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samedi, mars 09, 2019

Commentaire sur trois romans de Michel Houellebecq

Au fond, je n'aurais pas dû lire trois Houellebecq d'affilée. J'ai été ému par Extension du domaine de la lutte ; mais les deux romans suivants – Les Particules élémentaires, La Possibilité d'une île – m'ont assommé. C'est vrai, il y a l'humour, la moquerie, le trait grossi, mais ça n'a pas suffi. Trop de bites, de vagins, de touffes, d'éjaculations précoces, de problèmes érectiles, de désirables corps juvéniles, de corps vieillissants, s'enlaidissant, souffrants… Répétitif. Voire, dans certaines scènes, pornographiquement répétitif. Même si je sais que l'effet est voulu, cohérent avec le vide métaphysique des personnages, et avec l'uniformisation, la simplification (un mot important chez Houellebecq) de leurs comportements sociaux ¹. Et puis, les romans d'anticipation, ça ne m'intéresse plus, avec toutes ces considérations et explications oiseuses, d'ordre scientifique. Et que dire de cette réaction, tellement française, devant le soi-disant déclin final de la France, de l'Europe chrétienne ? Du déjà-lu, merci au Décadence, d'Onfray.

De fait, il y a bel et bien catastrophe appréhendée, très bien documentée, scientifiquement irréfutable, pesant sur l'ensemble de la communauté humaine. Mais le réchauffement climatique, l'hécatombe de la biodiversité, la destruction accélérée des écosystèmes, des habitats naturels, la dégradation et l'érosion des sols, tout cela qui menace à moyen terme des centaines de millions de personnes, à commencer par les pauvres, les habitants des pays qui n'ont pas les moyens financiers de s'adapter aux changements rapides, tout cela n'intéresse pas Houellebecq. Dans son recueil de textes d'opinion, Intervention 2, il évoque cette nature à « l'inventivité burlesque et un peu répugnante » ², qui « dissimule on le sait bien un grouillement sordide » ³. Ce à quoi font écho ses romans, où la nature n'est que prédation, « terreur », « cruauté », une « répugnante saloperie » ⁴ à la base de la violence qui sévit dans les sociétés humaines et qu'exacerbe l'individualisme. Le salut, s'il existe, ne peut passer que par l'affranchissement de cette animalité. Ce en quoi, paradoxalement, contribueraient les écologistes en prenant la défense des animaux contre les humains, en séparant les uns des autres. Lourd préjugé. Le discours écologiste n'a de cesse, au contraire, de relier l'être humain à l'ensemble du vivant, pour mieux souligner l'interdépendance, le commun destin.

Il y a là aussi, sans doute, une part de provocation, signe d'une attente tournée vers ses lecteurs, vers la société. Le « génie » très européocentriste de Houellebecq préfère ainsi imaginer la fin de l'espèce humaine comme l'aboutissement d'une longue dérive morale initiée par le dynamisme techno-scientifique de l'Occident : « l'évolution des sociétés humaines était depuis plusieurs siècles, et serait de plus en plus, exclusivement pilotée par l'évolution scientifique et technologique » ⁵. La technoscience aurait entraîné : une perte du sentiment religieux et, de là, une rupture des liens sociaux, jusqu'aux liens familiaux ; une montée du libéralisme et de l'individualisme (lié, paradoxalement, à une perte de l'individualité) ; une uniformisation des comportements sociaux marqués par le culte du corps et de la jeunesse, par l'exacerbation du désir aux dépens de l'amour, par l'égoïsme, et par une solitude absolue ouverte sur l'angoisse… Une telle dérive déshumanisante, servie par des connaissances scientifiques (génétique, biologie moléculaire) de pointe et des moyens techniques appropriés, ne peut qu'aboutir à la création d'une espèce humaine « améliorée », les « néo-humains ».

Un monde sombre, pessimiste, que celui de Houellebecq. Aucune issue n'est envisagée ; l'avenir ne laisse aucun espoir. Certes, les néo-humains de La Possibilité d'une île ne connaissent pas la souffrance, mais ils ne connaissent pas plus l'amour, la plénitude, la grâce. De fait, plusieurs quittent l'isolement de leur résidence protégée, et partent en quête du monde réel où quelques groupes humains épars subsistent à l'état primitif. Le jugement du néo-humain Daniel25, au 41e siècle, est sans appel : « le bonheur n’était pas venu, et l’équanimité avait conduit à la torpeur », « c’est au contraire la tristesse, la mélancolie, l’apathie languide et finalement mortelle qui avaient submergé nos générations désincarnées » ⁶.

Daniel1, lui, quelque deux mille ans plus tôt, peut encore espérer vaguement en une immortalité technique. Et puis, il y a les antidépresseurs, les anti-anxiolytiques, l'alcool, la quête sexuelle permanente ; le suicide, qui est refus de la mort, quand le poids des souffrances devient, avec l'âge, insoutenable en regard des rares plaisirs encore possibles ; et le refus de procréer, de contribuer à « la reproduction des souffrances » ⁷. L'écriture aussi, qui « ne soulage guère » ⁸. Et l'amour ? Dans les trois romans lus, seuls quelques moments réunissant Bruno et Christiane, moments de tendresse, de présence à l'autre, moments pleinement humains, ancrés dans le réel. Enfin, il y a la compassion, sentiment que privilégie Houellebecq, le seul qui semble apporter une lumière d'humanité dans les rapports entre les personnages.

D'aucuns ont reproché à Houellebecq son nihilisme. D'autres, et j'en suis, le voient comme un moraliste, ce qu'il n'est pas, il est vrai, au sens stricte. Ses écrits laissent paraître une certaine nostalgie d'une époque qui promettait « à l'individu un minimum d'être » ⁹. Son attente à l'égard de ses lecteurs, de la société, peut être celle du petit garçon qui « manqu[ait] déjà un peu d'affection » ¹⁰, mais aussi celle du moraliste. S'il dérange autant, et qu'il est lu autant, c'est qu'il tend à la société un miroir où apparaît, grossi, tout ce qu'elle ne veut pas voir : « Creusez les sujets dont personne ne veut entendre parler. L’envers du décor. Insistez sur la maladie, l’agonie, la laideur. Parlez de la mort, et de l’oubli. De la jalousie, de l’indifférence, de la frustration, de l’absence d’amour. Soyez abjects, vous serez vrais » ¹¹. Ses personnages types, « simplifiés », portent une charge violente de vérité qui atteint sa cible. Pour cela, il me plaît. J'ai acheté la semaine dernière La Carte et le territoire, que je lirai, certes, tout comme Sérotonine. Mais pas tout de suite.
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1. « J'ai l'impression que tout le monde devrait être malheureux ; vous comprenez, nous vivons dans un monde tellement simple. Il y a un système basé sur la domination, l'argent et la peur – un système plutôt masculin, appelons-le Mars ; il y a un système féminin basé sur la séduction et le sexe, appelons-le Vénus. Et c'est tout. » Houellebecq, Michel. Extension du domaine de la lutte. [Fichier PDF], Flammarion, p. 147.
2. Houellebecq, Michel. Interventions 2. [Fichier ePub], Flammarion, 2009, p. 24. Remarque : pour retrouver cette pagination des fichiers ePub, ceux-ci doivent être ouverts avec Adobe Digital Edition.
3. Id., p. 21.
4. Les Particules élémentaires. [Fichier PDF], Flammarion, 1998, p. 47-48.
5. Id., p. 196. 
6. Houellebecq, Michel. La Possibilité d'une île. [Fichier ePub], Fayard, 2005, p. 376.
7. Idem, p. 312.
8. Houellebecq, Michel. Extension du domaine de la lutteOp. cit., p. 14.
9. Houellebecq, Michel. Interventions 2. Op. cit., p. 41.
10. Houellebecq, Michel. Extension du domaine de la lutte. Op. cit., p. 13.
11. Houellebecq, Michel. Rester vivant. [Fichier PDF], Flammarion, p. 28

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