Rechercher dans ma chambre

jeudi, août 07, 2025

Pierre Foglia (1940-2025)

Foglia est mort depuis quelques jours déjà, et je n'en reviens toujours pas d'être là, avec ma vie suspendue à un fil, alors que lui n'est plus que cendre et souvenirs. 

J'ai commencé à le lire vers le milieu des années 1980, au temps du cégep. En 1992, je lui ai écrit une première fois. Il m'a répondu dans une chronique où il me qualifiait aimablement de « petit nouveau ». Ma lettre devait montrer une certaine candeur, une déférence ingénue, j'imagine. 

Foglia m'aidait à réfléchir. Parce qu'il était rarement là où je l'attendais. Parce qu'il écrivait contre. Contre le « consensus mou », les certitudes spontanées, la « complaisance dans l'indignation », tout ce moralisme qu'il a vu venir comme une lame de fond, débusqué dans les moindres déclarations, les faits apparemment les plus anodins. Parce qu'il écrivait parfois ce que je n'aurais jamais osé penser, ou plutôt : ce que j'aurais été incapable de penser, par inculture, par conformisme. Aujourd'hui je réalise qu'il m'a aidé à m'affranchir de ce conformisme – mais rien n'est acquis ! –, de ce besoin de soumission qui est le propre de l'homme et sa fiancée, et qui chez moi répondait à l'appel de l'enfant seul que j'ai été.

Mais, seules, les idées ne mènent pas loin, vite lues, vite oubliées, si elles ne sont pas portées par le style. C'est parce qu'il bûchait des heures sur son papier – jusqu'à quatorze heures, paraît-il, pour quelque mille mots – que vous achetiez la grosse Presse du samedi, et vivement la page A5 ! Il nous fallait notre dose. Le style, une drogue dure ? Voici ce que notre chroniqueur écrit à propos de Voyage au Portugal avec un Allemand, de Louis Gauthier : « Je vous le dis tout de suite, c’est une histoire sans aucun intérêt. Et pourtant obsédante. Organique. Un champignon magique. Tu le goûtes : bof. Mais une heure après t’es gelé comme une balle. Deux semaines après, t’es pas encore redescendu. Un climat. Un style. »

Puis, il ajoute : Gauthier « dit des choses menues et communes et pourtant, il est là, extraordinairement présent à côté de nous. Tout le temps qu’on le lit, on entend sa voix, un filet de voix, et en même temps qu’on se fout complètement de ce qu’il raconte ».

Sa présence forte, immédiate, addictive, Foglia la produit très différemment de Gauthier, par un effet d'oralité qui lui est propre : interpellation du lecteur, de la lectrice, phrases courtes, ponctuation minimale, registre familier, emploi (parcimonieux) du joual, registre soutenu, aphorismes, autodérision, humour... Le résultat est une prose vivante, libre, imprévisible, qui laisse une impression de vérité (« les mots vivent quand ils sont sincères »). 

Ce qui me le rapproche encore plus, c'est que, comme tout écrivain.e, il est d'abord un lecteur. Son panthéon : Louis-Ferdinand Céline (« mon maître », « notre maître à tous en écriture moderne »), Charles Bukowski (« Bukowski me raconte, sans style ou presque, des histoires qui ne m'intéressent pas, et pourtant je trippe comme un cochon »), peut-être Emil Cioran... Faut-il rappeler que notre chroniqueur est un pessimiste, un homme habité par la pensée de la mort ? 

À côté de Céline, il faut placer Annie Ernaux, découverte tardivement, lorsqu'a paru Les Années, chef-d'œuvre qu'il place au sommet de son top 10, devant Voyage au bout de la nuit. C'est dire l'admiration.

Au Québec, c'est moins clair. Ferron, Gauthier, oui. Laferrière aussi. Ces noms reviennent souvent. Mais ensuite...

Il y a enfin, me dit l'ami Bruno, Vialatte, l'autre « maître » dont se réclame Foglia. Aucun souvenir d'avoir lu ce nom nulle part. A fallu que je retourne dans les archives : ben oui, toi, 'ga'de don' ça... Alexandre Vialatte, dont « un des principaux titres de notoriété », nous dit Wikipédia, sont ces Chroniques de La Montagne posthumes.  

Le bouquin, une brique de plus de 1000 pages, attend depuis quelques jours sur ma table d'être numérisé. Grosse job ! Un écrivain de plus qu'il m'aura fait connaître (mais pas Gauthier, pas Céline, qui sont des rencontres antérieures)

Tiens, tiens, j'ai commencé ce texte à l'imparfait, puis, à mi-chemin, en citant Foglia, s'en m'en rendre compte je suis revenu au présent de l'indicatif, qui est aussi le présent du sentiment, des mots vivants et, dans son cas : sincères, vrais. 

« La vérité ne meurt jamais ».

Allez, je vous embrasse.

 

Références : 

Céline, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 1972 (1952), 624 pages.

Ernaux, Annie, Les Années, Paris, Gallimard (coll. « Folio »), 2008, 256 pages.

Foglia, Pierre, « L'ironie n'est pas un muscle », La Presse, 13 juillet 2001, p. S10.

Foglia, Pierre, « La sincérité des mots », La Presse, 12 mars 1994, p. A5.

Foglia, Pierre, « La littérature et la haine », La Presse, 27 janvier 2011, p. A5.

Foglia, Pierre, « Le style », La Presse, 2 mai 2002, p. A5

Foglia, Pierre, « Les enfants attardés », La Presse, 8 octobre 2005, p. A5.

Foglia, Pierre, « Puis-je reparler de mes chats ? », La Presse, 2 octobre 2001, p. A5.

Foglia, Pierre,  « Une job pour rien », La Presse3 mars 1998, p. A5.

Gauthier, Louis, Voyage au Portugal avec un Allemand, Montréal, Fides, 2002, 181 pages.

Vialatte, Alexandre, Chroniques de La Montagne, Tome 1, Paris, Laffont, 2000, 1140 pages.

dimanche, janvier 12, 2025

Le Grand marin, de Catherine Poulain

Une histoire de marins. Je ne m’étais pas donner ce plaisir depuis longtemps. Mais, ici, nous sommes très loin de Maître à bord. Chez Catherine Poulain, nul exploit à la Jack Aubrey ; la narratrice du Grand marin est une antihéroïne. Chez elle, plutôt de la détermination, l’irrépressible désir de vivre librement, à l’égal des hommes, ces marins qui lui font peur, et dont elle veut gagner le respect. Poulain nous décrit très bien ce petit monde fermé, généreux, mais dur et, à la fin, oppressif, des pêcheurs de l’île Kodiak, en Alaska. Des hommes du pays, d’autres venus des « lower forty-eight », et d’Europe ; des Indiens aussi. La plupart paumés, sans le sou, en proie au vide de l’existence, fuyant leur réalité dans l’alcool ainsi qu’à bord des bateaux de pêche, seuls échappatoires possibles. 
 
À son arrivée, la narratrice se contente de crème glacée et de pop corns, mais, avalée par ce monde glauque -- et ce paysage magnifié -- auquel elle veut appartenir, il ne lui faut pas beaucoup de temps pour se retrouver, elle aussi, dans les nombreux bars de cette petite localité. En fait, elle ne tient pas en place. Une itinérante, pour ainsi dire, qui n’a rien à elle, ne dort jamais deux nuits au même endroit, passant d’un bateau à l’autre, parfois la cabine d’une vieille camionnette abandonnée... Le mouvement est sa plus fondamentale revendication, mouvement qui est aussi celui de la mer, des oiseaux… et des hommes qui, eux, se permettent toutes les libertés. Ses motivations ne nous sont pas connues. La voilà, dès l’incipit, qui quitte « Manosque-les-Plateaux, Manosque-les-Couteaux », et ses bar remplis, comme sur un coup de tête : « Je ne veux plus mourir d’ennui, de bière, d’une balle perdue ». Mais, par la suite, des motifs plus sordides sont suggérés. Elle finira elle-même par se désigner comme une « runaway ».
 
Il faut souligner l’écriture de Catherine Poulain, tout en mouvement elle aussi, souple, poétique par moments, mais qui ne force jamais le lyrisme ; les métaphores, belles, sensuelles, ne chargent pas le récit d’effets ornementaux, mais l’éclairent et lui donnent sens.
 
Ce récit a également le bonheur de nous éviter les vérités sentencieuses du voyageur-philosophe posant sur le monde son regard de radoteur humaniste. La narratrice du Grand marin nous parle à hauteur de femmes, la figure dans la saumure, dans le sang, et dans l’odeur fétide des hommes. Pour autant, elle ne nous en donne pas moins à saisir bien des réalités. Réalité du sexisme, parfois direct et brutal, parfois masqué sous des intentions bienveillantes. Réalité d’une certaine xénophobie : tous ces étrangers qui convergent vers l’Alaska, avec leurs problèmes, leurs misères, leurs chimères. Réalité environnementale : la boucherie qu’est la pêche à la palangre, tous ces poissons morts qu’il faut rejeter à la mer pour ne pas dépasser les quotas...
 
 
Catherine Poulain, Le Grand marin, Paris, l'Olivier, 2016, 384 p. Édition numérique.