Dans cet essai,
1 Rosset réunit deux textes, le premier sur l'apport de Schopenhauer à la philosophie généalogique, et le second sur l'intuition de l'absurde.
L'élément central et le plus fécond de la pensée de Schopenhauer consiste en l'analyse du «
Wille », mot allemand que Rosset préfère traduire par « Vouloir », plutôt que « volonté » qui suggère une intentionnalité. Le Vouloir est une force, sans cause, sans finalité, qui préside aux phénomènes sensibles aussi bien qu'aux tendances instinctuelles. Si personne ne s'était encore avisé de son existence, c'est que, depuis le siècle des Lumières, la causalité s'est imposée comme seule forme de l'entendement, c'est-à-dire comme seule structure de représentation des phénomènes sensibles, de leurs modifications, au détriment de « l'étonnement philosophique » (p. 14). Or, le Vouloir est une force « aveugle », en cela qu'il n'est l'effet d'aucune cause et la cause d'aucun effet. Il « est l'univers » même (p. 43) et, de ce fait, ne peut être appréhendé de l'extérieur comme les phénomènes empiriques. Il est inexplicable, impensable, échappe au principe de raison.
La représentation causale, si elle nous renseigne sur l'ordre suivant lequel les phénomènes se produisent, ne nous dit rien quant à leur essence, leur nature profonde. À une exception près : le « motif »,
2 qui dirige la vie animale. À travers lui, la force naturelle nous devient intuitivement accessible, objet d’expérience ; il la rend, sinon explicable, du moins « proche et présente », « visible » (p. 26). Le motif conscient recouvre des forces mystérieuses, inconscientes, des « tendances » (p. 24) auxquelles chacun de nos actes, chacune de nos pensées, est assujetti, sans en être pour autant l'effet. Ces forces sont celles du Vouloir. En ne laissant aucune liberté à la conscience, Schopenhauer prend le contrepied de l'idée communément admise à son époque, qui accorde la préséance à l'intellect. Ainsi est apparue l'approche généalogique, qui ne cherche « pas une filiation chronologique [causale] mais un engendrement plus fondamental, qui relie une manifestation quelconque à une volonté secrète qui parvient à réaliser ses desseins au prix d’une série de transformations qu’il appartient au généalogiste de déchiffrer » (p. 11). Freud reprendra et systématisera cette approche, reconnaissant, par exemple, un lien entre son concept du refoulement et ce qu'a écrit Schopenhauer à propos de la folie.
Si la philosophie généalogique s'est avérée très riche de découvertes (elle fut également utilisée par Nietzsche et Marx), Rosset rappelle que Schopenhauer ne l'a lui-même pas utilisée. Parce qu'il était trop attaché aux concepts de la philosophe classique idéaliste, soucieux d'inscrire ses analyses dans une perspective kantienne. Mais, aussi, parce que son but n'était pas de découvrir les liens, pour lui éminemment problématiques, entre le Vouloir et l'individuation. « Comment s’expliquer la diversité des caractères, le Vouloir, dont ils dérivent, étant unique ? » (p. 39) Cette question, il la laissa à ses successeurs. Pour lui, la méthode généalogique ne pouvait servir qu'un but : l'analyse du Vouloir débouchant sur l'absurde.
Schopenhauer s'est fait surtout connaître pour son pessimisme. Or, selon Rosset, il s'agit là d'une partie de son œuvre qui est de peu d'intérêt en regard de son « irrationalisme » (p. 50). Le Vouloir nous expose à des douleurs innombrables et de rares plaisirs. Certes. Ces plaisirs, en plus d'être rares, ne sont pas réels, « nous sentons la douleur, mais non l’absence de douleur » (p. 52). C'est un fait. Mais ce constat pessimiste n'est rien en regard du fait que le Vouloir étant une force aveugle, sans but, sans raison, nos désirs mêmes, nos tendances, ne peuvent qu'être tels, c'est-à-dire irréels. L'absurde ne naît pas de cette absence de fin, mais du fait que chacun se comporte comme s'il y avait une fin, chacun joue le jeu, fait « comme si ».
Ce paradoxe d'une finalité sans fin en implique un autre. Puisqu'il ne peut y avoir de fin sans cause, mais que le Vouloir ne peut être la cause des phénomènes et instincts auxquels il préside comme une « sorte d’obscur principe moteur » (p. 23), nous voilà devant le paradoxe d'une nécessité sans cause, d'une nécessité sans nécessité. Nul ne peut, par conséquent, faire l'expérience d'une nécessité première ; seule demeure possible une nécessité seconde, précaire, celle du monde en tant qu'il est « donné » (p. 19). Et, là encore, l'absurde naît de ce que chacun fait « comme si » la nécessité était réelle. Cette absence de cause serait pire que l'absence de finalité, car elle ouvre sur l'angoisse : les instincts qui nous meuvent, et auxquels nous nous identifions, nous sont pourtant étrangers, ils sont «
grunlos ». Par l'expérience de la honte sexuelle, Schopenhauer saisit que les « tendances instinctuelles annihilent le mythe de la personne » (p. 63). « Là est le vrai lieu de l’angoisse : non point dans l’impossibilité d’assouvir, mais dans l’absurdité de vouloir » (p. 64).
« [I]l n’est pas [pour autant] question pour Schopenhauer de ramener l’homme à des « instincts », mais d’inscrire la totalité du comportement humain dans une égale et identique nécessité » (p. 66) (nécessité seconde, il va sans dire). Nous ne sommes pas libres ; c'est l'« étranger » en nous qui décide. Ainsi vivons-nous captifs d'un monde sans cause première, sans origine, dans « le cercle infernal du Vouloir, qui fait alterner sans trêve joie, attente et douleur, sans qu’on puisse jamais sortir du cercle : le temps tourne, mais ne progresse pas » (p. 72). L'ennui alors « n’est plus seulement lassitude ou pessimisme, il se transforme sournoisement en une épouvante », il devient « sentiment du néant » (p. 77). Le vouloir ne fait que se répéter indéfiniment. Ce qui arrive a déjà eu lieu ; ce qui a cessé d'être vit pourtant encore.
Tragique, l'absurde schopenhauerien ? Plutôt comique, ou alors tragicomique, avec sa théâtralité vide. « À la clef de l’expérience de la vie se trouve une grossière faute d’harmonie qui entraîne dans la dissonance toute l’ordonnance du monde » (p. 77).
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1. Rosset, Clément.
Schopenhauer, philosophe de l'absurde. [Fichier ePub ], PUF, 1967, 83 p. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec
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2. Le motif est l'une des trois formes de la causalité, avec la cause proprement dite et l'excitation. Schopenhauer le définit ainsi : il « dirige la vie animale propre, donc l’action, c’est-à-dire les actes extérieurs et accomplis avec conscience par tous les animaux ».
De la quadruple racine du principe de raison suffisante, p. 72