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lundi, septembre 12, 2016

Une Histoire américaine. Commentaire

Mon deuxième Godbout ce mois-ci. Voilà un écrivain qui ne se casse pas trop la tête avec la vraisemblance. Dans Une Histoire américaine, 1 le personnage principal, Gregory, bien que détenu dans une prison en Californie, accusé de viol et d'acte incendiaire, est invité à présenter par écrit au jury sa version des faits... Aussi, l'intérêt n'est pas là. Godbout n'est pas un pur imaginatif, guidé par l'émotion. Chez lui, l'intrigue sert à mettre en valeur des idées, un propos. Ici, la manière est presque désinvolte : voici une histoire, qui aurait pu être autre. On a comparé l'auteur de Salut Galarneau ! à un écrivain-journaliste. Son oeuvre est celle d'un observateur fidèle du Québec et de ceux qu'on appelait autrefois les Canadiens français ; elle a valeur de témoignage. C'était vrai en 1986, année de la parution d'Une Histoire américaine, ce l'est encore plus aujourd'hui, alors que les questions abordées dans ce roman semblent se couvrir d’un voile suranné.

La situation de départ, ce Gregory Francoeur mis en accusation, mais bénéficiant d'un traitement particulier, a quelque chose de kafkaïen. Le sentiment de la faute. Comme le dit le narrateur : « Qui peut se prétendre sans péché ? » (p. 12) D'ailleurs, la situation même où se trouve Gregory s'apparente à une confession, le juge tenant le rôle du prêtre, et le jury celui de Dieu. Chez Godbout, la religion et ses succédanés ne sont jamais loin. Mais si, contrairement à Joseph K., du Procès, Gregory n'est pas mis à mort, il convient de noter qu'il n'est pas libéré pour autant. Le narrateur laisse seulement entrevoir cette libération. La scène décrite par l'incipit introduit d’emblée cette idée : un immense dattier a été transporté de la Death Valley jusque dans la cour de la prison afin d'y être replanté : il n'en bougera plus. Si Gregory s'évade, c'est plutôt par la rêverie, dans une fin qui semble aussi avoir inspiré celle du Temps des Galarneau : la vie réelle n'apporte que désillusion et désenchantement, seul l'imaginaire permet d'en sortir.

Le désir de fuir de Gregory n’est pas d'abord la conséquence de sa détention. Dès l’âge de vingt ans, le voilà en Éthiopie :
« Il aurait, à l’époque, entrepris n’importe quoi, assailli un géant, joué tous les rôles qu’on lui proposait, appris tous les codes, accepté de parler de rien, chanté le vide pour seulement fuir le pays glacé des tuques et du goupillon ! Il était né dans une famille d’esprit libre, mais emmaillotée dans une culture étouffante » (p. 18)
L'échec référendaire de 1980 ne fera qu'exacerber ce désir. À près de cinquante ans, celui qui avait quitté le monde publicitaire pour s’engager politiquement dans l’accession du Québec à l’indépendance, dresse un constat froid : « J’avais embrassé la cause du peuple comme s’il s’était agi d’une vaste campagne de promotion publicitaire. Les clients ne répondaient plus ». (p 15) Gregory est-il un idéaliste sensible, vulnérable, qui se réfugie dans le cynisme ? Ou est-il un personnage symptomatique de son époque, où l’idéalisme politique s’est dégradé en stratégie de communication ? La seconde hypothèse me paraît plus plausible. Il serait tentant d’ailleurs d’y voir l’état de péché mentionné plus haut. D’autant que sa désillusion n’est pas dénuée de motifs égoïstes, carriéristes, qu’il avoue (confesse) avec une certaine candeur : « Je me sentais l’étoffe d’un ministre, ce n’était pas l’avis du Premier. Je m’ennuyais dans les corridors du parlement » (p. 14)

C’est alors que l’Ouest américain se présente à Gregory comme un paradis inespéré, « l’avenir du Québec ». (p. 16) Après deux années déprimantes, sans emploi stable, il reçoit une offre de  l’American Association of Social Communicators : une vaste enquête sur le bonheur. Dès son arrivée, il se découvre « entre lui et la Californie [...] des relations magiques » (p. 19) : « J’absorbais les paysages comme une cellule photo-électrique se nourrit de lumière. J’en tirais une énergie nouvelle, inconnue à ce jour. [...] J’étais enfin bien dans ma peau. Libre. » (p. 21) Mais, là encore, la réalité le rattrape :
« Ici les échanges se font avec célérité, les communications avec civilité, mais personne ne s’engage au plan personnel. » (p. 34)
« [L]a violence en Californie est démente, gratuite » (p. 47 )
« Ce n’est pas le sang et l’argent qui circulent ici, c’est la loi du plus fort » (p. 47)
Délaissant son enquête sur le bonheur qui exige de lui de l’initiative, Gregory, dans un second geste de rupture, se retrouve bientôt impliqué dans un réseau d’immigration clandestine qui le remet en contact avec l’action sociale, un certain idéalisme, et l’insère dans un réseau de solidarité qui rompt sa solitude. Mais, plus encore, il y trouve un cadre structurant, où des tâches précises lui sont assignées. Dans le portrait qu’il trace, à travers Gregory, de l’homme québécois, Godbout insiste sur ce trait : son immaturité. Celle-ci n’est pas que politique, elle affecte tous les aspects de sa vie. Son manque d’autonomie, son besoin d’être valorisé, d’entendre sa femme lui dire qu’il est « le plus beau, le plus grand, le plus robuste » (p. 23), ses états d’âme d’« enfant », (p. 23) et, surtout, son manque de jugements : « Ce n’est pas seulement une évidence physique : sans elle, je n’ai jamais pu y voir clair » (p. 44) Jusqu’au point où il ne sait plus même se voir qu’à travers le regard fantasmé de sa femme : « Le monde, la culture, l’économie évoluent. Toi, tu ne changes pas. Tu es toujours le même boy-scout à la recherche d’une cause, d’un sens historique, d’un chef clairvoyant, d’une générosité planétaire ! » (p. 111)

Effacement de soi, effacement de la conscience nationale, effacement de la mémoire, 2 telle est la trajectoire sans rédemption qui mène à l’emprisonnement.

*
Une Histoire américaine n’est pas un roman de premier plan. J’ai trouvé particulièrement problématique l’emploi de deux narrateurs : l’un, extradiégétique, omniscient, s’exprimant à la troisième personne ; l’autre, intradiégétique, s’exprimant à la première personne (Gregory). L’alternance de ces deux voix donne, certes, du relief au récit, mais Godbout n’en tire aucun effet de sens particulier. Or, il y avait là pourtant des possibilités intéressantes. Mais l’humour est là, les jeux de mots, et aussi, évidemment, le propos. Propos qui a un peu vieilli, n’est plus en phase avec le discours social actuel, et donne à ce roman, comme aux autres de l’auteur, ainsi que je l’ai mentionné, une valeur de témoignage. Une valeur véritablement humaine.
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1. Godbout, Jacques. Une Histoire américaine. [Fichier ePub], Éditions du Seuil, Paris, 1986, 140 p.
2. De manière symptomatique, toute la mémoire nostalgique de Gregory ne se focalise pas sur quelques souvenirs de son enfance québécoise, mais sur son séjour en Éthiopie, alors qu'il est déjà marié et bien engagé dans sa vie d'adulte.

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