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jeudi, décembre 31, 2015

La tentation lyrique

Dès les premières pages, je me suis dit : ah non, pas une histoire d'amour, de fatalité et de désespoir, pas le kitch romantique ! Eh bien, oui, donc, non. Les Maisons, 1 de Fanny Britt, emprunte au romantisme, mais pour le problématiser et s'en distancier, à travers un récit à la première personne, centré sur un personnage complexe, en proie à un profond malaise existentiel.

Tessa, une mère de famille de 37 ans, souffre depuis son enfance de crises d'angoisse qui lui rendent très difficile la vie en société, son rapport aux autres comme à elle-même. Tout au long du récit des grandes étapes de sa vie, depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte, elle se dit tantôt « désagréable », (p. 8) tantôt consciente que « [s]on hostilité est laide et suinte l’amertume », (p. 62) voudrait qu'on la laisse « [s]'haïr en paix ». (p. 46) Jamais satisfaite d'elle-même, elle évoque aussi sa « nostalgie rageuse », (p. 68) une dimension de sa personnalité qui n'est pas sans importance. Le passé pour elle est un refuge, et le temps à venir est toujours chargé d'appréhensions, de scénarios catastrophiques, d'odeurs de mort.

Comment une telle femme réagit-elle à l'amour ? Elle réagit par le coup de foudre, à l'âge de 20 ans :
« Comment expliquer que le souffle m’ait manqué [...] que mon corps se soit vidé de ses organes pour n’y garder qu’un grand vent, un trou, une plaine, et que la seule et unique de mes pensées, devant cet homme au t-shirt hideux – le col n’était-il pas taché de café ? – et au front perlé de sueur, ait été : Je n’aimerai jamais personne comme je t’aimerai ? » (p. 78)
À noter, ici, le caractère romantique et convenu de ce passage. Un amour, pourtant, qui ne durera que cinq mois, fort peu idyllique, et à sens unique, Francis ne lui ouvrant jamais la porte de son univers, se contentant de la rencontrer chez elle, à l'occasion. Tessa n'en mettra pas moins 17 ans à se sortir de cette liaison. Tournée vers le passé, dérivant en secret dans son monde imaginaire, elle semble, au plus profond d'elle-même, avoir appliqué à sa vie amoureuse le mot d'ordre qu'elle s'était donné lors de son baccalauréat en chant : « Je serais lyrique ou je ne serais pas ». (p.  90) Le lyrisme serait-il un refuge contre l'angoisse, le pessimisme et la désillusion ? Quand elle rencontre à nouveau Francis par hasard, 17 ans plus tard, et que celui-ci lui donne rendez-vous, la voilà redevenue jeune pour un court moment :
« Une femme en pleine passion amoureuse n’est plus tenue de se plier aux règlements de son âge ou de sa situation, right ? [...] Elle est libre. » (p.  62)
« Quand je mets le pied dehors, mon petit sac de papier noir à la main, je suis deux filles en t-shirt, leurs cuisses rondes moulées de leggings, elles rigolent en chantonnant un succès pop du moment, sautillantes et légères, même la plus dodue des deux. N’ont-elles pas de cours ? – c’est ce que je me demanderais normalement, mais aujourd’hui je ne suis pas leur mère, je suis leur liberté et leur confiance. Je suis leurs yeux gavés d’avenir. Cela arrive de plus en plus rarement. » (p.  62)
Cette euphorie ne dure qu'un moment, mais le rêve lyrique, lui, se poursuit. Sans compromis. Tessa achète une robe neuve pour porter avec ses « ballerines dorées » de « jeune fille » (p.  62) et se prépare à tromper son mari, un geste qui prend une valeur sacrificiel d'un romantisme éculé :
« Je vais me noyer avec lui dans les draps » (p. 96)
« Vous n’avez pas mon courage mais même les lâches ont droit à un peu de beauté » (p. 98)
Et une valeur thérapeutique :
« [I]l me faut coûte que coûte quelque chose pour faire taire la douleur dont je suis ivre depuis des années. Francis n’est-il pas revenu pour me dégriser ? » (p. 61)
Et, de fait, elle va dégriser. Discutant dans un bar avec Francis, le soir de ce rendez-vous tant appréhendé, elle revient brusquement à la réalité, son deuil consommé :
« J’ai imaginé pendant des jours – des années plutôt, puisqu’il faut être honnête – que nous serions aimantés dès la première seconde, que nos doigts se chercheraient, que dans ses bras plus rien ne résisterait à rien, l’histoire se répéterait comme elle sait le faire, c’était ça, la fièvre au téléphone, les mains qui tremblent à la natation, les sanglots entre les draps, ça que j’attendais. » (p. 114)
« ce Francis réel, en somme, que vient-il faire dans mes délires [...] Ne sommes-nous pas les tristes, tristes clowns d’un sketch éculé ? » (p. 106)
Le récit se termine sur la description de l'intérieur d'un appartement dans lequel viennent d'emménager des Français « très amoureux ». Ce qui ramène au titre. La maison, c'est la conjugalité, les enfants, l'horaire chargé, la routine familiale dans toute sa matérialité, avec ses difficultés, mais aussi ses joies ; c'est le métier d'agent immobilier choisi par Tessa après l'abandon de ses études, le regard attaché à l'aspect extérieure des choses et, donc, une certaine mentalité petite-bourgeoise dans une société de consommation. Bref, c'est l'envers du lyrisme.

Dans une entrevue accordée au journal La Presse, Fanny Britt explique qu'elle s'est « débarrassée de Tessa en l'écrivant ». 2 De la même façon, Tessa se débarrasse de son lyrisme en le vivant jusqu'au bout, en le confrontant à la réalité, sachant très bien que, quand « les choses deviennent réelles, [elles] révèlent leur ridicule ». Le ridicule, ici, ne tue pas ; il permet, au contraire, de vivre heureux dans une maison et, qui sait, peut-être de connaître l'espoir.
__________
1. Britt, Fanny. Les Maisons. [Fichier ePub], Le Cheval d'août, Montréal, 2015, 125 p.
2. Lapointe, Josée. « Dans la maison de Fanny Britt ». La Presse, 28 octobre 2015. Page consultée le 31 décembre 2015

2015

2015 a été l'année de l'État islamique (Daech) qui a monopolisé l'attention médiatique plus que jamais, en commanditant plusieurs attentats meurtriers -- en France, mais surtout dans les pays arabes -- en poursuivant sa lutte armée en Irak et en Syrie, en faisant fuir des centaines de milliers de Syriens des zones de combat -- aggravant ainsi « la plus importante crise migratoire en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale » http://goo.gl/IdgTaU -- et en poursuivant la destruction du patrimoine historique mondial sur le territoire qu'il contrôle : la cité antique de Hatra http://goo.gl/DIwNn0 la cité assyrienne de Nimrud http://goo.gl/0ilbRk certaines pièces conservées au musée de Mossoul, puis Palmyre http://goo.gl/UUVrSZ où il font sauter à la dynamite le temple de Baalshamin http://goo.gl/iusXgO

Mais la plus grande menace n'est pas militaire. Elle est climatique. Et sur ce front, 2015 risque de passer à l'histoire comme l'année où l'humanité a raté sa dernière chance d'assurer sa survie pour les siècles à venir. La COP21, à Paris, fut un succès diplomatique, certes, mais elle a échoué à relever les défis urgents d'une décarbonisation de l'économie. Des pays comme l'Australie, la Russie, l'Afrique du Sud et la Colombie investissent des milliards de dollars dans l'extraction du charbon.

2015 a été aussi l'année des femmes, en particulier celles qui ont été la cible de diverses formes de violence, une préoccupation tout à fait justifiée mais qui, hélas ! n'a pas toujours été dénuée d'arrières-pensées islamophobes. Au Canada les femmes amérindiennes ont particulièrement retenu l'attention. D'ailleurs, cette année a aussi été marquée par les questions amérindiennes, qu'il s'agissent des conditions de vie des « premières nations » ou des enfants victimes des « pensionnats indiens ». Depuis deux ans, depuis Idle No more, la pression est constante.

Au Québec, le climat de morosité s'est aggravé, sur fond d'austérité affectant les citoyens les plus vulnérables, et d'aggravation des iniquités. La rémunération indécente des médecins spécialistes a été pointé du doigt, tout comme l'incompétence minière du gouvernement Couillard et la fumisterie que constitue son plan de lutte au réchauffement climatique. L'automne a été marqué par les grèves dans le secteur public et le milieu communautaire, et par les chaînes humaines autour des écoles, comme le 2 novembre, où plus de 20 000 parents se sont rassemblés autour d’environ 300 écoles, partout au Québec http://goo.gl/PSXjAU et encore le 1er décembre http://goo.gl/JIMXDN Malgré une redéfinition historique de l'État providence, le gouvernement s'en tire remarquablement bien.

Voici quelques événements qui ont retenu mon attention :

7 janvier. Attentat à Paris, à Charlie Hebdo http://goo.gl/wNJKie http://goo.gl/tnUhMe http://goo.gl/8IEiyh Les médias britanniques et américains couvrant l'événement jugent tout de même plus respectueux -- ou plus prudent -- de brouiller les caricatures de Mahomet au moment de publier des photos du journal http://goo.gl/lPtbwi Ce que d'autres médias leur ont reproché. Pour ou contre Charlie ? Le débat n'est pas clos http://goo.gl/9P9drS La Tunisie sera également éprouvée, avec l'attentat du musée du Bardo, à Tunis, le 19 mars, et l'attentat du 26 juin, à Sousse ; chaque fois, seuls les étrangers seront ciblés. http://goo.gl/0ayA0x

7 janvier. La Palestine est admise à la CPI http://goo.gl/Xh42zA

8 janvier. L’ONU lance un appel à la communauté internationale : accueillir 100 000 réfugiés syriens en 2 ans. Le Canada annonce qu’il en accueillera 10 000 en 3 ans, http://goo.gl/Tk3hfQ objectif qui sera quelque peu  relevé avec la victoire aux urnes du PLC, au mois d'octobre. En août, la situation s'aggrave. Environ 10 000 migrants par jour -- des réfugiés, pour la plupart -- fuient vers l'Europe par la « route des Balkans ». Si la Grèce, la Macédoine et la Serbie leur facilitent le passage, la Hongrie leur ferme sa frontière. Début septembre, une image sème l'émoi à travers le monde : celle d'Aylan Kurdi, un petit garçon de trois ans, retrouvé mort, échoué sur une plage de Turquie, noyé ; une lettre remise en main propre au ministre canadien de l'Immigration, Chris Alexander, lui demandant d'accueillir l'enfant et sa famille, était demeurée sans suite http://goo.gl/opShx4 Les conservateurs ont une réponse militaire à la crise humanitaire en Syrie, mais ils n'ont pas de réponse... humanitaire http://goo.gl/DUFubB L'Europe demeure très divisée, malgré l'entente du 22 septembre sur la répartition à l'intérieur de l'Europe des migrants/réfugiés venus du Proche-Orient. http://goo.gl/5FBF4o De tous les pays, c'est l'Allemagne qui se montre d'abord la plus ouverte... jusqu'en octobre où, au plus bas dans les sondages, la chancelière Merkel adopte des mesures plus restrictives. http://goo.gl/K5zO5J De même, la Macédoine érige une clôture de trois kilomètres à sa frontière grecque et commence à faire le tri parmi les migrants ; l'Europe conclut le 29 novembre une entente avec la Turquie afin que cette dernière retienne davantage les migrants/réfugiés de passage sur son territoire. http://goo.gl/kh4CIZ La route des Balkans se referme en partie. En quatre ans et demi, la guerre en Syrie a fait près de 12 millions de déplacés et réfugiés.

10 janvier. Décès du felquiste Francis Simard. http://goo.gl/ucGUi9 Les indépendantistes vieillissent...

25 janvier. Le parti Syriza, représentant la « gauche radicale », remporte les élections en Grèce http://goo.gl/iJUVX0 S'en est suivi une négociation extrêmement dur, acerbe, entre la Grèce voulant alléger le fardeau de sa dette, et la « troïka » -- la Banque centrale européenne, le FMI et la Commission européenne -- refusant toute concession. Un bras de fer finalement remporté le 12 juillet par l'Europe, qui impose ses conditions, qualifiés de « catalogue des horreurs » http://goo.gl/MRFjVD Le référendum du 5 juillet n'y aura rien changé. La Grèce est amputée de son avenir, et de son passé http://goo.gl/i5MXaj Le 20 août, le premier ministre Tsipras démissionne et dissout le parlement http://goo.gl/scmlY3 Il sera finalement réélu et deviendra un chef de gouvernement soumis comme les autres.

6 février. Quelque 20 ans après l’affaire Sue Rodriguez, la Cour suprême du Canada rend un jugement unanime et historique, légalisant l’aide médicale à mourir. La Cour prend acte de l’évolution des mentalités http://goo.gl/rqD3ih La question n'est pas réglée pour autant. Le fédéral n'a pas de loi sur l'aide à mourir, et n'entend pas laisser le Québec appliquer sa propre loi ; mais, en décembre, il se ravisera.

9 février. « SwissLeak » http://goo.gl/9aDi8C « Évasion fiscale », « évitement fiscale », « optimisation fiscale »... Toute l'année, la question incontournable de l'équité fiscale est demeurée au centre de l'attention médiatique. Sans grand résultat. Sinon une timide entente entre les pays du G20 pour endiguer ce fléau qui prive les États de 100 à 240 milliards de $ de revenus par année http://goo.gl/Tg6oWQ

23 mars. 60 000 étudiants amorcent une « grève sociale », en quête d’un autre « printemps érable » http://goo.gl/omX6Pz qui finalement n'aura pas lieu.

27 mars. Dans un jugement très divisé, où les trois juges québécois font bande à part, la Cour suprême a tranché qu'Ottawa avait tout à fait le droit de détruire les données contenues dans son registre des armes à feu. Selon Benoît Pelletier, le plus étonnant de ce jugement, c’est qu’il donne raison aux conservateurs qui veulent détruire le registre dans l’unique but d’empêcher le Québec de créer son propre registre. La Cour, qui accorde pourtant de l’importance au principe de coopération, a clairement ici dérogé à ce principe http://goo.gl/tgMdNt http://goo.gl/VtbofQ

1er avril. Premier transition démocratique au Nigéria. Le musulman Muhammadu Buhari succède au chrétien Goodluck Jonathan. http://goo.gl/5qsPoL Le nouveau président viendra-t-il à bout de Boko Haram ? Finalement, il semble que non.

3 avril. Un commando shebab, nom d’une milice islamiste de Somalie, mène une attaque à l’université de Garissa, au Kenya voisin, faisant 148 morts et plus de 100 blessés. http://goo.gl/tJv4xb

10 avril. Les présidents américain, Barack Obama et cubain, Raúl Castro se rencontrent au Panama pour un sommet continental historique qui consacre le rapprochement amorcé entre les deux ennemis de la guerre froide. http://goo.gl/r5tSvq Un pas de plus sera franchi le 20 juillet avec la réouverture des ambassades http://goo.gl/H3Lfha Il était plus que temps. Ne reste plus qu'à lever l'embargo décrété par Washington en 1961

12 avril. Freddie Gray, un jeune Noir de Baltimore, est arrêté par les policiers. Il meurt une semaine plus tard. Les policiers affirment qu’ils n’ont pas utilisé la force, ce que dément une vidéo diffusée sur le Web. http://goo.gl/pjidSz « Plusieurs enquêtes ont été lancées pour élucider les circonstances des blessures de Freddie Gray, sans conclusions. » http://goo.gl/e5od9i Manifestations pacifiques, émeutes nocturnes, confrontations avec les forces de l’ordre. C’est le scénario de Ferguson qui est rejoué. Deux mois plus tard, le 17 juin, Dylann Roof, un Blanc de 21 ans, sympathisant du Tea Party, tue neuf Noirs dans une église méthodiste de Charleston, en Caroline du Sud... Non, vraiment, il y a quelque chose qui ne va pas dans ce pays. Quelque chose comme une régression sociale. La présidence de Barak Obama fait illusion et permet à la droite américaine de parler d'une société « post-raciale » http://goo.gl/FpNd36 Ce n'est pas Sandra Bland qui pourra les contredire : elle est retrouvée pendue dans sa cellule le 16 juillet, trois jours après avoir été arrêtée pour une banale infraction routière. Le 14 juillet paraît Between the World and Me, du journaliste Ta-Nehisi Coates http://goo.gl/TIMX07

13 avril. L’Ontario annonce son intention de joindre le système de plafonnement et d’échange de droits d’émissions (SPEDE) au sein de la Western Climate Initiative, dont fait partie le Québec et la Californie. Initiative appréciable, mais, à huit mois de la cruciale conférence de Paris sur la réduction des GES, il faut voir que les mesures promises sont insuffisantes ; il faut en faire plus, et plus vite ! (Le 7 décembre, en marge de la COP21, le Manitoba annoncera son intention de joindre, lui aussi, le SPEDE)

15 avril. La Cour suprême inflige un important revers au programme de loi et d’ordre du gouvernement conservateur. Dans un jugement qui fera date, le tribunal invalide les peines minimales de prison de 3 ans (ou 5 ans en cas de récidive), liée à la simple possession d’armes à feu prohibées. Le jugement est rédigé de manière telle qu’il pourra assurément être invoqué pour contester d’autres peines minimales. http://goo.gl/1JrZo5

15 avril. La Cour suprême met un terme à la croisade du maire de Saguenay, Jean Tremblay, en interdisant la prière lors des réunions du conseil municipal. Un petit pas vers la neutralité religieuse des institutions publiques http://goo.gl/hlubie

24 avril. Une autre décision importante de la Cour suprême. « Fini les salles de classe sans fenêtre, les toilettes qui débordent, les couloirs sombres et le toit qui coule. Les francophones de la Colombie-Britannique ont franchi un pas important vers l’égalité [...] devant la Cour suprême, qui a déterminé que les droits linguistiques des élèves d’une école de Vancouver ont bel et bien été violés. Un jugement unanime qui pourrait ouvrir la voie à l’ouverture de nouvelles écoles de langue française ailleurs au pays. » http://goo.gl/qxqUpN

30 avril. En novembre 2014, l'affaire Ghomeshi avait donné lieu à une impressionnante vague de dénonciations de crimes sexuels, notamment sur Twitter. Le dépôt, ce 30 avril, du rapport de l'ex-juge Marie Deschamps sur les « inconduites sexuelles » dans les Forces armées canadienne, poursuit dans le même esprit. Conclusions accablantes, faisant état d'un « climat de sexualisation » tel que l’environnement de travail est « hostile » pour les femmes et les personnes homosexuelles ». Réaction négative de l'État-major http://goo.gl/HA9R9T http://goo.gl/3scxl0 Deux semaines plus tard est rapporté le cas de cette journaliste torontoise à qui de jeunes hommes ont lancé des obscénités http://goo.gl/dilQd3 Dans le métro de Paris, le harcèlement est fréquent http://goo.gl/1u9BkL Tout comme à Bruxelles https://goo.gl/2Req1h Au Canada, la GRC fait l'objet d'une demande d'« action collective » devant la Cour pour « sexisme » http://goo.gl/FZKwRA En Argentine, le mouvement « pas une de moins » mobilisent les femmes contre la violence dont elles sont victimes. http://goo.gl/FXjsIE C'est sans parler des inconduites sexuelles des casques bleus en Afrique et en Haïti.

5 mai. Victoire du NPD de Rachel Notley aux élections albertaines -- 53 députés élus. Une première. Il va falloir revoir nos idées reçues sur cette province, dont la métropole a pour maire un musulman. http://goo.gl/NTfXGU

6 mai. Adoption par la Chambre des communes du projet de loi antiterroriste C-51, presque unanimement condamné par d’anciens premiers ministres, d’ex-juges et des experts en surveillance http://goo.gl/xtrSqT  http://goo.gl/FbdcFH

13 mai. Dépôt d'un plan d'action de l'EU pour faire face à l'arrivée de milliers d'immigrants ayant traversé la Méditerranée au péril de leur vie http://goo.gl/S5eckU http://goo.gl/TJM6xG http://goo.gl/KtQOTF http://goo.gl/MVcKDv Résultat du chaos libyen, cette immigration favorisée par des réseaux de passeurs, met à mal la fragile solidarité européenne, son identité humanitaire ; une crise des valeurs.

2 juin. Dépôt du rapport de la Commission vérité et réconciliation qui, pendant sept ans, a recueilli des témoignages sur les tristement célèbres pensionnats autochtones. http://goo.gl/WsQlZe De 1874 à 1996, environ 150 000 ont été arrachés à leurs familles, maltraités, parfois abusés sexuellement. Au moins 3201 de ces enfants en sont décédés http://goo.gl/tOK4gW La commission conclut, sans surprise, à un « génocide culturel », un terme que s'est bien gardé de reprendre le premier ministre Harper. http://goo.gl/ScVdRX Elle pointe du doigt le « manque de connaissances historiques [qui] a de sérieuses conséquences [...] renforce les attitudes racistes » http://goo.gl/rZiZwf Les Canadiens n'ont aucun sens du compromis historique, enfermés qu'ils sont dans leur conception étroite de la liberté, qui ne peut être à leurs yeux qu'individuelle, alors que les Amérindiens sont d'abord en quête d'une émancipation collective, d'un devenir en tant que peuples.

1er juin. Décès de Jacques Parizeau, premier ministre du Québec du 26 septembre 1994 au 29 janvier 1996. Les médias anglophones n'en ont apparemment pas gardé un heureux souvenir ; les médias francophones, si. On ne refait pas l'histoire. http://goo.gl/3cd1KN

6 juin. Accord frontalier historique entre l'Inde et le Pakistan http://goo.gl/W6LZGs

26 juin. Jugement historique de la Cour suprême des États-Unis, qui légalise le mariage entre personnes de même sexe. Un petit croc-en-jambe à la droite religieuse http://goo.gl/lFOJD3

14 juillet. La sonde spatiale New Horizon survole Pluton à une distance de 12 550 km, après un voyage de 10 ans et 5 milliards de kilomètres. La sonde dispose de sept instruments de mesure très performants, permettant de scanner la surface de Pluton, d'analyser la composition de son atmosphère, sa géologie, de relever la température à sa surface et de prendre des photos d'une résolution incroyable -- 100 m par pixels !

14 juillet. Accord historique sur le programme nucléaire iranien. Après 12 ans de jeu de cache-cache, de soupçons, de sanctions économiques, l'Iran va finalement pouvoir se doter d'une capacité de production d'énergie à partir de combustible nucléaire, tandis que l'Europe et les États-Unis auront un certain contrôle sur ce combustible et l'usage qu'il en est fait. La levée des sanctions économiques va redonner aux Iraniens un peu d'optimisme. Seul dans son coin, Israël, soutenu par les républicains américains, parle d'une grave erreur. http://goo.gl/XO4A8a http://goo.gl/kDYwvo Il est vrai que cet accord aura sans doute, à moyen terme, un impact géopolitique.

23 juillet. La NASA annonce la découverte, grâce au télescope à infrarouges Kepler, d'une planète semblable à la Terre, http://goo.gl/lDpe8n http://goo.gl/KahqBM Mais ne faites pas vos bagages tout de suite. L'astre, pour être dans notre voisinage, n'en est pas moins située à 1400 années-lumière de notre bonne vieille Terre.

29 juillet. Sortie de Windows 10. Avec son nouveau système d'exploitation, Microsoft collecte des données liées à tout, absolument tout ce que vous faites sur PC, tout ce que vous tapez sur le clavier, tout ce que vous dites devant votre webcam. Aucune parade n'est possible. Du coup, Microsoft surpasse tous les Google, Facebook et autres Amazon en nous poussant encore plus loin dans le paradigme de la maison de verre http://goo.gl/kQCGFJ

27 septembre. Élections référendaires en Catalogne. Les indépendantistes obtiennent la majorité des sièges au parlement régional mais, avec un peu moins de 50 % des votes, ils n'ont pas reçu des Catalans le mandat clair espéré. Québec, Écosse, Catalogne : projet similaire, résultats similaires ! http://goo.gl/kBQ1FP  http://goo.gl/aNogKP

5 octobre. Conclusion d'une entente de principe en vue de la création d'une zone de libre-échange incluant 12 pays, dont le Canada. Faut-il se réjouir ou craindre ce Partenariat transpacifique ? Difficile à dire. Mais la faible productivité des entreprises canadiennes ne permet pas d'être très optimiste. http://goo.gl/AA91KY

19 octobre. Le Parti libéral du Canada, emmené par son jeune chef Justin Trudeau, remporte des élections historiques. Jamais une campagne n'avait duré 79 jours, le double de la durée habituelle. Le premier ministre sortant, le conservateur Steven Harper, croyait en tirer avantage ; mal lui en a pris : les libéraux, partis négligés, ont mené une campagne sans bavures et, à la fin, ont canalisé les votes en faveur du changement, au dépens des néo-démocrates balayés d'un bout à l'autre du pays. Jamais un parti n'était passé de la troisième position à celle de gouvernement majoritaire. Et ce, dans un parlement comptant désormais 338 députés, soit 33 de plus qu'à l'élection de 2011. Le PLC a également remporté tous les sièges dans les provinces maritimes, du jamais vu, et la majorité des sièges au Québec, ce qui ne s'était pas vu depuis 35 ans. http://goo.gl/m1dpDL

22 octobre. L'émission Enquête révèle des cas d'abus sexuels et de violence contre des femmes amérindiennes de Val-d'Or mettant en cause des policiers de la SQ http://goo.gl/7tP9C4 http://goo.gl/QcMaqa En mai, la directrice du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or avait pourtant adressé un lettre au directeur régional de la SQ, dont trois ministres ont obtenu copie, et cette lettre était suffisamment alarmante pour que la ministre de la Justice ordonne une enquête indépendante. Or, elle n'en a rien fait. Et cette histoire aurait tout simplement été balayée sous le tapis n'eut été d'Enquête. https://goo.gl/sCR21V Une enquête publique sur les 1000, 2000, 3000 femmes disparues au cours des 20 dernières années apparaît plus que jamais nécessaire.

13 novembre. Attentat à Paris. Neuf (dix ?) assaillants frappent à six endroits de Paris, dont le Stade de France et la salle de spectacles du Bataclan, faisant 130 morts et 352 blessés. Ces attentats sont revendiqués par l'État islamique qui, la veille, a aussi frappé le quartier de Bourj al-Barajné, un fief du Hezbollah dans la banlieue sud de Beyrouth, au Liban, faisant 43 mort et plus de 200 blessés. « Quant au crash d'un avion civile dans le Sinaï, deux semaines plus tôt, ayant fait 214 victimes russes, il a finalement été revendiqué par l'EI.

22 novembre. Une coalition de droite mené par Mauricio Macri remporte l'élection présidentielle argentine. http://goo.gl/GlOcrA Après douze ans au pouvoir, les péronistes ont été emportés par le désir de changement.

29 novembre. Ouverture de la conférence de Paris sur le climat, la COP 21. C'est l'événement de l'année. Tout au long de 2015, sessions de négociations, conférence scientifique, réunions informelles de ministres, les rendez-vous préparatoires ont été nombreux. Au final, les milliers de délégués venus de 195 pays ont conclu un accord qui, pour être « universel » et historique, n'en est pas moins tragiquement insuffisant. L'objectif de maintenir le réchauffement « nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels » est, certes, ambitieux, mais non contraignant. Et un pays pourra, trois ans après l'entrée en vigueur de l'accord, s'en retirer par simple notification http://goo.gl/48a2Ft http://goo.gl/NVRIIl http://goo.gl/aEvKo7 Quand aux 100 milliards de $ par an, pendant cinq ans à partir de 2020, les pays pauvres n'en pas la couleur ; l'adaptation au réchauffement climatique demeure un privilège des pays riches.

1er décembre. Roch Marc Christian Kaboré est élu président du Burkina Faso dès le premier tour, devenant ainsi le premier chef d’État démocratiquement élu depuis 1978.

6 décembre. La Table de l’unité démocratique, vaste coalition d’opposition de droite, remporte 99 des 167 sièges du parlement vénézuélien. Deux ans et demie après le décès de Hugo Chavez, son successeur, Nicola Maduro, n'a pas su freiner le déclin du « socialisme du XXIe siècle ». http://goo.gl/3HQX5z Après la défaite du dauphin de Cristina Kirchner à l'élection présidentielle argentine, et les difficultés de la présidente brésilienne Dilma Roussef, il semble que nous assistions à une phase de transition politique dans les trois plus grands pays d'Amérique du Sud, au profit de la droite

8 décembre. Elle était demandée depuis des années, la voici enfin. Le gouvernement Trudeau annonce officiellement -- avec des gestes symboliques qui montrent une fois de plus son désir de rompre avec l'ère Harper -- la création de la commission d'enquête sur les femmes amérindiennes disparues ou assassinées. Mais, pour l'heure, peu de détails ont été donnés. http://goo.gl/0YOzmy

samedi, décembre 19, 2015

Ça va mieux à présent

Mon premier roman western : Les Frères Sisters, 1 de Patrick deWitt. Un pur bonheur de lecture. Ce qui s'appelle l'art de raconter. Comme si composer des personnages, leur insuffler une identité bien définie, puis les mettre en action en respectant les repères du genre, tout en les déplaçant, afin de créer un récit étonnant et intelligent, parfois drôle, parfois émouvant, comme si une telle réussite allait de soi.

Charlie et Eli Sisters sont deux tueurs à gages. Donc, oui, des meurtres, de la violence : « Honte, sang, et déchéance. » Mais Eli, le cadet, est un tueur atypique. Sensible, très empathique -- même avec Tub, son pitoyable cheval ! -- plutôt sentimental, à la recherche de l’amour, et attentif à la signification des choses, il n’a été entraîné dans ce travail que par les circonstances, d’abord pour défendre son frère aîné dont l’agressivité en faisait la cible de désirs de vengeance. Puis les deux frères se sont mis au service du Commodore, un être puissant et malfaisant. 

Les Frères Sisters est un roman sur le lien fraternel, sur la famille. La carrière de tueur de Charlie commence lorsqu’il est tout jeune, à la maison, par le meurtre de son père, homme violent qui venait de briser le bras de sa femme ; elle se termine lorsque les deux frères, des années et bien des aventures plus tard, rentrent au bercail, sans leurs revolvers. L’un et l’autre ont des caractères opposés, de fréquents désaccords ; Eli peut bien se plaindre que c’est lui qui a le moins bon cheval, que c’est encore lui qui doit toujours suivre derrière et obéir, il n’en aime pas moins son frère d’un amour indéfectible, tout en se plaignant, à tort sans doute, de ne pas être aimé autant en retour. À la fin, quand Charlie perdra sa main avec laquelle il tient le révolver, Eli va constater un changement chez son frère, et lui-même cessera de se sentir « impuissant » et trouvera son idéal de vie qui n’est ni de mener, ni d’être mené : « Je veux rester maître de moi-même ».

Donc, un roman aussi sur la quête de liberté. Un thème important, dans un récit qui raconte la ruée vers l’or au milieu du XIXe siècle, l’aventure vers l’Ouest, la « folie des possibles ». Les Sisters, eux, vont renoncer à cette folie « qui peut vous corrompre jusqu’à l’os ». Tel est le sens du meurtre du Commodore à la fin du récit, commis à mains nus par Eli, sans arme, meurtre qui n’est pas le fait du tueur, mais répond à un « élan de haine envers [leur ex-chef] pour l’influence que sa personne exerçait sur nos vies ». Mais une telle quête de liberté est aussi nécessairement intérieure, passant par de nombreuses questions, à commencer par la plus fondamentale de toutes : « Pourquoi est-ce que je me délecte tant de cette régression à l’état animal ? » Cette question surgit évidemment vers la fin de l’aventure, elle témoigne du dernier stade d’une prise de distance du narrateur -- Eli -- par rapport à son « propre parcours [...] vide de sens »

Difficile de ne pas être touché par la relation entre les deux frères, et de ne pas se reconnaître dans ce tueur atypique qu’est Eli, de ne pas s'émouvoir de son empathie, comme dans la scène où il accompagne Hermann Warm dans ses derniers moments. Warm n’a plus ses esprits, il croit que c’est son ami Morris qui est là, près de lui. Eli lui explique que Morris est mort, mais Warm continue à s’adresser à Eli comme s’il s’agissait de Morris, alors Eli joue le jeu, d'autant que la dernière réplique pourrait s'appliquer aussi bien à lui-même qu'à Morris :
[Warm :] « J’ai l’impression que nous nous connaissons depuis longtemps.
-- Moi aussi.
-- Et je regrette vraiment que tu aies dû mourir avant.
-- Ça va mieux à présent. »
__________
1. deWitt, Patrick. Les Frères Sisters, [Fichier ePub], Éditions Alto, Québec, 2012, 295 p.

lundi, octobre 05, 2015

Les aventures de François Blais

Parmi les blogueurs du dimanche de mon genre, aucun n'a relevé ce qui constitue pourtant le sujet principal de Cataonie, 1 le dernier titre de François Blais. Chez les critiques de profession, Josée Lapointe, de La Presse, n'y consacre pas un seul mot, 2 et Christian Desmeules, du Devoir, se contente d'en noter le caractère « bédéesque ». 3 Étonnant, compte tenu du fait que l'oeuvre tire sa raison d'être et son dynamisme dans le jeu intertextuel, la parodie, dans un plaisir presque provoquant à tourner en dérision la littérature, ce qui est encore une manière de la célébrer.

Cataonie se compose de six courtes nouvelles ayant pour cadre le « Grand Shawinigan », (p. 27) dans lesquels l'auteur se met lui-même en scène sous les traits d'un narrateur aux manières affectées de dandy, méprisant, vain, monstrueusement immoral et, comme c'était le cas dans Sam, monomaniaque. Nul psychologie, ici, nul vraisemblance. L'accent est mis sur l'effet parodique. Tous les personnages, jusqu'aux « manant[s] », (p. 55) s'expriment dans le langage suranné du roman québécois du XIXe siècle, Angéline de Montbrun, avec force subjonctifs de l'imparfait. Le procédé est usé, sans doute, mais encore efficace :
« Naturellement, j’ai songé à cette nuit où, pris de boisson, vous fîtes mine, au moment de m’honorer, de vous tromper d’orifice. Je vous flanquai alors à la porte mais, les circonstances étant ce qu’elles sont, je crois qu’il ne serait point inconvenant que vous m’enculassiez. » (p. 23)
Cette logique est poussée jusqu'à la limite lorsque, dans la dernière nouvelle du recueil, intitulée « L'intrus », le narrateur devient lui-même un personnage du roman de Laure Conan, dont le titre n'est plus Angéline de Montbrun, mais François Blais ! Il est assez évident que le rapport de cet auteur à la littérature est, au moins en partie, résumé dans cette intrusion subversive, et plus largement dans ce recueil où les conventions sont détournées dans un esprit irrévérencieux qui rappelle Les Aventures de Sivis Pacem et Para Bellum, de Louis Gauthier.

Dès la première nouvelle, « Combien ? », le ton est donné. Le narrateur y vient de terminer d'écrire son roman, qu'il juge son meilleur, après trois ans d'effort. Or, ce roman a pour incipit : « La duchesse sortit à cinq heures », (p. 14) phrase tirée du Manifeste du surréalisme :
« Paul Valéry qui, naguère, à propos des romans, m’assurait qu’en ce qui le concerne, il se refuserait toujours à écrire : La marquise sortit à cinq heures. » 4
Ce qui est depuis presqu'un siècle l'exemple même de la médiocrité littéraire prend ici valeur de la prose la plus achevée. Mais faut-il s'en étonner de la part d'un personnage dont l'unique obsession a trait au nombre de mots que contient son roman ? Voulant dépasser le nombre de cent milles mots, il remplace les 346 occurrences de « Bankok », ville où se passe l'histoire, par « Salt Lake City » : « Évidemment, transporter l’action de Bangkok à Salt Lake City demanderait quelques retouches mineures mais, encore une fois, je verrais plus tard ». (p. 8) De même, des phrases sont réécrites, sans plus d'égards pour la cohérence du récit, le style, le sens et la valeur générale de l'oeuvre.

Blais, de façon encore plus marquée que dans Sam, multiplie dans ces six nouvelles les gestes irrévérencieux envers la grande littérature. « La chute » n'est plus la célèbre pièce de théâtre du non moins célèbre écrivain Albert Camus, mais désigne la dernière partie d'une blague écrite par un certain André Camus et parue dans le magazine pour enfant Placid et Muso. Blais se fait évidemment un plaisir de nous raconter la blague in extenso, pour le simple plaisir de heurter le bon goût littéraire. La nouvelle « Raskolnikov » emprunte au roman Crime et châtiment la scène du meurtre à coups de hache d'une vieille dame, mais là où Dostoïevski aborde des questions liées à la responsabilité et la morale, Cataonie se limite à un passage absurde et parfaitement ubuesque :
« – Voilà : mon but est de vous occire et, dans quelques jours, assister à vos funérailles, y rencontrer le vicomte de G*** et m’en faire une relation utile.
» – Vous déraisonnez, monsieur. L’on n’assassine point les gens pour cela.
» – « On » m’exclut, ma tante. En tant qu’homme supérieur, je puis sans état d’âme me servir de votre cercueil comme marchepied pour atteindre les plus hautes sphères de la société. Pour les êtres tels que moi, les êtres tels que vous ne sont que des pions que l’on sacrifie à…
» – Je vous arrête, mon neveu. Assassinez-moi tant que vous voulez, mais je vous interdis de faire de la philosophie dans mon salon.
» – Fort bien. Vos dernières volontés sont sacrées. » (p. 50)
L'institution littéraire est également ciblée à travers le personnage du professeur universitaire, spécialiste de Laure Conan, mais qui n'a jamais lu Angéline de Montbrun !

Blais prend un plaisir évident à se jouer des conventions littéraires, qui exigent au moins une justesse psychologique, une intelligence manifeste du propos, un « style »... Il est d'ailleurs assez drôle de voir certains blogueurs chercher ce propos dans une critique sociale, qui serait à trouver sous l'humour. Comme si le jeu intertextuel, la parodie, l'absurde ainsi que des passages bédéesques 5 ne suffisaient pas à eux seuls à assurer la valeur littéraire. Même quand il paraît mauvais, l'auteur de Cataonie demeure dans son propos, dans sa cohérence, qui consiste en une manière de résister à l'attente du lecteur. Ainsi le recueil est-il  truffés d'éléments fort prosaïques, comme la blague du Placid et Muso, à laquelle réfère d'ailleurs la page couverture ; comme le fichier « tourmentsdeserge.doc » (p. 11), et des phrases du genre :
« Je repris donc mon manuscrit à la première ligne et commençai à compter. « La (1) duchesse (2) sortit (3) à (4) cinq (5) heures (6) », etc. » (p. 15)
Il y a une parenté évidente entre Louis Gauthier et François Blais, même si Les Aventures de Sivis Pacem et Para Bellum vont bien plus loin dans la subversion. On ne trouvera pas dans Cataonie des noms de personnages tels « Bicyclette Premier », « Misss Brodie XXX », « Sun Life » ; ni de phrases comme : « Au même moment, mais un peu plus tard » : la cohérence narrative y est respectée, tout comme la logique la plus élémentaire de l'énoncé. Chez Blais le jeu intertextuel et irrévérencieux n'est encore qu'une manière de célébrer la littérature, en la décoiffant un peu, sans plus. Mais cet auteur n'en semble pas moins partager la joie provocante du narrateur des Grandes légumes célestes vous parlent :
« Ah ! [ce roman]-là ne s'en était pas sorti, je peux le dire, je l'avais complètement massacré. Je l'avais rendu méconnaissable. Les gens se trompaient, se méprenaient sur son compte, le rangeaient dans leur bibliothèque sous la rubrique papier de toilette. Un livre dont je suis fier. » 6

1. François Blais, Cataonie, éd. L'instant même, Québec, 2015, 91 p.
2. Josée Lapointe. « Cataonie ». La Presse, 28 février 2015. Page consultée le 20 septembre 2015
3. Christian Desmeules. « Folies de M. Blais et autres tourments de Serge ». Le Devoir, 14 février 2015. Page consultée le 20 septembre 2015.
4. André Breton. Manifeste du surréalisme. Wikilivres. Page consultée le 23 septembre 2015
5. Il y a du Achile Talon dans ce narrateur, comme le montre cette tirade : « D’ailleurs cela n’a aucune importance, pas plus que ces histoires de régime, puisque je compte, moi, faire table rase du passé ! Je suis un Homme Providentiel, comme on n’en trouve qu’un ou deux par siècle, et encore… Je ficherai tout par terre et je reconstruirai la société sur de nouvelles bases. Vous verrez, Firmin. » (p. 61) Quant à ce Firmin, par ses répliques outrecuidantes, il fait un excellent Hilarion Lefuneste.
6. Louis Gauthier, Les Grandes légumes célestes vous parlent. Précédé de Le Monstre-mari, Cercle du livre de France, 1973, p. 74

samedi, septembre 12, 2015

L'homme seul



Roman historique ? Philosophique ? Épistolaire ? Difficile de classer ces Mémoires d'Hadrien. Parue en 1951, l'oeuvre phare de Marguerite Yourcenar n'est pas étrangère au courant existentialiste qui a marqué la littérature d'après-guerre en France. La question du sens de l'existence y est posée ; un certain humanisme s'y exprime. C'est cette dimension qui m'a le plus touché, et c'est elle qui m'a amener à écrire ce texte.

Parmi les notes rassemblées à la fin du livre, il en est une qui résume bien ce qui a dirigé ma lecture ; Yourcenar y cite Flaubert : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » (p. 321)

Le Hadrien de Yourcenar aurait pu faire sien cet aphorisme du philosophe Jean-Paul Sartre, selon lequel « l'existence précède l'essence ». L'empereur ne dédaigne pas la discussion, l'échange d'idées avec ses contemporains lettrés, avec les érudits de toutes origines. Mais ces jeux intellectuels ne peuvent jamais se substituer aux sensations premières du corps, à l'expérience concrète du monde. Sa prédilection le porte d'emblée « à préférer les choses aux mots, à [s]e méfier des formules » (p. 47) qui ne peuvent rendre compte d'un « monde plein, continu, formé d’objets et de corps » (p. 52). Si Hadrien privilégie le témoignage des sens, l'expérience, rejetant tout esprit de « système » (p. 19), c'est qu'il trouve là la condition de sa liberté, élément central de son éthique : « Pour moi, j’ai cherché la liberté plus que la puissance, et la puissance seulement parce qu’en partie elle favorisait la liberté » (p. 53) 

L'homme libre se définit par ses actes. Mais si, à regarder ses jeunes années, du temps de la première expéditions contre les Daces aux côtés de Trajan, il peut affirmer : « À la longue, mes actes me formaient », (p. 66) l'honnêteté lui impose tout aussi bien le constat contraire :
« Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable. » (p. 34)
« Les trois quarts de ma vie échappent d’ailleurs à cette définition par les actes » (p. 34) 
L'homme libre, même devenu empereur et « Dieu », (p. 159) demeure opaque à lui-même. Devant la perspective de ses mémoires, il affirme tout d'abord : « Je compte sur cet examen des faits pour me définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître avant de mourir ». (p. 30) Mais son projet rencontre aussitôt une difficulté incontournable : « Je m’efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d’or, ou l’écoulement d’une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n’est qu’un trompe-l’œil du souvenir » (p. 33)

Ce qu'il manque à Hadrien, c'est une transcendance. S'il pouvait rattacher son existence à un être éternel, la « veine d'or » tant recherchée lui semblerait moins insaisissable. Son immortalité, préoccupation récurrente dans ses mémoires, ne serait pas cette réalité « intermittente » (p. 314) à laquelle il semble se résigner à la fin. Et sa sagesse, inspirée de la philosophie grecque, ouverte au pluralisme et arrachée, pour ainsi dire à la force du bras, au monde d'ici-bas, cette sagesse personnelle si touchante, si humaine, ne sortirait pas si meurtrie de deux échecs importants : le suicide de l'être aimé, Antinoüs, qui en révèle les limites ; et la révolte juive de Bar Kochba, réprimée dans le sang par Rome.

Pourtant, les dieux ne manquent pas au siècle d'Hadrien. L'empereur en est même « avide », (p. 307) comme tous ses contemporains. Mais voilà : ces dieux se font vieux dans un monde en évolution. Hadrien a bien cherché à les défendre devant la montée des monothéismes, mais au pris d'un pluralisme qui le laisse, au seuil de la mort, plus vulnérable que jamais. Au fond de lui, il pressent la fin de ce monde, comme un écho encore lointain de sa propre fin imminente. Le choc est inévitable entre ces « deux pensées d’espèces opposées [qui] ne se rencontrent que pour se combattre ». (p. 260) Tout en réprouvant l'étroitesse d'esprit des juifs et des chrétiens, il ne peut s'empêcher, à la fin, d'envier la force de leur conviction : « On les envierait, si l’on pouvait envier des aveugles. » (p. 267)

Il se dégage de ce personnage d'Hadrien le sentiment d'un homme profondément seul -- l'homme seul dont parle Flaubert -- parmi tous ces dieux, au rang desquels il a lui-même été élevé, mais sans Dieu. Un Dieu auquel pourtant la dernière phrase de ses mémoires, comme une prière inconsciente, semble ouverte :
« Petite âme, âme tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois. Un instant encore, regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute nous ne reverrons plus… Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts… » (p. 316)
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1. Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, Gallimard (coll. « Folio »), Paris, 1971, 352 p.

mardi, juin 23, 2015

Faire quelque chose de ce qu'on a fait de soi

Alors qu'il a beaucoup été question ces derniers temps des pensionnats autochtones, il m'a pris envie de lire Champion et Ooneemeetoo, 1 de Tomson Highway, un très bon roman, peut-être même un grand roman.

Champion et son jeune frère, Ooneemeetoo, deux Cris de la réserve d'Eemanapiteepitat, à 800 milles au nord de Winnipeg, au Manitoba, vont connaître le destin tragique des 150 000 enfants amérindiens victimes du système des pensionnats. La violence sexuelle, la honte de soi, la perte des repères, et leurs conséquences répercutées à l'échelle d'une vie... Highway, s'inspirant de sa propre vie, ne nous épargne rien de ce sombre épisode de l'histoire canadienne. Le contact avec les Blancs produit des effets délétères, comme en témoignent aussi le sort des prostituées cries à Winnipeg, et l'évolution de « l'Eemanapiteepitat nouveau et dynamique » (p. 98) où, suite à l'arrivée d'une compagnie minière, les maisons en rondins de pins seront remplacées par des constructions en contreplaqué, et où l'alcool fera des ravages.

Mais Highway ne s'appesantit jamais sur cette dimension politique. Ici, nul pathos, nul réquisitoire. Son récit emporte toute souffrance dans un monde imprégné de ce réalisme magique associé à Garcia Marquez, mais aussi présent plus au nord, chez un d'Éric Dupont et sa Fiancée américaine. Il s'agirait, en fait, d'un trait culturel propre aux Amérindiens, portés à amplifier toute histoire, dont Highway s'inspire afin d'amener son récit plus loin, jusqu'aux « mythes ». (p. 41) Récit où le concret participe de la même réalité que le rêve, l'imaginaire, les légendes léguées par la tradition crie, la mythologie catholique... Le monde sensible s'en trouve agrandi, et se présente comme un espace infini, signifiant et imprégnée d'une profonde spiritualité.

L'exemple de la « Reine blanche » montre bien cette prégnance du fait spirituel. Sa présence traverse tout le récit. Au départ, il ne s'agit que de la Reine du carnaval de l'année 1951, mais au moment où elle embrasse Abraham Okimasis en lui remettant la coupe de champion du monde des courses en traîneau à chiens, celui-ci, qui vient de l'apercevoir, est déjà en situation de « mythification » :
« Le chasseur de caribou crut distinguer une couronne, façonnée de la même fourrure blanche, qui flottait au-dessus de la cape. Et la couronne clignotait et éclatait comme une constellation. » (p. 20)
« Lorsque Abraham reprit ses esprits — c’est du moins ce qu’il raconta des années plus tard à ses deux plus jeunes fils —, il vit la déesse monter jusqu’au ciel où elle se mit à flotter dans le crépuscule rose et mauve qui se transforma en l’immense noirceur de la nuit. Elle s’intégra au ciel nordique. Elle devint une pulsation nébuleuse, les sept étoiles de la Grande Ourse ornementant sa couronne. » (p. 21)
À la fin du récit, le fils d'Abraham, Oonoomeetoo, prend en quelque sorte le relais, en affirmant que « le Trickster représente Dieu sous les traits d’une femme, d’une déesse en fourrure. Comme sur la photo [de son père embrassé par la Reine du carnaval]. » (p. 254)

Et c'est peut-être ce sens du magique qui permettra aux deux fils Okimasis de traverser l'épreuve du pensionnat du lac Birch. Leur identité crie ne sera jamais totalement perdue, elle se réaffirmera à travers l'art des Blancs, dont Highway célèbre aussi la valeur, comme étant ce qu'il y a de plus près de la spiritualité amérindienne, par opposition au catholicisme des années 1950, basé sur le châtiment et la peur. Car, si les frères oblats inoculent la honte de soi, le poison de l'aliénation, sans même le savoir ils donnent aussi accès à ce qui s'avérera le seul contrepoison possible : l'art. Champion, Jeremiah de son nom catholique, après le pensionnat poursuivra sa formation et deviendra un excellent pianiste ; et Ooneemeetoo, devenu Gabriel, connaîtra une carrière de danseur. À la fin, réconciliés, les deux frères uniront leurs talents pour créer un spectacle qui sera à la fois une catharsis et une réconciliation avec la culture crie ; une libération.

Tomson ne s'en tient pas, heureusement, au seul procédé du réalisme magique. Son écriture, très libre, exploite tous les registres : des envolées les plus poétiques, en symbiose avec la nature, jusqu'au langage le plus cru, habituel chez les Cris et qui n'est pas sans rappeler l'oeuvre de Michel Tremblay :
« Maudite marde en bouteille, jura-t-elle, si j’ai ce tabarnak de trois une autre fois, je vous jette tous dehors, ma gang de cochons » (p. 246)
Et que dire des noms des personnages : Jane Kaka McCrae, « la femme la plus débraillée d’Eemanapiteepitat » (p. 24) et son fils Grosse Bite ; Marguerite à l’œil noir Magipom et son affreux mari, Poupée joviale ; Petit Goéland Ovaire...

Ces différents registres donnent du rythme au récit, composé de quarante-neuf courts chapitres, chacun d'eux regroupant différentes scènes, en différents lieux.

Un récit exigeant pour le lecteur, déstabilisant par moments, porté par un souffle de résilience individuelle et de résistance collective, avec une finale éblouissante, toute en ouverture, en espoir.

Un mot, pour terminer, sur l'excellente traduction de Robert Dickson. Un franco-ontarien, tout comme Daniel Poliquin, le traducteur de Thomas King.
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1. Tomson Highway, Champion et Ooneemeetoo, éd. Prise de parole, Sudbury, 2004, 265 p.

dimanche, mai 03, 2015

L'Indien mort

Ce n'est pas d'hier que je m'intéresse aux peuples amérindiens. En tant que souverainiste québécois, je suis conscient que, s'il est légitime pour le Québec de chercher à devenir maître de son destin, il l'est tout autant, voire davantage, pour les Cris, pour les Inuits, les Innus... Mais ce point de vue semble frappé d'un interdit dans la classe politique. Un interdit qui exprime un refus total, répressif. L'essai de Thomas King, L'Indien malcommode, 1 nous plonge, en quelque sorte, dans l'histoire de ce refus. Il ne faut pas s'attendre, ici, à un traité d'histoire de style académique. Le ton est celui de la conversation, où l'auteur, lui-même cherokee, utilise l'humour, l'ironie -- parfois amère, parfois mordante -- pour traiter un sujet grave dans lequel il est émotionnellement immergé.

Ce qui n'empêche pas l'auteur d'apporter d'entrée une importante précision : « Nous sommes nombreux à penser que l’histoire, c’est le passé. Faux. L’histoire, ce sont les histoires que nous racontons sur le passé. Et c’est tout. » (p. 16-17) Et ces histoires peuvent être incomplètes, biaisées, voire tout simplement inventées, et pourtant acceptées comme véridiques. Ainsi du massacre d'Almo, dans l'Idaho, le deuxième en importance de l'histoire américaine, où 295 colons furent massacrés par des Amérindiens. Une plaque commémore la tragédie. Seul problème : cette tragédie, elle n'a jamais eu lieu. Ainsi sommes-nous conviés à une contre-histoire, style libre.

King consacre ensuite deux chapitres à un survol de la représentation de l'Indien 2 dans l'art et les produits de consommation. Ce choix est conséquent, puisque les « Blancs » (p. 13) ne se sont jamais intéressés qu'à l'Indien imaginaire, « l'Indien mort » (p. 60), complètement stéréotypé, celui qui porte la coiffe de sachem, le tomahawk, la veste de daim, frappe son tambour en dansant, et parle le pidgin. « Peu importe la signification culturelle qu’elles revêtent pour les Autochtones [ces objets] sont, avant toute chose, les signes nord-américains de l’authenticité indienne » (p. 61) À travers les Wild West Shows de Buffalo Bill Cody, le cinéma, les téléséries comme le Justicier masqué, la littérature (notamment James Fenimore Cooper), l'art pictural, King identifie « trois types basiques d’Indiens : le sauvage assoiffé de sang, le sauvage noble et le sauvage agonisant » (p. 44). Mais, dans tous les cas, celui-ci est toujours dépeint comme un individu qui ne peut pas « survivre dans le monde moderne ». (p. 45) Une oeuvre de 1915 résume mieux que toute autre notre imaginaire de l'indien : la sculpture de James Earle Fraser intitulée La Fin de la piste : un Indien complètement affaissé sur son cheval, inerte, sa lance pointant vers le bas, et la bête sur laquelle il est monté, elle-même semblant en déséquilibre, ses pattes postérieures touchant à peine le sol, comme si une main géante et invisible la poussait par derrière.

James Earle Fraser, La Fin de la piste (1894)



Cette dépossession de l'Indien par l'art et le spectacle le transforme en produit de consommation. « [L]’Amérique du Nord ne voit plus les Indiens. Ce qu’elle voit, ce sont des objets ». (p. 60) Déjà, aux XVIIIe et XIXe, les « foires itinérantes du Far West [...] recouraient à l’iconographie et à l’inventivité des Autochtones pour commercialiser des élixirs et des onguents ». (p. 64) Aujourd'hui, c'est le domaine du sport professionnel, de l'industrie automobile, tout comme celui du nouvel âge, qui perpétuent l'inexistence de l'« Indien vivant » (p. 67) dans le monde réel.

L'Indien mort ne l'est pas uniquement par le fait de la dépossession culturelle, il l'est aussi du fait d'une nécessité politique ; il doit aussi être physiquement mort. Selon l'aphorisme attribué au général Phil Sheridan, « [i]l n’y a de bon Indien qu’un Indien mort. » (p. 61) Il y a officiellement 600 peuples aborigènes au Canada, et 550 aux États-Unis. Une grande diversité, que les colons européens ont toujours violemment refusé de reconnaître. Surtout que ces « sauvages » (p. 45) occupent les terres convoitées. « Que veulent les Blancs ? [...] La terre. (p. 194) « La terre a toujours été le seul véritable enjeu. » (p. 195) Le christianisme « conquérant » (p. 100) et manichéen des Blancs fera de l'extermination des peuples aborigènes l'« expression de la destinée manifeste » (p. 99), celle d'un « droit naturel » (p. 99), qui est le droit du « plus fort » (p. 99). Tous les moyens seront bons : les arguments fallacieux (ils ne savent pas exploiter la terre, « use it or lose it » (p. 202), les guerres d'extermination ou de « pacification », les traités systématiquement non respectés, 3 les déplacements forcés de populations entières, l'assimilation forcée, les pensionnats religieux, les lois iniques (Loi générale de lotissement, de 1887, 4 loi sur les Indiens de 1887, Résolution bicamérale 108 de 1953, 5 loi C-31 de 1985...), les décisions des tribunaux (non respectées par les Blancs lorsqu'elles leur sont défavorables)...

Le problème, c'est que, après 400 ans d'assauts législatifs et armés, les peuples aborigènes n'ont pas tous été exterminés. Beaucoup sont encore là, bien vivants, et même, ce que « l'Amérique du Nord déteste » plus que tout, « en règle », c'est-à-dire « malcommodes ». (p. 74) Pour autant, la partie n'est pas gagnée pour ces first nations. King, pour conclure son essai sur une note optimiste, nous offre trois histoires d'accords fonciers importants conclus entre des gouvernements et des peuples aborigènes : la création de la réserve de parc national et site du patrimoine haïda Gwaii Haanas, en Colombie-Britannique, en 1987 ; la Loi sur le règlement des revendications foncières des Autochtones de l’Alaska, en 1971 ; 6 et l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut qui, en 1999, créait le nouveau territoire du Nunavut. 7 Mais, voilà : en dépit de son effort d'optimisme, King ne peut cacher une certaine inquiétude. Certes, ces accords confèrent une certaine autonomie, un pouvoir économique permettant un développement, mais ces acquis sont fragiles, et, en outre, ils pourraient ouvrir la voie à l'assimilation. Le défi pour les peuples aborigènes reste entier : « La réalité de l’existence autochtone est telle que nous vivons des vies modernes, informées par des valeurs traditionnelles et des réalités contemporaines, et que nous voulons vivre notre vie à nos conditions à nous ».

L'Indien malcommode témoigne d'un savoir encyclopédique sur l'histoire des peuples Amérindiens. Mille noms de personnages y sont mentionnés, chacun accompagné du nom de sa tribu et, souvent, du lieu d'origine. « [M]oi, je voulais seulement voir ces noms écrits noir sur blanc, et je voulais être sûr que vous les voyiez vous aussi. » (p. 59) Nommer, c'est affirmer l'existence. Le but premier de cet ouvrage, au-delà de son propos explicite, c'est de rappeler aux lecteurs, de leur mettre sous les yeux, page après page, les Indiens réels, et la grande diversité ethno-culturelle des peuples auxquels ils appartiennent.

Il me faut mentionner en terminant l'excellente traduction, qui adhère parfaitement à l'esprit nord-américain de Thomas King, autrement dit : une traduction qui ne pouvait pas être le fait d'un Français. Je suis allé vérifié : Daniel Poliquin est originaire d'Ottawa.
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1. Thomas King, L'Indien malcommode. Un portrait inattendu des autochtones d'Amérique du Nord, éd. Boréal, Montréal, 2014, 242 p.
2. King emploie surtout le mot Indien, parfois Autochtone, Amérindien, jamais Aborigène. Mais il reconnaît que tous se valent. Pour ma part, je n'en exclus qu'un : Autochtone.
3. « Painter a cité le général William Tecumseh Sherman, qui avait dit que les traités « n’avaient jamais eu pour objet d’être respectés, mais de réaliser un but immédiat, de résoudre une difficulté sur le coup de la manière la plus simple qui fût, d’acquérir un bien convoité aux conditions les plus avantageuses qui fussent, et d’être écartés dès que ce but était compromis et que nous étions suffisamment forts pour imposer un nouvel arrangement plus avantageux pour nous » (p. 195-196)
4. « En règle générale, chaque chef de famille recevrait un lotissement de 160 acres. Les Indiens célibataires de plus de dix-huit ans et les orphelins de moins de dix-huit ans auraient droit à 80 acres, alors que les mineurs de moins de dix-huit ans auraient 40 acres. Le gouvernement fédéral conserverait en fiducie tous les lotissements pour une période de vingt-cinq ans, et pendant ce temps ces lotissements ne pourraient être vendus et seraient exemptés de l’impôt foncier. Tout bénéficiaire d’un lotissement perdait son statut en vertu du traité qui le visait, mais avait droit à la citoyenneté américaine » (p. 122) Cette loi « a eu pour effet de liquider toutes les réserves du Territoire indien (l’Oklahoma d’aujourd’hui) ainsi que l’assise foncière de nombre de tribus du Kansas, du Nebraska, des deux Dakotas, du Wyoming, du Montana, du Nouveau-Mexique, de l’Oregon et de l’État de Washington [...] Les peuples autochtones, qui étaient propriétaires de près de 138 millions d’acres en 1887, virent cette étendue décroître à environ 48 millions d’acres, des terres désertiques dans la plupart des cas. » (p. 124)
5. Cette Résolution « déclarait que les États-Unis avaient l’intention d’abroger tous les traités qu’ils avaient conclus avec les peuples autochtones et d’abolir la surveillance fédérale des tribus. La résolution mettait fin immédiatement à l’existence des Flatheads, des Klamaths, des Menominees, des Potawatomis et des Chippewas de Turtle Mountain ainsi que de toutes les tribus du Texas, de l’État de New York, de la Floride et de la Californie. » (p. 126) « Avant qu’on ne mette fin officiellement à cette politique, en 1966, 109 tribus avaient cessé d’exister, et un autre million d’acres de terres indiennes avaient été perdues. » (p. 127)
6. « En vertu de cette loi, les Autochtones de l’Alaska reçurent environ 4,4 millions d’acres de terre et près de 963 millions de dollars en liquide. Pour bien comprendre cette entente, sachez que 4,4 millions d’acres, c’est plus de terres détenues en fiducie qu’il y en a en ce moment pour toutes les autres tribus indiennes de l’Amérique. L’indemnisation en argent, c’est presque quatre fois plus que ce qu’ont touché collectivement les autres peuples autochtones dans les vingt-cinq ans d’existence de la Commission des revendications indiennes des États-Unis. » (p. 224-225)
7. « [L]es Inuits ont reçu plus de 350 000 kilomètres carrés de terre au sein du nouveau territoire ainsi que la somme d’un milliard de dollars, payable sur une période de quatorze ans » (p. 230)

mardi, mars 03, 2015

Un nazi déviant (suite)

Dans mon texte précédent, j’ai mentionné le caractère distancié de Maximilien Aue, le protagoniste du roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, le fait qu’il semble toujours en retrait par rapport au monde qui l’entoure, enfermé dans sa conscience, et seul. Une des réussites de ce roman, c’est de nous faire voir la Seconde Guerre mondiale par le regard de cet officier SS qui tente de s’identifier au « volk », au national-socialisme, mais sans jamais y parvenir, car immergé dans ses identités équivoques.

Dans un langage qui rappelle le personnage de Meursault, de L'Étranger, il nous décrit la guerre sur le front de l’Est, guerre dite « totale » qui a opposé, de 1941 à 1945, l’Allemagne nazie aux « Bolcheviks » soviétiques, et qui a fait plus de 30 millions de morts.

Les SS ont pour tâche d’assurer la sécurité derrière les troupes de la Wehrmacht dans leur avancée à travers l’Ukraine, en éliminant tout groupe de résistants. Que les juifs figurent au nombre de ces derniers, Aue peut difficilement l’admettre : « [P]our eux, depuis toujours, les mauvaises choses venaient de l’est, les bonnes, de l’ouest ; en 1918, ils avaient accueilli nos troupes comme des libérateurs, des sauveurs ». (p. 122-123) Alors quand le colonel (Standartenfürher) Paul Blobel relaie l’ordre d’éliminer également les femmes et les enfants, qui ne constituent pourtant pas une menace, la réaction des officiers du Commando spécial 4a ne laisse aucun équivoque : « Mais, Herr Standartenführer, la plupart d’entre nous sont mariés, nous avons des enfants. On ne peut pas nous demander ça. » (p. 150) Aue nous montre que ce que l’Histoire plus tard nommera la « Shoah par balles » a été, du moins dans les premiers temps, une expérience traumatisante pour les commandos chargés des exécutions : suicides, alcool, problèmes de discipline... Il faut lire les pages consacrées au massacre de Babi Yar, d’une horreur absolue. De là, d’ailleurs, est venue l’idée des chambres à gaz.

En soulignant ces problèmes, le narrateur cherche à montrer que, par rapport à l’image que la postérité en a gardé, « les choses sont autrement complexes ». (p. 19) La « recherche de la vérité », que Aue tient pour « indispensable à la vie », (p. 16) à ses yeux n’admet pas une ligne de partage nette entre les coupables et les juges, entre le Mal et le Bien. Les terribles officiers SS étaient, dans bien des cas, des professeurs, des diplômés universitaires : « Ceux qui tuent sont des hommes, comme ceux qui sont tués, c’est cela qui est terrible » (p. 43) ; des hommes qui, pour la plupart, s’acquittent de leurs tâches « par sens du devoir et de l’obligation ». (p. 148)

Nous touchons au coeur du récit, à cette question qui hante Aue, et que son beau-frère, von Üxküll, va formuler à la fin, dans une scène dont le narrateur, fait intéressant, avoue ne pas savoir si elle est réelle ou imaginaire : « Pourquoi les Allemands ont-ils mis tant d’acharnement à tuer les Juifs ? » (p. 1247) Au-delà du fait immédiat de la hiérarchie militaire qui fait en sorte que chaque niveau de commandement est « tenu » par la « volonté » (p. 152) du niveau supérieur, Aue, à cette question, n’a que des bribes de réponses, d’inégales valeurs, dispersées à travers le récit comme un leitmotiv lancinant.

Mais aucune de ces réponses ne satisfait son besoin de vérité, même s’il n’ose pas se l’avouer à lui-même. Quand lui-même profère des inepties racistes, 2 il ne peut que ressentir, au fond de lui, qu'elles sont fausses, qu’elles ne collent pas à la réalité. Ce personnage déjà distancié, le sera d'autant que la réalité, aussi bien celle qui s'offre à son regard, que celle, intérieure, de l'identité, se dérobe sans cesse. Sans doute faut-il chercher là la raison de ces scènes hallucinatoires, comme celle où, au milieu de la foule, il est le seul à voir le Führer affublé du phylactère et du talit que portent les juifs à la synagogue. (p. 667) Le lecteur lui-même éprouvera, à la lecture de certains passages, ce sentiment d’irréalité proche du rêve qu’éprouve Aue, comme lorsqu’il mord le nez du Führer, puis, dans sa fuite jusque dans les tunnels du métro, lorsqu’il tombe sur les commissaires Weser et Clemens qui n’ont pas cessé de le poursuivre, alors même que l’enquête est officiellement terminée. Ici, nous sommes presque dans Le Procès, de Kafka.

Ces deux commissaires renvoient à L’Orestie, d’Eschyle, dans laquelle les Érynies vengeresses pourchassent Oreste pour le meurtre de sa mère. Une fois leur colère apaisée, elles se transforment en Euménides, c’est-à-dire en Bienveillantes.

Mais Aue n’est pas seulement poursuivi par la justice, il l'est aussi par tout ce qui, en lui, dans ses goûts, ses désirs, le ramène à la figure détestée de la mère ; sa volonté de s’identifier au national-socialisme, à la figure du Führer, substitut au père manquant, n’y changera rien. Quel paradoxe de voir cet homme intelligent, se disant attachée à la vérité, s'enfoncer dans le mensonge et l'horreur. Mais sa mémoire, comme la justice, ne lui laissera jamais de repos. Elle le pourchassera jusque dans les années 1970, alors qu'il vit en France et entreprend de raconter son histoire, pour ce à quoi il a participer en tant qu’officier SS alors qu’il aurait pu s’y soustraire, pour ces massacres de masse, ces actes irréversibles, contre nature, contre sa nature, qui ont scellé son destin.

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1 Johnatan Littell, Les Bienveillantes, Gallimard (coll. « Folio »), Paris, 2006, 1397 p.
2 « C’est tout simplement un problème racial, répondis-je. Nous savons qu’il existe des groupes racialement inférieurs, dont les Juifs, qui présentent des caractéristiques marquées qui à leur tour les prédisposent à la corruption bolcheviste, au vol, au meurtre, et à toutes sortes d’autres manifestations néfastes ». (p. 434)

mardi, février 24, 2015

Un nazi déviant

Les romans historiques sont très populaires, mais c'est un engouement auquel je ne participe pas du tout. Ce genre littéraire sert très mal la science historique, et même, souvent, je trouve, l'écriture romanesque. Ce n'est heureusement pas le cas des Bienveillantes, que je viens de terminer. Un roman quand même trop long (1400 pages !), bien documenté, mais qui ne saurait pourtant être qualifié de réaliste. C'est d'ailleurs le reproche qu'on a adressé à l'auteur, Jonathan Littell : son protagoniste, Maximilien Aue, un officier SS, n'est pas crédible. C'est vrai, pas crédible, mais intéressant. Un personnage distancié du monde qui l'entoure, une « conscience non ancrée dans le réel », 1 pour reprendre une formule très juste glanée sur le Web. Ce monde à travers lequel il se cherche, c'est celui, éminemment masculin, de la guerre, associé à la figure du père dont Aue poursuit la quête : « Le Führer, d’ailleurs, lorsqu’il se tenait immobile, lui ressemblait ». (p. 666) 2 Alors qu'il était enfant, son père, un Freikorps allemand, a disparu. Sa mère, une Française, finira par se remarier, ce que le fils ne lui pardonnera jamais. Contre cette femme qu'il déteste, il choisira l'Allemagne, le national-socialisme, le nazisme et, ultimement, la guerre et sa barbarie.

Le problème, c'est que ce choix est contraire à sa nature. Aue, quoique qu'il fasse, demeure du côté de la mère, de la France ; il est raffiné, féru de culture grecque et latine, aimant l'opéra, les bons vins, les échanges d'idées... La vie de châtelain lui conviendrait très bien. Alors que les troupes russes sont déjà entrées en Allemagne, le voilà en Pomméranie, dans le manoir de von Üxküll, l'époux de sa soeur : « je me sentais apaisé, en amitié avec tout cela, ce feu et ce bon vin et même le portrait du mari de ma sœur, accroché au-dessus de ce piano dont je ne savais pas jouer » (p. 1159) Or, en tant que national-socialiste, c'est précisément ce vieux monde aristocratique prussien qu'il doit éliminer pour faire place au « Volk ». D'où cette distance constante dans le regard.

Il faut dire aussi que, sur le plan sexuel, Aue est un nazi déviant, hérétique. Il a des comportements homosexuels, des désirs incestueux envers sa soeur jumelle... Une vie intime remplie de phantasmes, de fantômes, qui n'est pas sans lien avec l'autre grande thématique du roman : la guerre. J'y reviendrai.

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1 http://www.paperblog.fr/870536/les-bienveillantes-de-jonathan-littell-histoire-d-une-bevue
2 Johnatan Littell, Les Bienveillantes, Gallimard (coll. « Folio »), Paris, 2006, 1397 p.