Ici, c'est le père de la narratrice qui vient de mourir. Écrivaine, elle commence alors un roman dont il est le personnage principal, mais le « dégoût » l'arrête bientôt :
« Pour rendre compte d'une vie soumise à la nécessité, je n'ai pas le droit de prendre d'abord le parti de l'art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou d'« émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d'une existence que j'ai aussi partagée ».
Et, à travers cette vie-là, celle de la mère aussi, et celle d'un milieu – la Normandie des ouvriers, des paysans, des petits commerçants. Le tout en une centaine de pages.
Le ton est neutre, le style, presque télégraphique, sec : « L'écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j'utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles ». Ses parents, gens d'humble condition, peu éduqués, honteux de leur état, de leur place – d'où le titre – dans la société, « auraient ressenti toute recherche de style comme une manière de les tenir à distance ».
Or, sans cette distance, inévitable, que la narratrice voudrait gommer, il n'y a pas de littérature possible, pas de style, surtout pas de ce style « plat » si travaillé. Distance physique, lorsque la narratrice quitte ses parents pour Lyon, où elle va vivre avec son mari ; distance culturelle, qui se crée durant les années d'études ; distance sociale, lorsque, par son mariage et son travail, elle accède au milieu bourgeois : « Peut-être sa [le père] plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné ». Les passages les plus touchants de ce récit sont ceux qui évoquent cette douleur, cet arrachement, pour les porter jusqu'à l'écriture :
« Je me suis pliée au désir du monde où je vis, qui s'efforce de vous faire oublier les souvenirs du monde d'en bas comme si c'était quelque chose de mauvais goût. »
« J'ai glissé dans cette moitié du monde pour laquelle l'autre n'est qu'un décor. [...] Ma mère écrivait, vous pourriez venir vous reposer à la maison, n'osant pas dire de venir les voir pour eux-mêmes. J'y allais seule, taisant les vraies raisons de l'indifférence de leur gendre, raisons indicibles, entre lui et moi, et que j'ai admises comme allant de soi. »On comprend pourquoi le récit de la vie de ce père, de ses années de jeune adulte jusqu'à sa mort, s'ouvre sur les épreuves pratiques du Capes, passage obligé donnant à la narratrice accès à un statut social « supérieur ». L'évocation du lien filial est entièrement absorbée dans la douleur de la distanciation, sujet principal du récit. Les mots de la narratrice ne peuvent qu'être des mots « déplacé[s] » par rapport au monde des parents. Seule issue possible : faire de l'écriture un acte autoréflexif de lucidité, une distance au second degré, vis-à-vis de soi-même ; mais, aussi bien, un acte de résistance contre l'« oubli » qu'imposent les convenances bourgeoises, un acte, certes contradictoire, de rédemption, puisque c'est par les mots déplacés qu'Ernaux « élève » son père jusqu'à la mémoire, la dignité, jusqu'à « la place » posthume qu'elle lui fait, près d'elle, dans sa vie littéraire.
*
Une scène, il y a trente ans : je suis sur la galerie avec papa, face au lac, on boit une bière, et je lui explique l'immensité de l'univers, la Terre, un grain de pollen, le Soleil, une étoile parmi les cent milliards d'étoiles de la Voie lactée, cette dernière n'étant elle-même qu'une galaxie parmi des milliards de galaxies, dans un univers sans fin... Son regard s'est détourné, s'est porté vers le lac, son lac, calme en cet fin d'après-midi, où chatoyaient les rayons du soleil déclinant. Un malaise est passé. Il ne m'écoutait plus. Ne disait rien. Mon univers tout à coup n'entrait plus dans le sien, concret, qu'il avait devant lui. Une petite mort.
Référence :
Annie Ernaux, La Place, Paris, Gallimard (collection « Folio »), 2013 (1983). Livre numérique.
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