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samedi, janvier 12, 2019

Commentaire sur L'Avalée des avalés

Le narcissisme et l'égocentrisme de la narratrice de L'Avalée des avalés sont à la mesure de sa souffrance : exacerbés. Carencée, perméable au monde, vulnérable, prise dans la haine de soi et des autres, Bérénice ne peut trouver dans le réel -- réel morcelé, inscrit dans la durée, dénué de sens, source d'angoisse -- l'amour fusionnel qui seul pourrait la combler. La seule issue qui s'ouvre à elle est celle de l'enfance permanente, celle de l'imaginaire. D'où le refus de l'âge adulte, de la sexualité. Refus, plus largement, du réel -- net, absolu --, et survalorisation de l'acte volontaire, qui est acte de recréation du monde sur le plan imaginaire

Or, ce passage vers l'imaginaire – plus le récit avance, plus le délire s'accentue – ne peut s'accomplir que par le langage. Dans ce roman, le langage se rappelle constamment à l'attention du lecteur, sur un mode le plus souvent performatif ; comme le « abracadabra » des contes pour enfants, il a pour fonction de faire apparaître un monde :
« Quand je serai grande, je n’aurai plus en place de cœur qu’une outre vide et sèche. Christian me laissera froide, tout à fait indifférente. Aucun lien ne nous unira que je n’aurai tissé de mes propres mains. Aucun élan ne me portera vers lui : je me porterai vers lui de mes seuls pieds. J’aime imaginer que nous sommes deux pierres que j’ai entrepris de greffer l’une à l’autre avec mon sang. Un dialogue sera établi entre deux pierres. Mon entreprise sera couronnée de succès. Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J’aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j’étais quartz. Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur ».
Ce qui fait de cet élan de Bérénice plus qu'une description fantaisiste, c'est la volonté de l'enfant d'y croire, de s'y projeter entièrement. De s'y projeter, précisément du fait du son invraisemblance, de son excès, ce qui lui permet d'affirmer sur le plan imaginaire son irréductible solitude, envers et contre tous. Il y aurait lieu, ici, de parler d'une mystique de la volonté

Mais si le langage crée, c'est dans la mesure où il doit aussi détruire. Comme dans L'Hiver de force -- seul autre roman de Ducharme que j'ai lu --, nous sommes conviés ici à une fête nihiliste du langage.  Tout y passe. Les clichés, autant que les formes convenues de la rectitude romanesque, sont férocement attaqués, dynamités, à chaque page. Le mot d'ordre de Cioran semble ici scrupuleusement suivi : « Devoir de la lucidité : arriver à un désespoir correct, à une férocité olympienne ». 1 Il faut dire qu'au tournant des années 1970, la littérature québécoise est ouvertement iconoclaste. Mais, chez Ducharme, l'esthétique de la rupture est portée jusqu'à un extrême auquel je ne trouve pas d'équivalent.
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1. Cioran, Émile. Syllogismes de l'amertume. [Fichier ePub], Paris, Gallimard, 2013, p. 34. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.

Désir de liberté dans L'Hibiscus pourpre

Dans un billet antérieur, j'ai mentionné que les deux héros du roman Americanah, de Chimamanda Ngozi Adichie, évoluent dans une strate de temps très mince, qu'ils n'ont pas un ancrage culturel très profond. Or, il en va tout autrement dans L'Hibiscus pourpre, 1 premier roman de l'autrice nigériane, paru dix ans plus tôt. Ici, le temps, la durée, exerce une pression constante sur la narratrice, la jeune Kambili Achike, et ses parents, son frère Jaja, sa tante Ifeoma, ses cousins, cousines, les maintient dans un état constant d'appréhension. Chacun doit faire face au changement, en particulier Kambili qui, lors d'un séjour à Nsukka, chez la tante Ifeoma, découvre un monde radicalement différent du sien, un monde, certes, pauvre, elle qui vit dans l'opulence, mais extraordinairement libre et vivant. Commence alors un lent et courageux processus de transformation, au cours duquel Kambili va s'abandonner à la liberté de parler, de rire, de chanter, d'aimer. Après la narratrice, le père, jamais désigné par son prénom ibo – qui n'est pas à ses yeux une langue « civilisé[e] » (p. 16) – est le personnage le plus développé du roman. Homme riche et respecté dans la communauté d'Enugu, « pur produit du colonialisme » (p. 16) selon sa soeur Ifeoma, Eugène, qui attribue sa réussite à l'Église catholique, est un fondamentaliste, un croisé qui n'hésite pas à châtier violemment la moindre incartade de ses enfants aussi bien que de sa femme. Craint par ses enfants, il n'en est pas moins vulnérable. 2 Lui aussi subira la pression du changement, mais, inflexible, ne s'en tirera pas.

Car, plus largement, Adichie brosse le tableau du Nigéria déliquescent, frappé par un coup d'État, par la hausse des prix des denrées alimentaires, par la pénurie d'essence, les pannes d'électricité, la défaillance des services publics, les grèves, les manifestations, les assassinats… En outre, le colonialisme anglais, les missionnaires catholiques, le prosélytisme pentecôtiste ont mis à mal les traditions. Le grand-père de la narratrice, seule incarnation de ce monde que son propre fils Eugène qualifie de « païen » (p. 53), d'ailleurs, un matin, ne se réveille pas, s'en va « rejoin[dre] ses ancêtres » (p. 58). La grande Histoire se mêle à la petite, chacun doit s'adapter ou, à défaut, en subir les conséquences. La tante Ifeoma, quant à elle, déjà veuve, perd son poste de professeur à l'université du Nigéria, et émigrera avec ses trois enfants aux États-Unis.

Tout ce tableau serait assez banal si Adichie ne le rendait pas aussi vivant, sensuel et nuancé. Dans ce premier roman, elle accorde une place relativement importante au monde des traditions du grand-père, Papa-Nnukwu : fête de l'Aro, ima mmuo (initiation au monde des esprits), prière du matin au dieu Chineke, itu-nzu (déclaration d’innocence)… Ces éléments se mêlent à un foisonnement de marqueurs culturels : mots ibos, gestes de la préparation des repas, jeux, musique, récitation d'un conte, observation d'arbres, plantes, insectes… Adichie montre un sens très développé du détail qui fait voir, comprendre. Ses descriptions sont brèves et précises ; ses métaphores arrivent à point. L'usage de symboles (comme l'hibiscus pourpre, l'escargot qui fuit) lui permet également de synthétiser des significations profondes.

La vision du monde est plutôt optimiste. Le chef d'État meurt, le père est mis hors circuit, le frère de Kambili sortira de prison… Le temps, certes, ne laisse rien intact, mais, finalement, sert la cause de la liberté. Ou, dit autrement, c'est le désir de liberté, souterrain et irrépressible, qui maintient la dynamique du changement et rend ainsi sensible la durée. Même le père de Kambili lutte pour la liberté, du moins sur le plan politique, car, au sein de la famille, son rigorisme demeure des plus autoritaires. Ce qui explique la distinction faite par la narratrice : « Le défi de Jaja me semblait à présent similaire aux hibiscus pourpres expérimentaux de Tante Ifeoma : rare, chargé des parfums de la liberté, une liberté différente de celle que les foules agitant des feuilles vertes scandaient à Government Square après le coup d’État. Une liberté d’être, de faire » (p. 18).


Je ne peux passer sous silence un problème apparent de cohérence. Apparent, car il serait très étonnant que l'autrice commette une erreur aussi flagrante. L'événement central de cette histoire a lieu le dimanche des Rameaux, une semaine avant Pâques. Le deuxième chapitre retrace la genèse de cet événement qui a fait basculer la vie des Achike. Le dimanche de Pentecôte de l'année précédente, le père bat la mère qui, enceinte, tenaillée par une envie de vomir, avait simplement exprimé le désir de ne pas suivre la famille qui rendait visite au père Benedict. Cet acte violent entraîne, le lendemain, la perte du foetus : « Il y a eu un accident, le bébé n’est plus là », dit-elle » (p. 33). Or, dans la même séquence, à la page suivante : « Plus tard, au dîner, Papa dit que nous réciterions seize différentes neuvaines. Pour le pardon de Mama. Et le dimanche, qui était le deuxième dimanche de l’Avent, nous restâmes après la messe pour commencer les neuvaines » (p. 34).

Je ne m'explique pas cet incohérence. La narratrice, alors âgée de quinze ans, veut-elle par là exprimer une forme d'opposition à son père, elle qui affirme, quelques pages plus tôt : « Papa aimait l’ordre. Cela se voyait même dans les emplois du temps » (p. 24) ?
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1. Adichie, Chimamanda Ngozi. L'Hibiscus pourpre. [Fichier ePub], Gallimard, 250 p. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.
2. Le portrait du père est plus complexe qu'il n'y paraît d'abord. Notamment, c'est un homme stigmatisé par l'éducation religieuse. « J’ai commis un péché contre mon corps, une fois, dit-il. Et le bon père, celui avec qui j’habitais quand j’allais à St Gregory, entra et me vit. Il me demanda de mettre de l’eau à bouillir pour le thé. Il versa l’eau dans un bol et trempa mes mains dedans » (p. 157). S'il affirme approuver ce châtiment corporel, appliqué « pour [s]on bien » (p. 158), la narratrice note néanmoins un fait singulier. Au dimanche des Rameaux, Jaja a refusé de communier, un deuxième refus, à Pâques, trahirait un « péché mortel » (p. 9). Que va faire le fils ? En ce matin de Pâques, le père est trahi, lui, par ses mains : « durant le petit déjeuner, les mains de Papa ne cessèrent de trembler, à tel point qu’il renversa son thé » (p. 205).