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lundi, décembre 14, 2009

La grande immortalité

Je cite l'écrivain Milan Kundera : « Face à l'immortalité, les gens ne sont pas égaux. Il faut distinguer la petite immortalité, souvenir d’un homme dans l’esprit de ceux qui l’ont connu […], et la grande immortalité, souvenir d’un homme dans l’esprit de ceux qui ne l’ont pas connu. » (1)
La plupart des gens qui affirment croire en Dieu agissent au quotidien comme s'Il n'existait pas. C'est peut-être pour cette raison que l'idée de l'immortalité de l'âme a moins d'attrait, moins d'influence sur les comportements que l'idée profane de la grande immortalité telle que définie par Kundera. Si ce n'était pas le cas, si le souci de l'âme, et ce qui en advient dans l'au-delà, devait primer, nous ne vivrions pas dans un tel monde d'égoïsme et d'inégalités (et Moisson Montréal n'aurait pas reçu dix fois moins de denrées non périssables que l'an dernier). (2)
Jusqu'à présent, la grande immortalité n'était réservée qu'aux personnages illustres, ces privilégiés que ne quittent jamais les projecteurs de l'Histoire. C'est la métaphore qu'emploie souvent Kundera : une scène inondée de lumière où, devant l'humanité, se tiennent les grands personnages historiques. Mais voilà : désormais il y a l'Internet, ce formidable moyen de projeter son ego à la face du monde. Sur le site très fréquenté – 30 000 visiteurs, selon AFP, les 6 et 7 novembre dernier (3) – d'Anne Lamic, nous pouvons lire : « J'ai le droit de sortir de l'ombre. J'ai une webcam qui vous permet de me voir vivre en direct et en temps réel, dans mon petit Monde ». C'est la mère d'Anne qui s'exprime ainsi au nom de sa fille, une handicapée de 32 ans qui n'a pas l'usage de la parole et qui, aux dires de son père, « a l’évolution d’une enfant d’un mois » (4).
Notez l'affirmation péremptoire : j'ai le droit. Tout se passe comme s'il n'était plus nécessaire de sacrifier à l'effort d'une pensée originale, à l'ascèse d'une longue élaboration artistique, au courage d'un combat politique : il suffit d'avoir une webcaméra, de livrer l'existence dans la nudité du quotidien pour que le sens jaillisse de lui-même.
L'exemple d'Anne – même si dans son cas l'ego n'est évidemment pas impliqué – a ceci d'intéressant qu'il rend encore plus évident le caractère immanent de ce nouveau droit : celui de laisser un souvenir dans l’esprit de gens qui ne nous ont pas connus.
Un droit qui prend sa source dans un double fantasme. D'une part, la scène illuminée de l'Histoire, à laquelle chacun aurait désormais accès sans efforts, par le moyen des nouvelles techniques de communication, en projetant son ego, comme j'ai dit, à la face du monde. D'autre part, la « virtualisation » de l'être, son désancrage du corps et de sa finitude ; lu dans le Devoir, ce commentaire d'un psychologue français : « Aujourd'hui, nous avons la possibilité d'exister en même temps à plusieurs endroits, d'avoir des vies parallèles, plusieurs identités et, désormais, de pouvoir rester présent dans ces mondes après notre mort, au même titre que les vivants. » (5)
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(1) Kundera, Milan. L'Immortalité. Édition Gallimard, Paris, 1990, pp. 66-67
(2) Bérubé, Stéphanie. « Moisson Montréal a reçu dix fois moins de denrées ». Cyberpresse.ca [En ligne] (Samedi, 12 décembre 2009) (Page consultée le 14 décembre 2009)
(3) AFP. « ' Près de 30.000 visiteurs ' sur le site d'Anne, polyhandicapée bientôt filmée ». Google actualités [En ligne] (Vendredi, 6 novembre 2009) (Page consultée le 14 décembre 2009)
(4) « Ils exposent la vie de leur fille handicapée sur le net ». Europe1.fr [En ligne] (Jeudi, 5 novembre 2009) (Page consultée le 14 décembre 2009)
(5) Deglise, Fabien. « In Numeriam ». Le Devoir [En ligne] (Mardi, 10 novembre 2009) (Page consultée le 14 décembre 2009)

2 commentaires:

mimylasouris a dit...

Il est effectivement curieux qu'une possibilité associée à une absence d'interdiction soit métamorphosée en droit. Kundera l'avait déjà remarqué dans L'Immortalité : "Mais comme en Occident on ne vit pas sous la menace des camps de concentration, comme on peut dire ou écrire n'importe quoi, à mesure que la lutte pour les droits de l'homme gagnait en popularité elle perdait tout contenu concret, pour devenir finalement l'attitude commune de tous à l'égard de tout, une sorte d'énergie transformant tous les désirs en droit : le désir d'amour en droit à l'amour, le désir de repo sen droit au repos, le désir d'amitié en droit à l'amitié, le désir de rouler trop vite en droit de rouler trop vite, le désir de bonheur en droit au bonheur, le désir de publier un livre en droit de publier un livre, le désir de crier la nuit dans les rues en droit de crier la nuit dans les rues."
Faire grandir son immortalité, c'est tellement tentant. On peut s'en défendre, mais n'est-ce pas ce qui nous pousse parfois à laisser des commentaires ? Même si ce sera toujours à couvert d'accroître son être, en partageant, discutant, développant, disputant, s'enthousiasmant etc.

Luc Séguin a dit...

C'est le paradoxe dans lequel je suis pris : ma critique de ce désir d'immortalité -- en passe de devenir un droit -- procède d'une démarche (le présent blogue) qui elle-même témoigne de ce même désir. Il s'agit donc pour moi d'une démarche autocritique.

Merci pour cette citation. De quelle oeuvre ou essai provient-elle ?