J'entame aujourd'hui une série de courts textes consacrés à quelques auteurs, autrices, qui ont un impact dans ma vie.
Pourquoi j'aime #1
Annie Ernaux
J'aime Ernaux parce que son travail d'écriture, de remémoration, tend vers un seul but : la réalité, la vérité. Effort qui confine à l'ascèse, où il s'agit de transcender le « je » (« je vide », « transpersonnel »), de viser, à travers lui, le social. Et quoi de plus social que le langage, « concret, factuel » (« les mots comme des choses »), celui du milieu populaire de son enfance en Normandie, de ses parents, petits commerçants. Mais ici, nul épanchement, nul règlement de comptes à la Springora, Kouchner... Le petit moi est congédié.
J'aime Ernaux parce que son travail d'écriture est porté par une « conscience de classe », pour reprendre le terme de Pierre Vallières. La nobélisée a lu Bourdieu, et a pris des notes. À une époque où une certaine gauche a abandonné ce thème mobilisateur, il est réjouissant de voir aussi des Édouard Louis, des Kevin Lambert, des Caroline Dawson, y revenir. Lié, tout comme la conscience de classe, à l'expérience fondamentale de la honte, le féminisme d'Ernaux, lui, est évidemment passé par Beauvoir. Les deux thèmes, pris ensemble, donnent à l'oeuvre une pertinence indépassable.
J'aime Annie Ernaux parce que, comme Louis-Ferdinand Céline, elle écrit « contre ». Contre la littérature, son effet « déréalisant », contre certaines valeurs bourgeoises, une certaine « bienséance intellectuelle »... Son écriture est violente par son refus du lyrisme, de la métaphore, par son refus de hiérarchiser les sujets, les traiter différemment selon qu'ils seraient élevés ou pas, et par son refus, aussi, du « misérabilisme », du « populisme qui serait tellement rassurant, acceptable ». Bref, par son refus de trahir le monde « dominé » dont elle est issue en affichant une quelconque complicité avec le lecteur, la lectrice cultivé.e.
J'aime Annie Ernaux pour la forme littéraire qu'elle a créée, nouvelle : une écriture « plate », au ton détaché, redoutablement précise, frontale, utilisant la parataxe, l'asyndète, juxtaposant les souvenirs comme dans un patchwork. En procédant par collage, l'autrice montre les limites de la mémoire : attachée, nous dit-elle, « à des choses vouées à la disparition, la mémoire n'apporte aucune preuve de ma permanence ou de mon identité. Elle me fait sentir et me confirme ma fragmentation et mon historicité ». Ce rapport à la réalité, au passé, me touche intimement. Il nous laisse aussi pressentir les limites au sens que nous pouvons tirer de l'expérience humaine.
J'aime Ernaux pour son humilité, sa rigueur, son honnêteté, sa fidélité à elle-même. Je l'aime enfin pour La Place, qui me l'a fait découvrir, et qui m'a tant ému ; pour La Femme gelée, d'une implacable précision chirurgicale ; et pour Les Années, cet absolu chef-d'œuvre :
« Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. »
Elle écrit aussi contre cela.
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