Rechercher dans ma chambre

mercredi, novembre 20, 2019

Querelle de Roberval : sombre et nihiliste

Enfin un roman qui n'instrumentalise pas la figure de l'Indien. Où celui-ci n'incarne pas la Nature sauvage et n'a pas pour fonction de caractériser un héros blanc « ensauvagé », en apposant son label « Américain authentique ». Dans Querelle de Roberval, ¹ Christian et Kathleen, Innus de Mashteuiatsh, travaillent à la scierie avec les Blancs, vivent leur vie banalement, comme les autres. Ces deux personnages secondaires nous rappellent que dans le monde réel, et particulièrement à Roberval où se passe l'intrigue, il existe des êtres appelés Indiens (ou Amérindiens, autochtones, aborigènes). Si Kevin Lambert évoque leur présence, c'est aussi parce qu'ils incarnent, dans une société qui demeure absolument indifférente aux first nations, une certaine marginalité. La femme qui travaille dans un milieu d'hommes, comme à la Scierie du lac, est elle aussi marginale, mais, dans ce roman social, les principales figures de la marginalité sont les militants syndicaux et les homosexuels. C'est sur eux que se construit l'intrigue, en cinq parties, suivant le modèle de la tragédie grecque : prologue, parodos, stasimon, kommos, Exodos, auxquelles l'auteur ajoute un épilogue qui ramène le lecteur au chapitre premier. Voilà un angle intéressant pour traiter de la violence de la société patriarcale.

Les vingt-sept premiers chapitres (sur trente-cinq) présentent un réalisme convenu, où Lambert nous montre une communauté robervaloise déconstruite par l'individualisme exacerbé, alimenté par les réseaux sociaux, l'égoïsme, et où le militantisme syndical ne peut plus s'exprimer. Les grévistes de la Scierie du lac sont écrasés par le pouvoir : entrepreneurs, politiciens, médias, forces policières ; les citoyens finissent eux aussi par se tourner contre eux. Mais comment s'en étonner quand, parmi les grévistes eux-mêmes, plusieurs sont opposés à la grève. Il ne faut pas trop chercher la vraisemblance, ici. Les situations sont familières, traitées sans originalité, le boss est caricaturalement cupide et méchant ; Lambert ne se gêne pas de reprendre une célèbre réplique de Michel Chartrand, ainsi que le manifeste du FLQ lu à la radio lors de la crise d'octobre. Or, l'histoire ne se déroule pas en 1970, mais en 2012. L'effet global est celui d'un milieu syndical archaïque, précarisé, miné de l'intérieur, en porte-à-faux avec l'époque.

Plus intéressante m'a paru la représentation de l'homosexualité, où l'auteur nous offre ses observations les plus fines. Je ne suis pas entièrement de l'avis de Chantal Guy, de La Presse, qui voit dans la sexualité débridée de Querelle « les seuls moments de liberté absolue [...] hors des lois du marché et de l'aliénation générale ». Certes, les baises sont décrites en termes crus, affranchis de la morale hétéronormative, mais Querelle n'y est pas libre pour autant, confiné qu'il est au rôle de mâle alpha, enculant, mais jamais enculé, rôle qui lui a été appris, auquel il s'est identifié pour se protéger d'un monde violent qui ne tolère aucun signe de faiblesse de la part du mâle. Querelle est tout aussi aliéné que ses collègues de la scierie qu'il fait bander avec le récit de ses prouesses sexuelles.

C'est au vingt-huitième chapitre que l'histoire bascule dans une autre dimension, celle de la tragédie. Dans une scène sanguinolente à la Tarantino, les grévistes de la scierie affrontent les forestiers à coups de poings, de pieds, de battes de baseball. Plus aucun réalisme ne tient à partir de là. Après la bataille, Jézabel achève elle-même son bel ami Querelle agonisant en lui enfonçant dans le torse le manche brisé d'une batte. Puis, elle et ses camarades grévistes tueront le boss de la scierie, sa femme et ses enfants, avant de les faire cuire et de les manger.

Ce que semble nous dire l'auteur, c'est que, dans ce monde voué au tragique, les destins sont noués dès le départ. Les grévistes ne pouvaient pas sortir vainqueurs de leur lutte ; leur chef se suicide, Querelle se fait tuer et Jézabel finit en prison. La seule issue possible : s'enfoncer toujours plus loin dans l'exclusion, l'opprobre, l'abject.

L'univers de Lambert est sombre, dur, et profondément nihiliste. La révolte se veut destruction du monde, jusqu'à l'auto-annihilation, comme l'illustrent puissamment les trois personnages sans noms, désignés simplement comme le premier, le deuxième, le troisième. Trois jeunes gais atteints du sida, trois anges de la Mort qui propagent sciemment leur maladie, mettent le feu aux maisons des grévistes, baisent le cadavre sanguinolent de Querelle, puis se suicident devant leur webcam et trois mille personnes, « en envoyant chier le monde entier ».

Tout n'est pas parfait dans ce roman, mais Lambert a le mérite de nous faire voir, éprouver, un aspect du monde réel. De plus, son usage du style indirect libre lui permet de se tenir au plus près des personnages et de faire entendre leur parlure. C'est là seulement que se trouve célébrée la vie.
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¹ Lamber, Kevin. Querelle de Roberval. [Fichier ePub], Héliotrope, Montréal, 2018.

jeudi, octobre 24, 2019

Vieillir

Papa aurait eu cent ans mardi dernier. Il est mort il y a douze ans, le jour de mon anniversaire.

Vieillir... Des gens qu'on a aimés, qu'on aime comme s'ils étaient là encore... Les parents, et des oncles, des tantes. Et puis des amis, ce bon vieux Léon, en 2005, et tous les Gaston Miron, les Philippe Noiret, les Pierre Foglia, Jean Rochefort... Voilà qu'on se retrouve – on est pas si vieux pourtant – peuplé de fantômes, luttant contre le sentiment d'irréalité... L'impermanence. Quelqu'un était là ; il n'y est plus. On regarde encore et encore : il n'y est plus...

Vieillir, c'est perdre sa densité.

vendredi, mai 17, 2019

Commentaire sur la trilogie 1984, d'Éric Plamondon

Face à un lectorat plus que jamais en quête du sentiment de réel, les écrivains répondent de diverses manières : par un simulacre de réalité, comme l'offre ce faux genre littéraire qu'est l'autofiction ; par des romans journalistiques, pour paraphraser Doris Lessing, comme le dernier Don Winslow ; ou par des récits à la Éric Vuillard, qui tentent de séparer leurs éléments fictionnels des faits relatés.

De nombreuses œuvres se situent à la confluence de ces approches. Je retiens en particulier Les Villes de papier, de Dominique Fortier, et Charlotte, de David Foenkinos, qui juxtaposent, sans jamais les mêler, chapitres autofictionnels et chapitres biographiques. Avec sa trilogie 1984 ¹, Éric Plamondon propose la même forme d'hybridité, tout en la problématisant.

Chaque volet de la trilogie s'intéresse à un personnage célèbre : Johnny Weissmuller, médaillé d'or aux Jeux olympiques de 1924 et 1928, puis première incarnation de Tarzan au cinéma ; l'écrivain Richard Brautigan, le « dernier des beatniks » ² ; et Steve Jobs, fondateur de la multinationale Apple. Mais ce qui caractérise d'abord ces récits, par rapport à Charlotte, c'est leur extrême éclatement : ruptures chronologiques, éparpillement géographique et temporel (de la Grèce antique à la Californie de la contre-culture), multiplication des anecdotes, des personnages, hétérogénéité des discours (prose, poèmes, recette culinaire, billet de TGV, définitions de termes, table des matières, extraits de critiques littéraires, extraits de génériques). Ici, le mot roman, pourtant employé par l'éditeur, ne convient plus ; nous voici plutôt devant un collage de courts chapitres allant de quelques mots à quelques pages. L'unité de l'ensemble est assuré par la récurrence de divers événements, motifs (objets, œuvres d'art), personnages, par les nombreux liens qui apparaissent entre ceux-ci, par l'intérêt du narrateur pour la question de l'origine, la filiation (enfants bâtards, pays natal disparu, ordinateur qui « est le fils du transistor, et l’arrière-arrière-arrière-petit-fils de l’ampoule électrique »). Il y a bien quatre ou cinq chapitres dont je n'ai pas saisi l'à-propos, mais, dans l'ensemble, les trois récits biographiques se tiennent, et accréditent l'idée que, dans « la vie, souvent, il y a des attractions que nous ne pouvons pas expliquer » ³, et que tous ces éléments disparates sont unis parce qu'ils « font partie de la même histoire » ⁴.

Le problème, c'est qu'il n'y a jamais une histoire, mais toujours des histoires. « S’il avait écrit tous les livres qui parlent de lui, Jobs serait un des auteurs les plus prolifiques des vingtième et vingt et unième siècles » ⁵. Or, s'il est vrai que « Descartes s’est trompé, [qu']il ne suffit pas de penser pour exister, encore faut-il le dire » ⁶, alors l'être ne peut échapper à l'éclatement. Qui est le vrai Steve Jobs parmi tous ces Steve Jobs racontés ? De même, qui est le narrateur de cette trilogie ? La quatrième de couverture du premier tome nous le présente comme Gabriel Rivages. Or, rien dans Hongrie Hollywood Express ne nous permet d'établir avec certitude ce rapport d'identité. Rivages n'y apparaît explicitement que comme un « il », un « il » qui, en outre, se suicide au soixante-deuxième chapitre !  Quant au « je » narratif, dès le premier chapitre, son ancrage dans le réel (un Québécois qui vient d'avoir quarante ans) est emporté dans le flux d'une longue énumération où s'accumule, pêle-mêle, tout ce qu'il a fait, jusqu'à l'invraisemblable :
« Puis je suis devenu mercenaire. J’ai coupé des bites, des têtes et des bras. J’ai violé des jeunes filles et écrasé des femmes en 4 × 4. J’ai fait exploser des ambassades, j’ai pris le maquis. » ⁷
« J’ai vu les éléphants de Gengis Khan traverser l’Empire mongol, j’ai vu Roland fendre les Pyrénées de son glaive. J’ai vu le Vésuve anéantir Pompéi et Erina qui criait pendant que la lave faisait fondre ses pieds, ses jambes, son tronc puis sa tête, son dernier regard levé vers moi. J’ai vu Geronimo charger une colonne de cavalerie. » ⁸
Ce n'est qu'au deuxième tome que Rivages se présente explicitement comme narrateur : « À quarante et un ans, je ne serai jamais quelqu’un d’autre que moi-même, Gabriel Rivages. Ai-je pour autant raté ma vie ? » ⁹ Puis Pomme S nous confirme finalement que le « je » de la trilogie est bien celui de Rivages : « Rivages est parti à la recherche de Weissmuller, Brautigan et Jobs comme des milliers d’hommes et de femmes sont partis sur la piste de l’Oregon, vers la Californie, au dix-neuvième siècle. Ils ont traversé le Nouveau Monde en quête du paradis perdu » ¹⁰.

Non seulement ce narrateur est-il à la fois un « je » et un « il », un être de toutes les époques, vivant et mort, mais, de plus, il ne cesse d'usurper des éléments biographiques des personnages dont il raconte l'histoire, ou plutôt une (autre) histoire : comme Brautigan, il s'est suicidé, et il apprend que son père n'est pas « [s]on vrai père » ¹¹ ; comme Weissmuller, il nage pour oublier les problèmes existentiels, et si le grand champion de natation « est né trois fois » ¹², Rivages n'est pas en reste, puisqu'il se donne deux dates de naissance : 13 février de l'an 1969, et de l'an 1984 ! Rivages fait penser au personnage éponyme du film Zelig de Woody Allen, qui, par besoin d'exister dans le regard des autres, adopte les manières et l'aspect physique des personnes qu'il côtoie, se rend célèbre par une faculté du mimétisme poussée à l'extrême : « Si vous voulez qu’on se souvienne de vous », dit Rivages… ¹³

La perte de l'origine, le cogito reformulé (« Je raconte, donc je suis »), et le vide ontologique du narrateur ¹⁴ subvertissent le pacte autofictionnel sur lequel s'appuient Charlotte et Les Villes de papier, et rompent tout lien possible entre le récit biographique et le réel. Le « je » est un autre, et le « il » (auto)biographique ne peut que l'être aussi. Chez Plamondon, comme chez les formalistes, le langage cesse d'être transparent au réel, et l'œuvre, comme une chambre d'écho, se referme sur elle-même. Cette position lucide me réjouit, mais fallait-il, pour nous convaincre, que la démonstration fût poussée jusqu'à l'incohérence ? Devant l'insistance des lecteurs à chercher sous la fiction la caution d'un réel illusoire, je serais tenté de répondre : oui.

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¹ Hongrie Hollywood Express (2011), Mayonnaise (2012), Pomme S (2013).
² Plamondon, Éric. Mayonnaise. [Fichier ePub], Le Quartanier, 2012, p. 18.
³ Plamondon, Éric. Pomme S. [Fichier ePub], Le Quartanier, 2013, p. 68.
Idem, p. 179.
Idem, p. 146.
Idem, p. 147.
⁷ Plamondon, Éric. Hongrie-Hollywood Express. [Fichier PDF], Le Quartanier, 2013, p. 15.
Idem, p. 16.
Mayonnaise, op. cit., p. 7
¹⁰ Pomme Sop. cit., p. 194
¹¹ Mayonnaise, op. cit., p. 114.
¹² Idem, p. 148
¹³ Hongrie-Hollywood Express, op. cit., p. 134.
¹⁴ « Après les femmes, les drogues, les voyages, les livres, les emplois divers et les enfants, il sent toujours en lui ce grand vide. Il y met tout ce qui lui tombe sous la main ». Idem, p. 19.

dimanche, mars 17, 2019

Un roman féministe ?

« Pourquoi les exemples de femmes qui partent en voiture sont-ils nécessairement tragiques ? Et pourquoi Thelma et Louise devaient-elles s’attendre au pire ? Les hommes ont Jack Kerouac. Les femmes ont Thelma et Louise » ¹. Cette remarque amère de l'écrivaine féministe Martine Delvaux pourrait ironiquement trouver une réponse dans le road novel de Daniel Grenier, Françoise en dernier ².

Nous sommes en 1997 ; Françoise est au seuil de l'âge adulte. Elle se souvient qu'à huit ans, un renard lui a frôlé un mollet en allant vers son petit frère, qu'il mordu avant de s'enfuir dans le boisé derrière la maison. « Son mollet lui piquait » ; elle s'est avancée, comme pour entrer dans le boisé, mais pas loin, juste « là où des rayons de soleil atteignaient le sol ». Ainsi commence son aventure, qui va se terminer au Yukon, dans la forêt ; et, là encore, « [ç]a lui piquait sur les jambes », mais elle n'a pas hésité, et « s’est engouffrée dans la clarté qui restait ».

Comme « son renard », elle s'était alors mise à voler, pour « le geste de le faire », geste adolescent d'affirmation de soi, comme ses « fugues », de libération de son milieu banlieusard pourtant déjà assez libre, mais où il n'arrive jamais rien. C'est alors, au début du roman, que Grenier introduit un personnage réel dans son histoire. Françoise vient de terminer son secondaire, et découvre dans un vieux magazine l'histoire de Helen Klaben, juive comme elle, qui a survécu à l'écrasement de son avion, entre Whitehorse et Fort St John, et à quarante-neuf jours de survie dans la forêt, à -40 degrés. Après l'irruption du renard, c'est le deuxième grand événement de sa vie. Elle part sur les traces de cette Klaben « tombée du ciel », à travers les États-Unis, jusqu'à San Francisco, comme Jack Waterman à la recherche de son frère Théo. Vivant de larcins, se déplaçant en auto-stop. Elle veut rencontrer Helen, dont elle admire le courage, le côté frondeur, même si elle n'a aucune idée de ce qu'elle veut lui dire. Mais elle ne la trouvera pas. Retour alors, par avion, dans l'Est, à Chattanooga, où elle se fait amie avec Sam, dix-sept ans ; ensemble, elles partent pour le Yukon. Mais c'est Victor Hamilton, à Whitehorse, qui lui fait franchir l'étape ultime, celle qui donnera tout son sens à ses quarante-neuf jours de quête. « Victor était le contraire » de Sam, le contraire « d’un criminel, il transpirait l’honnêteté et la transparence » ; il l'emmènera dans la forêt, jusqu'au site d'écrasement de l'avion. La quête prend alors pleinement son caractère intérieur, existentiel, une « épreuve physique et mystique », qui permet à Françoise de grandir en conscience. Déjà, un deuil sourd la tenaillait ; elle qui voulait se donner « un peu d’influence sur le monde que leurs parents leur avaient imposé », elle avait réalisé l'inutilité de la petite délinquance, et s'en était voulu « de n’avoir rien fait de concret » ; « [e]lle n’avait sauvé personne, aucun animal en détresse, elle n’avait aidé personne, tout le monde l’avait aidée, elle ». Une fois engagée dans la forêt, la voilà saisie du remords d'avoir volé 750 $ à un homme à San Francisco : « Comme une dette à rembourser. À ce moment-là, Victor aurait pu lui demander si elle allait rentrer à la maison, elle aurait su quoi lui répondre ».

Mais la quête n'est pas encore terminée. Françoise se retrouve seule près des débris de l'avion. Victor est parti sans entendre son appel. Elle est alors au plus près de ce qu'a vécu Helen, qui disait : « Je ne veux plus jamais me retrouver dans un endroit où si je crie personne ne peut m’entendre ». Son regard est attiré par quelque chose qui brille par terre : le bracelet de Helen, « venu d’Ukraine jusqu’ici, d’Odessa, passé de mère en fille » ; elle ira lui rendre. Et c'est à partir de là, de l'emplacement exact du bracelet perdu que Françoise va s'orienter, trouver le sentier du retour. Symboliquement, j'y vois un recentrement sur la judéité, et, conséquemment, aussi sur la famille. Elle qui avait semé des repères aux « endroits où elle était passée, pas seulement depuis deux mois, mais depuis l’origine de son existence », elle trouve enfin le repère manquant. Désormais, elle saurait où elle va (« ils allaient dans une direction précise et ça la rassurait »), et assumerait d'où elle vient. Elle peut alors s'engouffrer « dans la clarté ».

Thelma et Louise vivent dans un monde qui refuse leur révolte et les accule à choisir la mort, seule victoire possible. Françoise aussi se bute à ce monde qui pèse sur son destin, mais elle refuse de le subir, d'en être la victime. Elle le parcourt, elle se l'approprie à travers la transgression, le mouvement, le questionnement intérieur, et, finalement, y trouve sa place.


La prose de Grenier n'avance pas comme un long paquebot sur une mer calme. Elle déstabilise le lecteur, le plonge dans un désordre ponctué de doutes, d'interrogations. Ainsi, les fréquentes autocorrections surgissant dans les pensées de Françoise (focalisation interne) :
« Françoise rêvait à Mary, de Mary, comment ça se disait ? Elle disait les deux. »
« Oui, c’est vrai, aurait dit Mary, dirait Mary »
« comme on le lui avait appris dans les jeannettes, l’hiver où ses parents l’avaient inscrite chez les jeannettes »
Le souci de correction peut aller plus loin, lorsque la narration revient sur ses pas, change la focalisation, la seconde corrigeant la première :
« Ils ont parlé la nuit durant, d’une certaine façon, même si en y repensant le lendemain elle se dirait qu’elle avait sûrement dormi par saccades » (focalisation interne)
« Ils ont parlé une bonne partie de la nuit, a cru Françoise en s’endormant finalement dans un sac de couchage qui n’était pas humide et qui sentait le bois et la fumée » (focalisation zéro)
Dans l'exemple suivant, par contre, il est difficile de savoir avec certitude si la correction est le fait de Françoise, ou d'un narrateur omniscient. Logiquement, la correction, qui contredit le premier énoncé,  serait attribuée au narrateur, mais elle est insérée dans un paragraphe où domine le point de vue de Françoise :
« Elle n’avait pas son passeport sur elle, il était resté à la maison, dans un des tiroirs de sa commode blanche, celui où elle rangeait ses sous-vêtements » (focalisation interne)
« Elle n’avait même pas de passeport, en fait, non, jamais eu besoin » (focalisation interne ? Zéro ?). 
Plus encore, à au moins une reprise, focalisations interne et zéro vont jusqu'à se confondre, tout comme la fiction et la réalité : Françoise et le narrateur racontent d'une même voix, pendant deux pages, un moment de l'accident d'avion de Helen Klaben.

Et comment appeler un énoncé qui adopte le point de vue du lecteur, comme dans l'incise suivante : « Elle s’était donné comme défi, personne ne s’en étonnera, de […] » ?

Les dialogues peuvent être rapportés directement, avec tirets ; ou mêlés au flux narratif, sans tirets introductifs, sans deux-points et sans verbes de parole (« dit-il », « fit-il », etc.) ; ou seulement évoqués à travers la conscience de Françoise, ce qui crée, encore là, un effet déstabilisant, car le lecteur ne saisit pas tout de suite que le passage qu'il lit correspond, en fait, à un moment où Françoise est en situation de dialogue.

Et que dire, enfin, d'un narrateur qui se corrige lui-même : « Non, elle aurait plutôt dit shinaient, les voitures shinaient ».


Par divers moyens, le narrateur se signale à l'attention du lecteur. Esprit ludique ? Peut-être. Mais, peut-être aussi, plus profondément, en déstabilisant le lecteur, le narrateur lui fait mieux saisir ce que vit Françoise, loin de chez elle, dans un pays dont elle ne maîtrise pas la langue, seule, déterminée, certes, mais naïve, et ne sachant pas ce qui l'attend.


Références : 

Delvaux, Martine,  Thelma, Louise et moi, Montréal, Héliotrope, 2018. Livre numérique.
Grenier, Daniel, Françoise en dernier, Montréal, Le Quartanier, 2018. Livre numérique.

samedi, mars 09, 2019

Commentaire sur trois romans de Michel Houellebecq

Au fond, je n'aurais pas dû lire trois Houellebecq d'affilée. J'ai été ému par Extension du domaine de la lutte ; mais les deux romans suivants – Les Particules élémentaires, La Possibilité d'une île – m'ont assommé. C'est vrai, il y a l'humour, la moquerie, le trait grossi, mais ça n'a pas suffi. Trop de bites, de vagins, de touffes, d'éjaculations précoces, de problèmes érectiles, de désirables corps juvéniles, de corps vieillissants, s'enlaidissant, souffrants… Répétitif. Voire, dans certaines scènes, pornographiquement répétitif. Même si je sais que l'effet est voulu, cohérent avec le vide métaphysique des personnages, et avec l'uniformisation, la simplification (un mot important chez Houellebecq) de leurs comportements sociaux ¹. Et puis, les romans d'anticipation, ça ne m'intéresse plus, avec toutes ces considérations et explications oiseuses, d'ordre scientifique. Et que dire de cette réaction, tellement française, devant le soi-disant déclin final de la France, de l'Europe chrétienne ? Du déjà-lu, merci au Décadence, d'Onfray.

De fait, il y a bel et bien catastrophe appréhendée, très bien documentée, scientifiquement irréfutable, pesant sur l'ensemble de la communauté humaine. Mais le réchauffement climatique, l'hécatombe de la biodiversité, la destruction accélérée des écosystèmes, des habitats naturels, la dégradation et l'érosion des sols, tout cela qui menace à moyen terme des centaines de millions de personnes, à commencer par les pauvres, les habitants des pays qui n'ont pas les moyens financiers de s'adapter aux changements rapides, tout cela n'intéresse pas Houellebecq. Dans son recueil de textes d'opinion, Intervention 2, il évoque cette nature à « l'inventivité burlesque et un peu répugnante » ², qui « dissimule on le sait bien un grouillement sordide » ³. Ce à quoi font écho ses romans, où la nature n'est que prédation, « terreur », « cruauté », une « répugnante saloperie » ⁴ à la base de la violence qui sévit dans les sociétés humaines et qu'exacerbe l'individualisme. Le salut, s'il existe, ne peut passer que par l'affranchissement de cette animalité. Ce en quoi, paradoxalement, contribueraient les écologistes en prenant la défense des animaux contre les humains, en séparant les uns des autres. Lourd préjugé. Le discours écologiste n'a de cesse, au contraire, de relier l'être humain à l'ensemble du vivant, pour mieux souligner l'interdépendance, le commun destin.

Il y a là aussi, sans doute, une part de provocation, signe d'une attente tournée vers ses lecteurs, vers la société. Le « génie » très européocentriste de Houellebecq préfère ainsi imaginer la fin de l'espèce humaine comme l'aboutissement d'une longue dérive morale initiée par le dynamisme techno-scientifique de l'Occident : « l'évolution des sociétés humaines était depuis plusieurs siècles, et serait de plus en plus, exclusivement pilotée par l'évolution scientifique et technologique » ⁵. La technoscience aurait entraîné : une perte du sentiment religieux et, de là, une rupture des liens sociaux, jusqu'aux liens familiaux ; une montée du libéralisme et de l'individualisme (lié, paradoxalement, à une perte de l'individualité) ; une uniformisation des comportements sociaux marqués par le culte du corps et de la jeunesse, par l'exacerbation du désir aux dépens de l'amour, par l'égoïsme, et par une solitude absolue ouverte sur l'angoisse… Une telle dérive déshumanisante, servie par des connaissances scientifiques (génétique, biologie moléculaire) de pointe et des moyens techniques appropriés, ne peut qu'aboutir à la création d'une espèce humaine « améliorée », les « néo-humains ».

Un monde sombre, pessimiste, que celui de Houellebecq. Aucune issue n'est envisagée ; l'avenir ne laisse aucun espoir. Certes, les néo-humains de La Possibilité d'une île ne connaissent pas la souffrance, mais ils ne connaissent pas plus l'amour, la plénitude, la grâce. De fait, plusieurs quittent l'isolement de leur résidence protégée, et partent en quête du monde réel où quelques groupes humains épars subsistent à l'état primitif. Le jugement du néo-humain Daniel25, au 41e siècle, est sans appel : « le bonheur n’était pas venu, et l’équanimité avait conduit à la torpeur », « c’est au contraire la tristesse, la mélancolie, l’apathie languide et finalement mortelle qui avaient submergé nos générations désincarnées » ⁶.

Daniel1, lui, quelque deux mille ans plus tôt, peut encore espérer vaguement en une immortalité technique. Et puis, il y a les antidépresseurs, les anti-anxiolytiques, l'alcool, la quête sexuelle permanente ; le suicide, qui est refus de la mort, quand le poids des souffrances devient, avec l'âge, insoutenable en regard des rares plaisirs encore possibles ; et le refus de procréer, de contribuer à « la reproduction des souffrances » ⁷. L'écriture aussi, qui « ne soulage guère » ⁸. Et l'amour ? Dans les trois romans lus, seuls quelques moments réunissant Bruno et Christiane, moments de tendresse, de présence à l'autre, moments pleinement humains, ancrés dans le réel. Enfin, il y a la compassion, sentiment que privilégie Houellebecq, le seul qui semble apporter une lumière d'humanité dans les rapports entre les personnages.

D'aucuns ont reproché à Houellebecq son nihilisme. D'autres, et j'en suis, le voient comme un moraliste, ce qu'il n'est pas, il est vrai, au sens stricte. Ses écrits laissent paraître une certaine nostalgie d'une époque qui promettait « à l'individu un minimum d'être » ⁹. Son attente à l'égard de ses lecteurs, de la société, peut être celle du petit garçon qui « manqu[ait] déjà un peu d'affection » ¹⁰, mais aussi celle du moraliste. S'il dérange autant, et qu'il est lu autant, c'est qu'il tend à la société un miroir où apparaît, grossi, tout ce qu'elle ne veut pas voir : « Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de l’indifférence, de la frustration, de l’absence d’amour. Soyez abjects, vous serez vrais » ¹¹. Ses personnages types, « simplifiés », portent une charge violente de vérité qui atteint sa cible. Pour cela, il me plaît. J'ai acheté la semaine dernière La Carte et le territoire, que je lirai, certes, tout comme Sérotonine. Mais pas tout de suite.
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1. « J'ai l'impression que tout le monde devrait être malheureux ; vous comprenez, nous vivons dans un monde tellement simple. Il y a un système basé sur la domination, l'argent et la peur – un système plutôt masculin, appelons-le Mars ; il y a un système féminin basé sur la séduction et le sexe, appelons-le Vénus. Et c'est tout. » Houellebecq, Michel. Extension du domaine de la lutte. [Fichier PDF], Flammarion, p. 147.
2. Houellebecq, Michel. Interventions 2. [Fichier ePub], Flammarion, 2009, p. 24. Remarque : pour retrouver cette pagination des fichiers ePub, ceux-ci doivent être ouverts avec Adobe Digital Edition.
3. Id., p. 21.
4. Les Particules élémentaires. [Fichier PDF], Flammarion, 1998, p. 47-48.
5. Id., p. 196. 
6. Houellebecq, Michel. La Possibilité d'une île. [Fichier ePub], Fayard, 2005, p. 376.
7. Idem, p. 312.
8. Houellebecq, Michel. Extension du domaine de la lutteOp. cit., p. 14.
9. Houellebecq, Michel. Interventions 2. Op. cit., p. 41.
10. Houellebecq, Michel. Extension du domaine de la lutte. Op. cit., p. 13.
11. Houellebecq, Michel. Rester vivant. [Fichier PDF], Flammarion, p. 28

samedi, janvier 12, 2019

Commentaire sur L'Avalée des avalés

Le narcissisme et l'égocentrisme de la narratrice de L'Avalée des avalés sont à la mesure de sa souffrance : exacerbés. Carencée, perméable au monde, vulnérable, prise dans la haine de soi et des autres, Bérénice ne peut trouver dans le réel -- réel morcelé, inscrit dans la durée, dénué de sens, source d'angoisse -- l'amour fusionnel qui seul pourrait la combler. La seule issue qui s'ouvre à elle est celle de l'enfance permanente, celle de l'imaginaire. D'où le refus de l'âge adulte, de la sexualité. Refus, plus largement, du réel -- net, absolu --, et survalorisation de l'acte volontaire, qui est acte de recréation du monde sur le plan imaginaire

Or, ce passage vers l'imaginaire – plus le récit avance, plus le délire s'accentue – ne peut s'accomplir que par le langage. Dans ce roman, le langage se rappelle constamment à l'attention du lecteur, sur un mode le plus souvent performatif ; comme le « abracadabra » des contes pour enfants, il a pour fonction de faire apparaître un monde :
« Quand je serai grande, je n’aurai plus en place de cœur qu’une outre vide et sèche. Christian me laissera froide, tout à fait indifférente. Aucun lien ne nous unira que je n’aurai tissé de mes propres mains. Aucun élan ne me portera vers lui : je me porterai vers lui de mes seuls pieds. J’aime imaginer que nous sommes deux pierres que j’ai entrepris de greffer l’une à l’autre avec mon sang. Un dialogue sera établi entre deux pierres. Mon entreprise sera couronnée de succès. Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J’aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j’étais quartz. Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur ».
Ce qui fait de cet élan de Bérénice plus qu'une description fantaisiste, c'est la volonté de l'enfant d'y croire, de s'y projeter entièrement. De s'y projeter, précisément du fait du son invraisemblance, de son excès, ce qui lui permet d'affirmer sur le plan imaginaire son irréductible solitude, envers et contre tous. Il y aurait lieu, ici, de parler d'une mystique de la volonté

Mais si le langage crée, c'est dans la mesure où il doit aussi détruire. Comme dans L'Hiver de force -- seul autre roman de Ducharme que j'ai lu --, nous sommes conviés ici à une fête nihiliste du langage.  Tout y passe. Les clichés, autant que les formes convenues de la rectitude romanesque, sont férocement attaqués, dynamités, à chaque page. Le mot d'ordre de Cioran semble ici scrupuleusement suivi : « Devoir de la lucidité : arriver à un désespoir correct, à une férocité olympienne ». 1 Il faut dire qu'au tournant des années 1970, la littérature québécoise est ouvertement iconoclaste. Mais, chez Ducharme, l'esthétique de la rupture est portée jusqu'à un extrême auquel je ne trouve pas d'équivalent.
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1. Cioran, Émile. Syllogismes de l'amertume. [Fichier ePub], Paris, Gallimard, 2013, p. 34. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.

Désir de liberté dans L'Hibiscus pourpre

Dans un billet antérieur, j'ai mentionné que les deux héros du roman Americanah, de Chimamanda Ngozi Adichie, évoluent dans une strate de temps très mince, qu'ils n'ont pas un ancrage culturel très profond. Or, il en va tout autrement dans L'Hibiscus pourpre, 1 premier roman de l'autrice nigériane, paru dix ans plus tôt. Ici, le temps, la durée, exerce une pression constante sur la narratrice, la jeune Kambili Achike, et ses parents, son frère Jaja, sa tante Ifeoma, ses cousins, cousines, les maintient dans un état constant d'appréhension. Chacun doit faire face au changement, en particulier Kambili qui, lors d'un séjour à Nsukka, chez la tante Ifeoma, découvre un monde radicalement différent du sien, un monde, certes, pauvre, elle qui vit dans l'opulence, mais extraordinairement libre et vivant. Commence alors un lent et courageux processus de transformation, au cours duquel Kambili va s'abandonner à la liberté de parler, de rire, de chanter, d'aimer. Après la narratrice, le père, jamais désigné par son prénom ibo – qui n'est pas à ses yeux une langue « civilisé[e] » (p. 16) – est le personnage le plus développé du roman. Homme riche et respecté dans la communauté d'Enugu, « pur produit du colonialisme » (p. 16) selon sa soeur Ifeoma, Eugène, qui attribue sa réussite à l'Église catholique, est un fondamentaliste, un croisé qui n'hésite pas à châtier violemment la moindre incartade de ses enfants aussi bien que de sa femme. Craint par ses enfants, il n'en est pas moins vulnérable. 2 Lui aussi subira la pression du changement, mais, inflexible, ne s'en tirera pas.

Car, plus largement, Adichie brosse le tableau du Nigéria déliquescent, frappé par un coup d'État, par la hausse des prix des denrées alimentaires, par la pénurie d'essence, les pannes d'électricité, la défaillance des services publics, les grèves, les manifestations, les assassinats… En outre, le colonialisme anglais, les missionnaires catholiques, le prosélytisme pentecôtiste ont mis à mal les traditions. Le grand-père de la narratrice, seule incarnation de ce monde que son propre fils Eugène qualifie de « païen » (p. 53), d'ailleurs, un matin, ne se réveille pas, s'en va « rejoin[dre] ses ancêtres » (p. 58). La grande Histoire se mêle à la petite, chacun doit s'adapter ou, à défaut, en subir les conséquences. La tante Ifeoma, quant à elle, déjà veuve, perd son poste de professeur à l'université du Nigéria, et émigrera avec ses trois enfants aux États-Unis.

Tout ce tableau serait assez banal si Adichie ne le rendait pas aussi vivant, sensuel et nuancé. Dans ce premier roman, elle accorde une place relativement importante au monde des traditions du grand-père, Papa-Nnukwu : fête de l'Aro, ima mmuo (initiation au monde des esprits), prière du matin au dieu Chineke, itu-nzu (déclaration d’innocence)… Ces éléments se mêlent à un foisonnement de marqueurs culturels : mots ibos, gestes de la préparation des repas, jeux, musique, récitation d'un conte, observation d'arbres, plantes, insectes… Adichie montre un sens très développé du détail qui fait voir, comprendre. Ses descriptions sont brèves et précises ; ses métaphores arrivent à point. L'usage de symboles (comme l'hibiscus pourpre, l'escargot qui fuit) lui permet également de synthétiser des significations profondes.

La vision du monde est plutôt optimiste. Le chef d'État meurt, le père est mis hors circuit, le frère de Kambili sortira de prison… Le temps, certes, ne laisse rien intact, mais, finalement, sert la cause de la liberté. Ou, dit autrement, c'est le désir de liberté, souterrain et irrépressible, qui maintient la dynamique du changement et rend ainsi sensible la durée. Même le père de Kambili lutte pour la liberté, du moins sur le plan politique, car, au sein de la famille, son rigorisme demeure des plus autoritaires. Ce qui explique la distinction faite par la narratrice : « Le défi de Jaja me semblait à présent similaire aux hibiscus pourpres expérimentaux de Tante Ifeoma : rare, chargé des parfums de la liberté, une liberté différente de celle que les foules agitant des feuilles vertes scandaient à Government Square après le coup d’État. Une liberté d’être, de faire » (p. 18).


Je ne peux passer sous silence un problème apparent de cohérence. Apparent, car il serait très étonnant que l'autrice commette une erreur aussi flagrante. L'événement central de cette histoire a lieu le dimanche des Rameaux, une semaine avant Pâques. Le deuxième chapitre retrace la genèse de cet événement qui a fait basculer la vie des Achike. Le dimanche de Pentecôte de l'année précédente, le père bat la mère qui, enceinte, tenaillée par une envie de vomir, avait simplement exprimé le désir de ne pas suivre la famille qui rendait visite au père Benedict. Cet acte violent entraîne, le lendemain, la perte du foetus : « Il y a eu un accident, le bébé n’est plus là », dit-elle » (p. 33). Or, dans la même séquence, à la page suivante : « Plus tard, au dîner, Papa dit que nous réciterions seize différentes neuvaines. Pour le pardon de Mama. Et le dimanche, qui était le deuxième dimanche de l’Avent, nous restâmes après la messe pour commencer les neuvaines » (p. 34).

Je ne m'explique pas cet incohérence. La narratrice, alors âgée de quinze ans, veut-elle par là exprimer une forme d'opposition à son père, elle qui affirme, quelques pages plus tôt : « Papa aimait l’ordre. Cela se voyait même dans les emplois du temps » (p. 24) ?
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1. Adichie, Chimamanda Ngozi. L'Hibiscus pourpre. [Fichier ePub], Gallimard, 250 p. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.
2. Le portrait du père est plus complexe qu'il n'y paraît d'abord. Notamment, c'est un homme stigmatisé par l'éducation religieuse. « J’ai commis un péché contre mon corps, une fois, dit-il. Et le bon père, celui avec qui j’habitais quand j’allais à St Gregory, entra et me vit. Il me demanda de mettre de l’eau à bouillir pour le thé. Il versa l’eau dans un bol et trempa mes mains dedans » (p. 157). S'il affirme approuver ce châtiment corporel, appliqué « pour [s]on bien » (p. 158), la narratrice note néanmoins un fait singulier. Au dimanche des Rameaux, Jaja a refusé de communier, un deuxième refus, à Pâques, trahirait un « péché mortel » (p. 9). Que va faire le fils ? En ce matin de Pâques, le père est trahi, lui, par ses mains : « durant le petit déjeuner, les mains de Papa ne cessèrent de trembler, à tel point qu’il renversa son thé » (p. 205).