, les puissants vivent dans un monde de rêve, d’illusions, un monde qui se perpétue par-delà les contingences historiques : Versailles et son faste, au moment de la prise de la Bastille en 1789 ; les chefs d’État européens réunis à Berlin en 1875, qui s’apprêtent à dépecer l’Afrique en traçant des petites lignes sur une carte, à l’aube de l’ère coloniale ; les riches industriels allemands qui acceptent de financer le parti nazi, aveuglés par leurs intérêts… Vuillard est sans pitié pour cette caste de privilégiés dont le mépris de la réalité est la cause des pires catastrophes, des pires souffrances, alors qu’eux s’en tirent toujours avec les grands honneurs et d'importants dédommagements. Son contre-discours est à la fois virulent, émouvant et lyrique par moments, irrésistiblement drôle en d'autres moments, comme dans le chapitre de Congo consacré à Chodron de Courcel, d’une raillerie mordante, défoulatoire, absolument jouissive.


Il faut lire Vuillard lentement, avec attention. Car ses récits sont brefs, mais le travail sur la phrase, les rythmes, les sonorités, y est important. 14 juillet me semble constituer un sommet à cet égard, mais il faudrait relire. Écriture alerte, tout en relief, jouant d'effets de contrastes entre les registres de la langue, entre l’abstrait et le concret, usant d'ellipses, surprenant avec un vocabulaire varié, imagé (« le ahan du ciel »), avec un néologisme (« regringoler »), un verbe employé dans un sens non attesté (« on l’ébroue gentiment »), un intransitif employé transitivement... Et que dire des jeux d’allitérations, comme ces k si cassants dans les premiers chapitres et qui d’abord disent si bien les misères de la foule parisienne, « les écorchures, le nique de l’insomnie, le niaque de la crevure », foule qui « croûte pour dix sous, et crapote au cabaret sa chopine d’eau-de-vie », formée d’une « nuée de décrotteurs », « dans les couloirs écartés, aux murs des baraquements, tout un grouillement de raccrochantes, de boucaneuses », foule assaillie, violemment réprimée par la cavalerie, qui « glisse contre les murs, se rencogne », mais qui aussi prend plaisir à « caillasser les argousins », et qui, à la fin, ne se rencogne plus du tout, et même se décoince furieusement, prise du désire de « tout renverser, tout jeter, sacquer, révoquer, flanquer par terre ! ». Travail sur les sonorités, disais-je : voilà une jeune victime, au patronyme qui dit tout : Petitanfant. Et voilà encore, dans Congo, « le Grand Chodron, Alphonse Chodron de Courcel », et les jumeau Goffinet…


J’ai découvert en Éric Vuillard, non seulement une affinité de regard, de sensibilité, le bonheur d’un excellent styliste, mais, plus encore, un écrivain attentif à la réalité. Et c’est un tel réconfort ! dans un époque où la désincarnation des rapports humains, où le déni environnemental, la dissonance cognitive, la radicalisation, l'idéologie, le sectarisme, la culture du divertissement, de la distraction, nous préparent rien de moins qu'une fin de civilisation.

Ce que nous disent ces récits magnifiques, c'est qu'il faut aimer. Mais qu'il n'y a pas d'amour véritable sans une attention portée à l'autre : « on est lent à voir ce qu’on aime et véritablement l’aimer [...] on ne sait pas assez aimer et pas assez voir ». Et que cette attention, ce regard ému, n'est possible que dans les contingences de la réalité.

L'amour est tout entier lié à la condition tragique de l'existence, mais le plus tragique, c'est de ne pas aimer.

What's left of Big Foot's band Library of Congress, Prints & Photographs Division, John C. H. Grabill Collection
What's left of Big Foot's band
Library of Congress, Prints & Photographs Division, John C. H. Grabill Collection





Références : 

Éric Vuillard, Congo, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2012. Livre numérique.
Éric Vuillard, La Bataille d'Occident, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2012. Livre numérique.
Éric Vuillard, Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2014. Livre numérique.
Éric Vuillard, 14 juillet, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2016. Livre numérique.
Éric Vuillard, L'Ordre du jour, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2017. Livre numérique.

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