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samedi, janvier 12, 2019

Désir de liberté dans L'Hibiscus pourpre

Dans un billet antérieur, j'ai mentionné que les deux héros du roman Americanah, de Chimamanda Ngozi Adichie, évoluent dans une strate de temps très mince, qu'ils n'ont pas un ancrage culturel très profond. Or, il en va tout autrement dans L'Hibiscus pourpre, 1 premier roman de l'autrice nigériane, paru dix ans plus tôt. Ici, le temps, la durée, exerce une pression constante sur la narratrice, la jeune Kambili Achike, et ses parents, son frère Jaja, sa tante Ifeoma, ses cousins, cousines, les maintient dans un état constant d'appréhension. Chacun doit faire face au changement, en particulier Kambili qui, lors d'un séjour à Nsukka, chez la tante Ifeoma, découvre un monde radicalement différent du sien, un monde, certes, pauvre, elle qui vit dans l'opulence, mais extraordinairement libre et vivant. Commence alors un lent et courageux processus de transformation, au cours duquel Kambili va s'abandonner à la liberté de parler, de rire, de chanter, d'aimer. Après la narratrice, le père, jamais désigné par son prénom ibo – qui n'est pas à ses yeux une langue « civilisé[e] » (p. 16) – est le personnage le plus développé du roman. Homme riche et respecté dans la communauté d'Enugu, « pur produit du colonialisme » (p. 16) selon sa soeur Ifeoma, Eugène, qui attribue sa réussite à l'Église catholique, est un fondamentaliste, un croisé qui n'hésite pas à châtier violemment la moindre incartade de ses enfants aussi bien que de sa femme. Craint par ses enfants, il n'en est pas moins vulnérable. 2 Lui aussi subira la pression du changement, mais, inflexible, ne s'en tirera pas.

Car, plus largement, Adichie brosse le tableau du Nigéria déliquescent, frappé par un coup d'État, par la hausse des prix des denrées alimentaires, par la pénurie d'essence, les pannes d'électricité, la défaillance des services publics, les grèves, les manifestations, les assassinats… En outre, le colonialisme anglais, les missionnaires catholiques, le prosélytisme pentecôtiste ont mis à mal les traditions. Le grand-père de la narratrice, seule incarnation de ce monde que son propre fils Eugène qualifie de « païen » (p. 53), d'ailleurs, un matin, ne se réveille pas, s'en va « rejoin[dre] ses ancêtres » (p. 58). La grande Histoire se mêle à la petite, chacun doit s'adapter ou, à défaut, en subir les conséquences. La tante Ifeoma, quant à elle, déjà veuve, perd son poste de professeur à l'université du Nigéria, et émigrera avec ses trois enfants aux États-Unis.

Tout ce tableau serait assez banal si Adichie ne le rendait pas aussi vivant, sensuel et nuancé. Dans ce premier roman, elle accorde une place relativement importante au monde des traditions du grand-père, Papa-Nnukwu : fête de l'Aro, ima mmuo (initiation au monde des esprits), prière du matin au dieu Chineke, itu-nzu (déclaration d’innocence)… Ces éléments se mêlent à un foisonnement de marqueurs culturels : mots ibos, gestes de la préparation des repas, jeux, musique, récitation d'un conte, observation d'arbres, plantes, insectes… Adichie montre un sens très développé du détail qui fait voir, comprendre. Ses descriptions sont brèves et précises ; ses métaphores arrivent à point. L'usage de symboles (comme l'hibiscus pourpre, l'escargot qui fuit) lui permet également de synthétiser des significations profondes.

La vision du monde est plutôt optimiste. Le chef d'État meurt, le père est mis hors circuit, le frère de Kambili sortira de prison… Le temps, certes, ne laisse rien intact, mais, finalement, sert la cause de la liberté. Ou, dit autrement, c'est le désir de liberté, souterrain et irrépressible, qui maintient la dynamique du changement et rend ainsi sensible la durée. Même le père de Kambili lutte pour la liberté, du moins sur le plan politique, car, au sein de la famille, son rigorisme demeure des plus autoritaires. Ce qui explique la distinction faite par la narratrice : « Le défi de Jaja me semblait à présent similaire aux hibiscus pourpres expérimentaux de Tante Ifeoma : rare, chargé des parfums de la liberté, une liberté différente de celle que les foules agitant des feuilles vertes scandaient à Government Square après le coup d’État. Une liberté d’être, de faire » (p. 18).


Je ne peux passer sous silence un problème apparent de cohérence. Apparent, car il serait très étonnant que l'autrice commette une erreur aussi flagrante. L'événement central de cette histoire a lieu le dimanche des Rameaux, une semaine avant Pâques. Le deuxième chapitre retrace la genèse de cet événement qui a fait basculer la vie des Achike. Le dimanche de Pentecôte de l'année précédente, le père bat la mère qui, enceinte, tenaillée par une envie de vomir, avait simplement exprimé le désir de ne pas suivre la famille qui rendait visite au père Benedict. Cet acte violent entraîne, le lendemain, la perte du foetus : « Il y a eu un accident, le bébé n’est plus là », dit-elle » (p. 33). Or, dans la même séquence, à la page suivante : « Plus tard, au dîner, Papa dit que nous réciterions seize différentes neuvaines. Pour le pardon de Mama. Et le dimanche, qui était le deuxième dimanche de l’Avent, nous restâmes après la messe pour commencer les neuvaines » (p. 34).

Je ne m'explique pas cet incohérence. La narratrice, alors âgée de quinze ans, veut-elle par là exprimer une forme d'opposition à son père, elle qui affirme, quelques pages plus tôt : « Papa aimait l’ordre. Cela se voyait même dans les emplois du temps » (p. 24) ?
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1. Adichie, Chimamanda Ngozi. L'Hibiscus pourpre. [Fichier ePub], Gallimard, 250 p. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.
2. Le portrait du père est plus complexe qu'il n'y paraît d'abord. Notamment, c'est un homme stigmatisé par l'éducation religieuse. « J’ai commis un péché contre mon corps, une fois, dit-il. Et le bon père, celui avec qui j’habitais quand j’allais à St Gregory, entra et me vit. Il me demanda de mettre de l’eau à bouillir pour le thé. Il versa l’eau dans un bol et trempa mes mains dedans » (p. 157). S'il affirme approuver ce châtiment corporel, appliqué « pour [s]on bien » (p. 158), la narratrice note néanmoins un fait singulier. Au dimanche des Rameaux, Jaja a refusé de communier, un deuxième refus, à Pâques, trahirait un « péché mortel » (p. 9). Que va faire le fils ? En ce matin de Pâques, le père est trahi, lui, par ses mains : « durant le petit déjeuner, les mains de Papa ne cessèrent de trembler, à tel point qu’il renversa son thé » (p. 205). 

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