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jeudi, février 24, 2022

Typologie morale des personnages dans Une Sortie honorable, d'Éric Vuillard

En cette rentrée littéraire, on fait grand cas du gros Houellebecq de sept cents pages, mais que dire du petit Vuillard ! 

Une Sortie honorable vaut le détour, croyez-moi. 

J'ai déjà consacré deux textes à Éric Vuillard – ici et ici – pour dire mon amour de cet écrivain, décrire sa démarche, son style, quelques uns de ses thèmes. Jamais, cependant, avant aujourd'hui, ne m'avaient autant frappé les récurrences dans les descriptions des personnages historiques autour desquels s'articulent ses récits, au point où il m'a paru à propos d'en tirer les premiers éléments d'une typologie morale des personnages.

14 juillet traite de la Révolution française, L'Ordre du jour s'intéresse au début de la Seconde Guerre mondiale, et Une Sortie honorable porte son regard sur la fin de la guerre d'Indochine. À l'évidence, Vuillard privilégie ces moments de transition, de crise politique, de violence ouverte. Peut-être parce que, mieux que tout autre, ceux-ci révèlent la nature du pouvoir. Car, au-delà des événements racontés, ce qui intéresse Vuillard, ce qu'il vise dans tous ses récits, c'est le pouvoir, ses leviers, ses victimes. Trois types de personnages, trois niveaux de responsabilité, trois traitement discursifs différents.

Comme dans Tristesse de la terre, comme dans 14 juillet, Une Sortie honorable veut nous rapprocher des victimes du pouvoir, à commencer par les coolies du Tonkin et de l'Annam, nous rappeler à leur existence, ces êtres anonymisés par le colonialisme, ignorés par l'Histoire, d'abord en les nommant, comme ce « Pham-thi-Nhi, numéro de titre d’identité 2762, qui s’est pendu le 19 mai 1928 à la plantation de Dâu Tiêng », « Ta-dinh-Tri, pendu le même jour ; Lê-ba-Hanh, pendu le 24 ; Dô-thê-Tuât, pendu le 10 juin ; Nguyên-Sang, pendu le 13 juin ; Tran-Cuc, pendu le matin même »... Le lecteur reconnaîtra ici le procédé déjà utilisé dans 14 juillet (l'émouvant chapitre intitulé « La foule »). Ces êtres, déshumanisés, asservis par la société Michelin dans ses gigantesques plantations d'hévéas, se suicidaient de désespoir. Capitalisme, racisme et colonialisme avancent main dans la main. 

Les coolies auront toutefois leur revanche, au sein du Viet-minh, dans cette guerre d'Indochine qui acculera les troupes « françaises » (en fait, composées d'Arabes, de Noirs, de Vietnamiens) à une sortie qui n'a rien d'honorable.

Vuillard ne survole pas l'Histoire de haut, en des scènes panoramiques grandioses, il accroche plutôt son récit à de petits événements, à des personnages de second plan, plus rarement de premier plan, sur lesquels il pose un regard différencié, selon une typologie morale qui lui est propre : tout en haut, les victimes, les paysans vietnamiens déjà mentionnés ; au-dessous, le type intermédiaire, composé des leviers du pouvoir, tels les hommes politiques, les militaires, pour la plupart d'origine modeste, dont le lien avec le peuple n'a pas encore été rompu, et qui, de ce fait, peuvent encore percevoir la réalité d'une situation (ex. : Pierre Mendès France), ou, dans certaines circonstances, subir les tourments de leur conscience morale (ex. : le général Navarre), et sur lesquels s'exerce aussi la coercition délétère du pouvoir (des carrières bâties par le travail, le mérite, puis détruites) ; tout en bas, dans cette hiérarchie inversée, les détenteurs du pouvoir effectif, à titre héréditaire (« fortes tendances endogamiques »), qui eux, inatteignables, « protégé[s] », « loin des conflits, dans l’ombre de leurs bureaux », ne subissent aucune contrainte extérieure, vivent « hors du monde », hors de la réalité, tirent les ficelles, « encaiss[ent] leurs dividendes » sans le moindre tourment moral (ex. : les André Michelin, les François de Flers, Octave Homberg, Georges Brincard de ce monde).

Le corps

Cette typologie devrait aussi prendre en considération le corps. Celui du coolie d'abord, qui le premier apparaît dans le récit, corps instrumentalisé, anonymisé, violenté, nu devant le pouvoir : « Le coolie était à présent presque nu, offert au regard de tous. C’était une scène d’épouvante. On le libéra comme on put de ses entraves, on le releva et les gardiens examinèrent brutalement les moindres recoins de son corps, comme si l’homme avait tenté de se suicider ou qu’il dissimulât quelque chose. La pièce était mal éclairée, sordide. L’homme était affreusement maigre. Il tenait à peine debout. Il avait peur ».

Viennent ensuite les corps du type intermédiaire, vêtus, ceux-là, mais soumis au regard eux aussi, corps vieillissants, alourdis par les années, l'obésité, les fatigues, les tourments, dont les misères représentent, en regard des fautes morales commises, une circonstance atténuante, comme le montre l'exemple du député Édouard Frédéric-Dupont. Celui-ci peut bien être un « chantre du général Franco », une « figure du Palais-Bourbon », en cette journée du 19 octobre 1950, devant les députés de l'Assemblée nationale, au sommet de sa carrière, son corps le trahit, le rabaisse, l'humanise en quelque sorte, « observons-le un peu », nous enjoint l'auteur : il porte une cicatrice à la tête, « son embonpoint » l'oblige ridiculement à « remonte[r] son bénard », il « se cramponne au pupitre », « s’éponge le crâne, battant le rappel de ses derniers tifs », puis « éprouve un vague sentiment de détresse ». Le même traitement discursif est accordé à Édouard Herriot, vieux et obèse, et même à Émile Minost, pourtant président de la Banque d'Indochine qui « encourageait, depuis le Parlement, une guerre meurtrière, dont elle tirait profit, et qu’elle estimait, pourtant, perdue ». Mais Minos n'est pas du 8e arrondissement de Paris, centre géographique du pouvoir, c'est ce qui le sauve de l'abjection totale ; il est né « dans une petite ville de province, entre les remparts médiévaux, à l’ombre d’une étude de notaire », et son statut de « parvenu » lui attire le mépris des autres membres du conseil d'administration de la banque. Et voilà que, au sortir d'une réunion du C.A., son corps se ressent lui aussi de la violence du pouvoir, oh rien de très lourd, à l'image de ses remords : durant un bref instant, « il se sentit à l’étroit dans son costume, et tira sur son nœud de cravate ».

À l'opposé, le pouvoir échappe à ces misères du corps. Si nous pouvions observer ce John Foster Dulles, par exemple – secrétaire d'État américain, derrière le coup d'État au Guatémala en 1954, et l'assassinat du premier premier ministre de la nouvellement créée République du Congo, Patrice Lumumba, en 1961, ce Dulles qui offrit au ministre français Georges Bidault, le 21 avril 1954, deux bombes atomiques pour « sauver Diên Biên Phu » – ce Dulles-là, si nous pouvions l'observer comme Frédéric-Dupont (mais, pour cela, « il faudrait pouvoir pénétrer en silence dans le bureau  » où il discute avec le président Eisenhower), nous verrions qu'il se meut dans l'aisance, « dans cet espace éthéré, thermostable, immunisé, hors du monde », où il peut « parler librement, sans pudeur », en buvant un verre de Schweppes.

Le pouvoir

À l'exception de John Foster Dulles, Une Sortie honorable s'intéresse peu aux figures du pouvoir ; leurs noms sont mentionnés, mais aucune description ne leur est consacrée. Ce qui est visé dans ce récit, c'est le pouvoir en lui-même, sa capacité d'échapper au regard, son caractère occulte. Celui-ci se manifeste de manière fugace, parfois presque irréelle, à travers un discours échappant à toute contingence, transcendant les allégeances partisanes : tantôt, « c'est le régime politique lui-même » qui parle à travers les députés réunis à l'Assemblée nationale, ou bien « c'est soudain l'Histoire en personne qui parle », ou encore, c'est « une voix [qui se fait entendre], un petit filet d’or d’où ruissel[lent] des mots étranges » faisant du général Navarre une sorte de Jeanne d'Arc. À ce discours, Vuillard réplique par un contre-discours moral, centré sur quelques scènes-clés qui mettent à l'avant-plan les corps sur lesquels, et par lesquels, s'exerce le pouvoir : corps nus, violentés des victimes, corps vieillissants, frappés de malaise, des personnages intermédiaires. 

Tout en y échappant, le pouvoir est lui-même regard. Sans aller aussi loin que le Big Brother d'Orwell, Vuillard met en scène la violence du regard au service de la grande bourgeoisie capitaliste : regard de l'inspecteur sur le coolie dénudé, dans la scène ouvrant le récit ; regard des députés de l'Assemblée nationale dirigé vers un Édouard Frédéric-Dupont vacillant, sur le point de prendre la parole ; regard des téléspectateurs américains sur un général Lattre mal à l'aise, intimidé, bafouillant, venu demander l'aide américaine, et invité à cette occasion à l'émission Meet the press, sur NBC. 

À ce regard oppressant, multiforme, du pouvoir, l'auteur oppose un contre-regard qui réhumanise ces personnages, c'est-à-dire les réinscrit dans la durée, dans leur contexte réel, en montrant, sans complaisance, leur préjugé aussi bien que leur vulnérabilité. Réhumaniser, c'est, en somme, les rapporter à nous, lecteurs, en faire nos frères de petites misères. 

Ma typologie est évidemment très incomplète. Il faudra y inclure les personnages des autres récits, notamment Buffalo Bill Cody, Léon Fiévez, Charles Lemaire.

Et aussi répondre à la question : qu'est-ce que la réalité chez Vuillard ? Voilà un thème éminemment moral : est moral, nous dit implicitement l'auteur, ce qui s'ancre dans la réalité. Celle-ci consiste d'abord en la rencontre, par le récit, entre l'auteur et le lecteur ; ensuite, viennent les thèmes qui lui sont associées : le corps (souffrance physique, psychique, temps, finitude), le lien avec le peuple (contact direct avec le peuple, et pas nécessairement le petit peuple), la vie en société, avec ses étapes, son labeur, ses projets, ses ambitions, ses réussites, ses échecs, tout le théâtre dramatique des volontés qui s'entrechoquent... J'y reviendrai prochainement.


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