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jeudi, décembre 31, 2015

La tentation lyrique

Dès les premières pages, je me suis dit : ah non, pas une histoire d'amour, de fatalité et de désespoir, pas le kitch romantique ! Eh bien, oui, donc, non. Les Maisons, 1 de Fanny Britt, emprunte au romantisme, mais pour le problématiser et s'en distancier, à travers un récit à la première personne, centré sur un personnage complexe, en proie à un profond malaise existentiel.

Tessa, une mère de famille de 37 ans, souffre depuis son enfance de crises d'angoisse qui lui rendent très difficile la vie en société, son rapport aux autres comme à elle-même. Tout au long du récit des grandes étapes de sa vie, depuis l'enfance jusqu'à l'âge adulte, elle se dit tantôt « désagréable », (p. 8) tantôt consciente que « [s]on hostilité est laide et suinte l’amertume », (p. 62) voudrait qu'on la laisse « [s]'haïr en paix ». (p. 46) Jamais satisfaite d'elle-même, elle évoque aussi sa « nostalgie rageuse », (p. 68) une dimension de sa personnalité qui n'est pas sans importance. Le passé pour elle est un refuge, et le temps à venir est toujours chargé d'appréhensions, de scénarios catastrophiques, d'odeurs de mort.

Comment une telle femme réagit-elle à l'amour ? Elle réagit par le coup de foudre, à l'âge de 20 ans :
« Comment expliquer que le souffle m’ait manqué [...] que mon corps se soit vidé de ses organes pour n’y garder qu’un grand vent, un trou, une plaine, et que la seule et unique de mes pensées, devant cet homme au t-shirt hideux – le col n’était-il pas taché de café ? – et au front perlé de sueur, ait été : Je n’aimerai jamais personne comme je t’aimerai ? » (p. 78)
À noter, ici, le caractère romantique et convenu de ce passage. Un amour, pourtant, qui ne durera que cinq mois, fort peu idyllique, et à sens unique, Francis ne lui ouvrant jamais la porte de son univers, se contentant de la rencontrer chez elle, à l'occasion. Tessa n'en mettra pas moins 17 ans à se sortir de cette liaison. Tournée vers le passé, dérivant en secret dans son monde imaginaire, elle semble, au plus profond d'elle-même, avoir appliqué à sa vie amoureuse le mot d'ordre qu'elle s'était donné lors de son baccalauréat en chant : « Je serais lyrique ou je ne serais pas ». (p.  90) Le lyrisme serait-il un refuge contre l'angoisse, le pessimisme et la désillusion ? Quand elle rencontre à nouveau Francis par hasard, 17 ans plus tard, et que celui-ci lui donne rendez-vous, la voilà redevenue jeune pour un court moment :
« Une femme en pleine passion amoureuse n’est plus tenue de se plier aux règlements de son âge ou de sa situation, right ? [...] Elle est libre. » (p.  62)
« Quand je mets le pied dehors, mon petit sac de papier noir à la main, je suis deux filles en t-shirt, leurs cuisses rondes moulées de leggings, elles rigolent en chantonnant un succès pop du moment, sautillantes et légères, même la plus dodue des deux. N’ont-elles pas de cours ? – c’est ce que je me demanderais normalement, mais aujourd’hui je ne suis pas leur mère, je suis leur liberté et leur confiance. Je suis leurs yeux gavés d’avenir. Cela arrive de plus en plus rarement. » (p.  62)
Cette euphorie ne dure qu'un moment, mais le rêve lyrique, lui, se poursuit. Sans compromis. Tessa achète une robe neuve pour porter avec ses « ballerines dorées » de « jeune fille » (p.  62) et se prépare à tromper son mari, un geste qui prend une valeur sacrificiel d'un romantisme éculé :
« Je vais me noyer avec lui dans les draps » (p. 96)
« Vous n’avez pas mon courage mais même les lâches ont droit à un peu de beauté » (p. 98)
Et une valeur thérapeutique :
« [I]l me faut coûte que coûte quelque chose pour faire taire la douleur dont je suis ivre depuis des années. Francis n’est-il pas revenu pour me dégriser ? » (p. 61)
Et, de fait, elle va dégriser. Discutant dans un bar avec Francis, le soir de ce rendez-vous tant appréhendé, elle revient brusquement à la réalité, son deuil consommé :
« J’ai imaginé pendant des jours – des années plutôt, puisqu’il faut être honnête – que nous serions aimantés dès la première seconde, que nos doigts se chercheraient, que dans ses bras plus rien ne résisterait à rien, l’histoire se répéterait comme elle sait le faire, c’était ça, la fièvre au téléphone, les mains qui tremblent à la natation, les sanglots entre les draps, ça que j’attendais. » (p. 114)
« ce Francis réel, en somme, que vient-il faire dans mes délires [...] Ne sommes-nous pas les tristes, tristes clowns d’un sketch éculé ? » (p. 106)
Le récit se termine sur la description de l'intérieur d'un appartement dans lequel viennent d'emménager des Français « très amoureux ». Ce qui ramène au titre. La maison, c'est la conjugalité, les enfants, l'horaire chargé, la routine familiale dans toute sa matérialité, avec ses difficultés, mais aussi ses joies ; c'est le métier d'agent immobilier choisi par Tessa après l'abandon de ses études, le regard attaché à l'aspect extérieure des choses et, donc, une certaine mentalité petite-bourgeoise dans une société de consommation. Bref, c'est l'envers du lyrisme.

Dans une entrevue accordée au journal La Presse, Fanny Britt explique qu'elle s'est « débarrassée de Tessa en l'écrivant ». 2 De la même façon, Tessa se débarrasse de son lyrisme en le vivant jusqu'au bout, en le confrontant à la réalité, sachant très bien que, quand « les choses deviennent réelles, [elles] révèlent leur ridicule ». Le ridicule, ici, ne tue pas ; il permet, au contraire, de vivre heureux dans une maison et, qui sait, peut-être de connaître l'espoir.
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1. Britt, Fanny. Les Maisons. [Fichier ePub], Le Cheval d'août, Montréal, 2015, 125 p.
2. Lapointe, Josée. « Dans la maison de Fanny Britt ». La Presse, 28 octobre 2015. Page consultée le 31 décembre 2015

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