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vendredi, juin 10, 2016

Commentaire sur Le Carnet d'or

Quand j'ai commencé de lire Le Carnert d'or, de Doris Lessing, ma première impression m'a ramené avec bonheur à l'oeuvre de Kundera : même souci primordial de la forme, même refus de l'« histoire », de la mimésis. Puis, un motif plus profond m'est apparu, une impression persistante : chez ces auteurs, les personnages sont comme des souris de laboratoire ; ils permettent d'explorer « les possibilités de l'existence » (L'Art du roman). Chez Lessing, cette dimension ne se laisse pas percevoir d'emblée, du fait que le récit est à la première personne ; elle est intériorisée et thématisée par les personnages eux-mêmes, comme l'héroïne Anna :
« Cette manière intellectuelle de dire « je voulais voir ce qui allait arriver », « je veux savoir ce qui va se passer ensuite », c’est une tentation qui est dans l’air, qui habite la plupart des gens que l’on rencontre, qui est même en moi. » 
« À ton avis, lui demandai-je, qu’est-ce qui contraint les gens comme nous à tout expérimenter ? Quelque chose nous pousse à diversifier au maximum nos personnalités. »  
« Saul voulait voir ce qui arriverait. Et moi aussi. Je guettais en moi, plus fort que tout, un intérêt malveillant et littéralement joyeux — comme si lui, Saul, et moi-même étions deux quantités inconnues, deux forces anonymes dénuées de personnalité. »
Une « tentation qui est dans l'air » : dans ce roman, l'expérience individuelle est toujours liée à un contexte plus large, inscrite dans une causalité, une d'intelligibilité. Ainsi, le besoin irrépressible d'Anna de « tout expérimenter » prend tout son sens dans un monde en transformation, celui des années 1950, où les repères traditionnels, les grands récits totalisants -- comme le marxisme -- volent en éclats, sur fond de maccarthysme et de terreur nucléaire, où l'individu est en proie au morcellement de son identité, au sentiment d'irréalité des choses, à l'angoisse. Le cynisme triomphe. Mais Anna, même après avoir quitté le Parti communiste, malgré la désillusion, refuse d'y céder. Se définissant comme une de ces nouvelles « femmes libres », elle va poursuivre une réflexion, une quête, voire une lutte, à la fois politique, féministe, psychologique et littéraire.

La structure narrative reflète cette quête. Le Carnet d'or n'est pas fait que d'une seule histoire, mais d'un très grand nombre -- une trentaine -- certaines ne faisant qu'un paragraphe, incluses dans d'autres histoires, des métahistoires qui se répartissent selon leurs sujets, dans les quatre carnets d'Anna :
« Je vais posséder quatre carnets, un noir qui concernera Anna Wulf l’écrivain, un rouge pour la politique, un jaune où j’écrirai des histoires à partir de mon expérience, et un bleu où j’essaierai de tenir mon journal. »
Dans ses carnets, Anna défend une vision humaniste valorisant l'unité de l'être et de l'expérience, la conscience, l'engagement dans la communauté, le sens des responsabilités et le courage dans la lutte. Sur le plan littéraire, elle refuse toute mimésis, jugée trompeuse, ne pouvant rendre compte de la réalité, car suintant la nostalgie. Elle refuse, donc, de publier un second roman qui serait semblable au premier. Elle rêve d'« un livre investi d’une passion intellectuelle ou morale assez forte pour créer un ordre, pour créer une nouvelle manière d’observer la vie », et qui témoignerait d'une « conscience simultanée de l’infiniment grand et de l’infiniment petit », c'est-à-dire de la dimension politique à l'échelle de la planète, et de la dimension humaine, psychologique. Ce livre, c'est Le Carnet d'or. Une oeuvre très libre dans sa forme, éclatée, à l'image du monde, mais où l'on voit l'effort de créer des liens entre les histoires, d'attacher ensemble tous ces éléments de récits disparates, de reconstituer l'unité de l'expérience individuelle.

Et c'est ce qui fait la remarquable réussite de cette oeuvre : sa profonde cohérence. Vous tirez sur la maille d'un thème, quel qu'il soit, et c'est tout le récit qui se détricote.