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vendredi, mai 17, 2019

Commentaire sur la trilogie 1984, d'Éric Plamondon

Face à un lectorat plus que jamais en quête du sentiment de réel, les écrivains répondent de diverses manières : par un simulacre de réalité, comme l'offre ce faux genre littéraire qu'est l'autofiction ; par des romans journalistiques, pour paraphraser Doris Lessing, comme le dernier Don Winslow ; ou par des récits à la Éric Vuillard, qui tentent de séparer leurs éléments fictionnels des faits relatés.

De nombreuses œuvres se situent à la confluence de ces approches. Je retiens en particulier Les Villes de papier, de Dominique Fortier, et Charlotte, de David Foenkinos, qui juxtaposent, sans jamais les mêler, chapitres autofictionnels et chapitres biographiques. Avec sa trilogie 1984 ¹, Éric Plamondon propose la même forme d'hybridité, tout en la problématisant.

Chaque volet de la trilogie s'intéresse à un personnage célèbre : Johnny Weissmuller, médaillé d'or aux Jeux olympiques de 1924 et 1928, puis première incarnation de Tarzan au cinéma ; l'écrivain Richard Brautigan, le « dernier des beatniks » ² ; et Steve Jobs, fondateur de la multinationale Apple. Mais ce qui caractérise d'abord ces récits, par rapport à Charlotte, c'est leur extrême éclatement : ruptures chronologiques, éparpillement géographique et temporel (de la Grèce antique à la Californie de la contre-culture), multiplication des anecdotes, des personnages, hétérogénéité des discours (prose, poèmes, recette culinaire, billet de TGV, définitions de termes, table des matières, extraits de critiques littéraires, extraits de génériques). Ici, le mot roman, pourtant employé par l'éditeur, ne convient plus ; nous voici plutôt devant un collage de courts chapitres allant de quelques mots à quelques pages. L'unité de l'ensemble est assuré par la récurrence de divers événements, motifs (objets, œuvres d'art), personnages, par les nombreux liens qui apparaissent entre ceux-ci, par l'intérêt du narrateur pour la question de l'origine, la filiation (enfants bâtards, pays natal disparu, ordinateur qui « est le fils du transistor, et l’arrière-arrière-arrière-petit-fils de l’ampoule électrique »). Il y a bien quatre ou cinq chapitres dont je n'ai pas saisi l'à-propos, mais, dans l'ensemble, les trois récits biographiques se tiennent, et accréditent l'idée que, dans « la vie, souvent, il y a des attractions que nous ne pouvons pas expliquer » ³, et que tous ces éléments disparates sont unis parce qu'ils « font partie de la même histoire » ⁴.

Le problème, c'est qu'il n'y a jamais une histoire, mais toujours des histoires. « S’il avait écrit tous les livres qui parlent de lui, Jobs serait un des auteurs les plus prolifiques des vingtième et vingt et unième siècles » ⁵. Or, s'il est vrai que « Descartes s’est trompé, [qu']il ne suffit pas de penser pour exister, encore faut-il le dire » ⁶, alors l'être ne peut échapper à l'éclatement. Qui est le vrai Steve Jobs parmi tous ces Steve Jobs racontés ? De même, qui est le narrateur de cette trilogie ? La quatrième de couverture du premier tome nous le présente comme Gabriel Rivages. Or, rien dans Hongrie Hollywood Express ne nous permet d'établir avec certitude ce rapport d'identité. Rivages n'y apparaît explicitement que comme un « il », un « il » qui, en outre, se suicide au soixante-deuxième chapitre !  Quant au « je » narratif, dès le premier chapitre, son ancrage dans le réel (un Québécois qui vient d'avoir quarante ans) est emporté dans le flux d'une longue énumération où s'accumule, pêle-mêle, tout ce qu'il a fait, jusqu'à l'invraisemblable :
« Puis je suis devenu mercenaire. J’ai coupé des bites, des têtes et des bras. J’ai violé des jeunes filles et écrasé des femmes en 4 × 4. J’ai fait exploser des ambassades, j’ai pris le maquis. » ⁷
« J’ai vu les éléphants de Gengis Khan traverser l’Empire mongol, j’ai vu Roland fendre les Pyrénées de son glaive. J’ai vu le Vésuve anéantir Pompéi et Erina qui criait pendant que la lave faisait fondre ses pieds, ses jambes, son tronc puis sa tête, son dernier regard levé vers moi. J’ai vu Geronimo charger une colonne de cavalerie. » ⁸
Ce n'est qu'au deuxième tome que Rivages se présente explicitement comme narrateur : « À quarante et un ans, je ne serai jamais quelqu’un d’autre que moi-même, Gabriel Rivages. Ai-je pour autant raté ma vie ? » ⁹ Puis Pomme S nous confirme finalement que le « je » de la trilogie est bien celui de Rivages : « Rivages est parti à la recherche de Weissmuller, Brautigan et Jobs comme des milliers d’hommes et de femmes sont partis sur la piste de l’Oregon, vers la Californie, au dix-neuvième siècle. Ils ont traversé le Nouveau Monde en quête du paradis perdu » ¹⁰.

Non seulement ce narrateur est-il à la fois un « je » et un « il », un être de toutes les époques, vivant et mort, mais, de plus, il ne cesse d'usurper des éléments biographiques des personnages dont il raconte l'histoire, ou plutôt une (autre) histoire : comme Brautigan, il s'est suicidé, et il apprend que son père n'est pas « [s]on vrai père » ¹¹ ; comme Weissmuller, il nage pour oublier les problèmes existentiels, et si le grand champion de natation « est né trois fois » ¹², Rivages n'est pas en reste, puisqu'il se donne deux dates de naissance : 13 février de l'an 1969, et de l'an 1984 ! Rivages fait penser au personnage éponyme du film Zelig de Woody Allen, qui, par besoin d'exister dans le regard des autres, adopte les manières et l'aspect physique des personnes qu'il côtoie, se rend célèbre par une faculté du mimétisme poussée à l'extrême : « Si vous voulez qu’on se souvienne de vous », dit Rivages… ¹³

La perte de l'origine, le cogito reformulé (« Je raconte, donc je suis »), et le vide ontologique du narrateur ¹⁴ subvertissent le pacte autofictionnel sur lequel s'appuient Charlotte et Les Villes de papier, et rompent tout lien possible entre le récit biographique et le réel. Le « je » est un autre, et le « il » (auto)biographique ne peut que l'être aussi. Chez Plamondon, comme chez les formalistes, le langage cesse d'être transparent au réel, et l'œuvre, comme une chambre d'écho, se referme sur elle-même. Cette position lucide me réjouit, mais fallait-il, pour nous convaincre, que la démonstration fût poussée jusqu'à l'incohérence ? Devant l'insistance des lecteurs à chercher sous la fiction la caution d'un réel illusoire, je serais tenté de répondre : oui.

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¹ Hongrie Hollywood Express (2011), Mayonnaise (2012), Pomme S (2013).
² Plamondon, Éric. Mayonnaise. [Fichier ePub], Le Quartanier, 2012, p. 18.
³ Plamondon, Éric. Pomme S. [Fichier ePub], Le Quartanier, 2013, p. 68.
Idem, p. 179.
Idem, p. 146.
Idem, p. 147.
⁷ Plamondon, Éric. Hongrie-Hollywood Express. [Fichier PDF], Le Quartanier, 2013, p. 15.
Idem, p. 16.
Mayonnaise, op. cit., p. 7
¹⁰ Pomme Sop. cit., p. 194
¹¹ Mayonnaise, op. cit., p. 114.
¹² Idem, p. 148
¹³ Hongrie-Hollywood Express, op. cit., p. 134.
¹⁴ « Après les femmes, les drogues, les voyages, les livres, les emplois divers et les enfants, il sent toujours en lui ce grand vide. Il y met tout ce qui lui tombe sous la main ». Idem, p. 19.

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