Rechercher dans ma chambre

vendredi, décembre 28, 2018

Verre Cassé, d'Alain Mabanckou

Le narrateur, Verre Cassé, a soixante-quatre ans, il boit depuis vingt ans, se saoule au vin rouge. Il a perdu son emploi d'instituteur à l’école primaire, sa femme l'a quitté, il passe ses journées au bar Le Crédit a voyagé, vie misérable… Mais pourquoi boit-il ? On dit que sa mère elle-même buvait, ce qu'il nie catégoriquement, tout comme il nie s'être mis à boire après son suicide. Mais le doute subsiste, et le lecteur ne le croit plus du tout lorsqu'à la fin il se suicide de la même façon que sa mère, en s'immergeant dans la rivière Tchinouka. Mabanckou réussit à entretenir le doute quant à ce qui s'est réellement passé. Ainsi de chaque personnage. Verre Cassé a-t-il, ou non, commis des actes de pédophilie ? Le lecteur ne le saura jamais. Ce que nous dit l'auteur, c'est que le passé, dès lors qu'on le raconte, est une fiction. Une fiction qui englobe le présent : « tu te moques de la vie parce que tu estimes que tu peux en inventer plusieurs et que toi-même tu n’es qu’un personnage dans le grand livre de cette existence de merde » ¹. Une fiction qui évacue le vrai, le faux, de même que la morale.

Alors que la première partie, composée des « premiers cahiers », raconte les mésaventures des habitués du Crédit a voyagé, afin de « témoigner, de perpétuer la mémoire de ces lieux », les « derniers cahiers » de la seconde partie se recentrent sur l'histoire du narrateur. Le temps alors ralentit, présageant sa mort : la première moitié du récit se déroule sur quelques semaines, la seconde moitié, sur quelques heures.

Ce roman a remporté plusieurs prix littéraires, ce qui, je l'avoue candidement, m'étonne. J'ai peut-être manqué quelque chose. La critique a sûrement aimé l'originalité de l'écriture – l'absence de majuscules, de points à la ligne, de tirets introduisant les dialogues – de même que les innombrables références littéraires, qui renforcent l'idée que l'existence même est une fiction, un « grand livre ». Mais ce procédé devient vite lassant, crée des détournements de sens gratuits : « prendre son pied de grue », « j’ai poussé sur-le-champ le cri des oiseaux fous », « la pisse de chat sauvage et la bouse de vache folle », « réciter une histoire d’amour au temps du choléra », « je voulais me faire plaisir pour une fois depuis des années bissextiles », « leur nombril gros comme une orange mécanique »… À chaque page, jusqu'à plus soif.

Mais pourquoi le narrateur écrit-il ainsi ? Lui qui a beaucoup lu, et qui se fait une haute idée de la littérature, pourquoi se complaît-il dans un style naïf, usant d'une ponctuation élémentaire, de termes redondants, comme si l'écriture, pour reproduire le mouvement de la vie – c'est le critère esthétique du narrateur – devait surgir spontanément, sans apprêt : « j’écrirais des choses qui ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des mots à moi, des mots tordus, des mots décousus, des mots sans queue ni tête, j’écrirais comme les mots me viendraient, je commencerais maladroitement et je finirais maladroitement comme j’avais commencé ».

Quelle est la raison de ce choix esthétique ? Pour ne pas trop s'éloigner de cette oralité sur laquelle s'appuie la tradition ? À cause de sa haine avouée des intellectuels ? Parce qu'il est lui-même « cassé » ? Je ne le sais pas. En outre, ce roman ne propose aucune idée nouvelle. Il décrit un monde d'hommes où la femme est sexualisée, et généralement perçue négativement. Du connu.


¹ Mabanckou, Alain. Verre Cassé. [Fichier ePub], Seuil, 2005.

mercredi, novembre 14, 2018

L'eau les lie

C'est quelque chose que j'aurais aimé faire : raconter la vie de mes parents, grands-parents. Les questionner, recueillir des anecdotes, témoigner pour eux de ce temps qui aujourd'hui disparaît dans l'oubli. La narratrice de ce roman, quant à elle, s'intéresse surtout à sa mère, Jackie, femme libre, refusant de « s'intégrer à quoi que ce soit », 1 vivant « dans la bulle de son présent » (p. 31), dans une spontanéité ignorant les traditions. Une « enfant estivante » (p. 50) nullement apte à la maternité, et qui s'y trouvera malheureuse, durant les années passées à la station balnéaire d'Arcachon, jusqu'à la mort de son mari. Souvenirs de la marée basse consacre une vingtaine de ses quarante-cinq courts chapitres à l'enfance de la narratrice, Chantal, à Arcachon. Pourquoi « marée basse » ? Parce que là, sur la batture, est le « mystère de la plage », là, le « chemin de hasard » et d'aventure, là, les mille cueillettes, les jeux.

Mais cette marée basse laisse voir une autre signification, plus profonde que le simple motif nostalgique. À son niveau le plus bas, nous dit la narratrice, « par le jeu de la marée montante, c’est la mer aussi qui vient à ma rencontre » (p. 185). Omniprésence de la mer, dans cette histoire et, aussi bien, de la mère. Celle-ci ne vit que pour nager, activité qui l'isole du monde, affirme sa marginalité. Enceinte de la narratrice, la voilà pratiquant son crawl dans le lac Paladru, à Charavines : « Jour après jour, elle s’abandonne à l’eau du lac et moi au liquide amniotique. J’habite son rythme. Ensemble, nous flottons » (p. 31). Cet état de plénitude ne pouvait pas durer. Le bassin d'Arcachon peut bien évoquer la clôture intra-utérine, lorsque l'enfant, confiée aux soins de la grand-mère, retrouve ses parents quelques années plus tard, elle découvre une mère dépressive, instable, peu structurante, et tente de s'en protéger. La plage offre une échappatoire idéale, tout comme l'eau qui, en même temps, maintient le lien, car la fille, elle aussi, aime nager. Ainsi, tout au long du récit, au-delà de leur « mutuelle étrangeté » (p. 158), l'eau les lie.

C'est ce que j'ai aimé de ce personnage de la narratrice. Tout son récit, le fait même d'écrire, de narrer de manière structurée, de s'intéresser au passé, aux faits précisément datés, tout cela est une réponse aux lacunes maternelles. Sa mère qui « à la mort des êtres, à la destruction des choses, voudrait pouvoir ajouter l’effacement des noms » (p. 153), et pour qui l'écriture n'est valable que sous forme sténographique (« des phrases réduites à quelques signes commodes » (p. 138). Chantal déménage fréquemment, d'une région à une autre, d'un pays à un autre, mais cette instabilité est compensée par l'écriture, et par un souci permanent de se situer dans le temps, de placer des repères, comme en témoigne le passage suivant : « Ma mère est née le 16 septembre 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Très exactement trois mois après la signature du traité de Versailles (28 juin 1919, dans la galerie des Glaces, tout près donc de leur appartement de la rue Sainte-Adélaïde) » (p. 64). Ce « très exactement » si appuyé vise évidemment la mère. Mais, en même temps, et de manière contradictoire – là est l'intérêt de ce roman –, l'écriture, comme l'eau, est aussi un moyen pour la narratrice de maintenir le lien. Elle est un geste d'ouverture. La fille vit, certes, à distance de sa mère, à l'étranger, ou ailleurs en France, mais elle lui écrit, lui rend d'occasionnelles visites, et finit par la reconnaître pour ce qu'elle est positivement, non pas une mère inapte, mais une femme libre, qui a osé s'affirmer. Chacune à sa manière, l'une en portant des couleurs voyantes, l'autre par l'écriture, témoigne du refus de l'« immémorial apprentissage de l’effacement » (p. 168) imposé aux femmes.

Personnage contradictoire de la fille, mais aussi de la mère. La fin, très réussie, réunie les deux sous une même figure onirique : « Et si c'était Elle, la princesse du Palais des Mers, souffrante et malmenée, haute et souveraine, enchaînée et déliée, étrangement versatile, insaisissable » (p. 183). Et si c'était la fille ?
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1. Thomas, Chantal. Souvenirs de la marée basse. [Fichier ePub], Seuil, Paris, 2017, p. 22. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.

mercredi, octobre 31, 2018

Schopenhauer, philosophe de l'absurde

Dans cet essai, 1 Rosset réunit deux textes, le premier sur l'apport de Schopenhauer à la philosophie généalogique, et le second sur l'intuition de l'absurde.

L'élément central et le plus fécond de la pensée de Schopenhauer consiste en l'analyse du « Wille », mot allemand que Rosset préfère traduire par « Vouloir », plutôt que « volonté » qui suggère une intentionnalité. Le Vouloir est une force, sans cause, sans finalité, qui préside aux phénomènes sensibles aussi bien qu'aux tendances instinctuelles. Si personne ne s'était encore avisé de son existence, c'est que, depuis le siècle des Lumières, la causalité s'est imposée comme seule forme de l'entendement, c'est-à-dire comme seule structure de représentation des phénomènes sensibles, de leurs modifications, au détriment de « l'étonnement philosophique » (p. 14). Or, le Vouloir est une force « aveugle », en cela qu'il n'est l'effet d'aucune cause et la cause d'aucun effet. Il « est l'univers » même (p. 43) et, de ce fait, ne peut être appréhendé de l'extérieur comme les phénomènes empiriques. Il est inexplicable, impensable, échappe au principe de raison.

La représentation causale, si elle nous renseigne sur l'ordre suivant lequel les phénomènes se produisent, ne nous dit rien quant à leur essence, leur nature profonde. À une exception près : le « motif », 2 qui dirige la vie animale. À travers lui, la force naturelle nous devient intuitivement accessible, objet d’expérience ; il la rend, sinon explicable, du moins « proche et présente », « visible » (p. 26). Le motif conscient recouvre des forces mystérieuses, inconscientes, des « tendances » (p. 24) auxquelles chacun de nos actes, chacune de nos pensées, est assujetti, sans en être pour autant l'effet. Ces forces sont celles du Vouloir. En ne laissant aucune liberté à la conscience, Schopenhauer prend le contrepied de l'idée communément admise à son époque, qui accorde la préséance à l'intellect. Ainsi est apparue l'approche généalogique, qui ne cherche « pas une filiation chronologique [causale] mais un engendrement plus fondamental, qui relie une manifestation quelconque à une volonté secrète qui parvient à réaliser ses desseins au prix d’une série de transformations qu’il appartient au généalogiste de déchiffrer » (p. 11). Freud reprendra et systématisera cette approche, reconnaissant, par exemple, un lien entre son concept du refoulement et ce qu'a écrit Schopenhauer à propos de la folie.

Si la philosophie généalogique s'est avérée très riche de découvertes (elle fut également utilisée par Nietzsche et Marx), Rosset rappelle que Schopenhauer ne l'a lui-même pas utilisée. Parce qu'il était trop attaché aux concepts de la philosophe classique idéaliste, soucieux d'inscrire ses analyses dans une perspective kantienne. Mais, aussi, parce que son but n'était pas de découvrir les liens, pour lui éminemment problématiques, entre le Vouloir et l'individuation. « Comment s’expliquer la diversité des caractères, le Vouloir, dont ils dérivent, étant unique ? » (p. 39) Cette question, il la laissa à ses successeurs. Pour lui, la méthode généalogique ne pouvait servir qu'un but : l'analyse du Vouloir débouchant sur l'absurde.

Schopenhauer s'est fait surtout connaître pour son pessimisme. Or, selon Rosset, il s'agit là d'une partie de son œuvre qui est de peu d'intérêt en regard de son « irrationalisme » (p. 50). Le Vouloir nous expose à des douleurs innombrables et de rares plaisirs. Certes. Ces plaisirs, en plus d'être rares, ne sont pas réels, « nous sentons la douleur, mais non l’absence de douleur » (p. 52). C'est un fait. Mais ce constat pessimiste n'est rien en regard du fait que le Vouloir étant une force aveugle, sans but, sans raison, nos désirs mêmes, nos tendances, ne peuvent qu'être tels, c'est-à-dire irréels. L'absurde ne naît pas de cette absence de fin, mais du fait que chacun se comporte comme s'il y avait une fin, chacun joue le jeu, fait « comme si ».

Ce paradoxe d'une finalité sans fin en implique un autre. Puisqu'il ne peut y avoir de fin sans cause, mais que le Vouloir ne peut être la cause des phénomènes et instincts auxquels il préside comme une « sorte d’obscur principe moteur » (p. 23), nous voilà devant le paradoxe d'une nécessité sans cause, d'une nécessité sans nécessité. Nul ne peut, par conséquent, faire l'expérience d'une nécessité première ; seule demeure possible une nécessité seconde, précaire, celle du monde en tant qu'il est « donné » (p. 19). Et, là encore, l'absurde naît de ce que chacun fait « comme si » la nécessité était réelle. Cette absence de cause serait pire que l'absence de finalité, car elle ouvre sur l'angoisse : les instincts qui nous meuvent, et auxquels nous nous identifions, nous sont pourtant étrangers, ils sont « grunlos ». Par l'expérience de la honte sexuelle, Schopenhauer saisit que les « tendances instinctuelles annihilent le mythe de la personne » (p. 63). « Là est le vrai lieu de l’angoisse : non point dans l’impossibilité d’assouvir, mais dans l’absurdité de vouloir » (p. 64).

« [I]l n’est pas [pour autant] question pour Schopenhauer de ramener l’homme à des « instincts », mais d’inscrire la totalité du comportement humain dans une égale et identique nécessité » (p. 66) (nécessité seconde, il va sans dire). Nous ne sommes pas libres ; c'est l'« étranger » en nous qui décide. Ainsi vivons-nous captifs d'un monde sans cause première, sans origine, dans « le cercle infernal du Vouloir, qui fait alterner sans trêve joie, attente et douleur, sans qu’on puisse jamais sortir du cercle : le temps tourne, mais ne progresse pas » (p. 72). L'ennui alors « n’est plus seulement lassitude ou pessimisme, il se transforme sournoisement en une épouvante », il devient « sentiment du néant » (p. 77). Le vouloir ne fait que se répéter indéfiniment. Ce qui arrive a déjà eu lieu ; ce qui a cessé d'être vit pourtant encore.

Tragique, l'absurde schopenhauerien ? Plutôt comique, ou alors tragicomique, avec sa théâtralité vide. « À la clef de l’expérience de la vie se trouve une grossière faute d’harmonie qui entraîne dans la dissonance toute l’ordonnance du monde » (p. 77).

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1. Rosset, Clément. Schopenhauer, philosophe de l'absurde. [Fichier ePub ], PUF, 1967, 83 p. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.
2. Le motif est l'une des trois formes de la causalité, avec la cause proprement dite et l'excitation. Schopenhauer le définit ainsi : il « dirige la vie animale propre, donc l’action, c’est-à-dire les actes extérieurs et accomplis avec conscience par tous les animaux ». De la quadruple racine du principe de raison suffisante, p. 72

dimanche, mai 20, 2018

La bataille textuelle

Lire Nathalie Quintane est un plaisir qui se gagne à l’effort. Rien ne nous est donné, rien ne nous flatte, ne nous courtise. Son Jeanne Darc n'échappe pas à la règle. Cette autrice, qu'Alain Farah range parmi les post-avant-gardistes, bouscule le lecteur en supprimant tous – absolument tous – les repères grâce auxquels il se guide habituellement à travers une œuvre de poésie. Parmi les attentes ciblées, Farah a bien raison de mentionner « les clichés habituellement associés à la littérature « de femmes » : souffrance, intimité, confession, voilà qui ne veut pas dire pas grand-chose pour Quintane, qui répond violemment à ces poncifs ». 1 Difficile, alors, de ne pas faire le lien entre l’autrice et le sujet de son œuvre, cette Jeanne « Darc » si peu « féminine », avec ses cheveux coupés, son armure, montée sur son cheval, épée à la main. Tout comme, dans Chaussure, Quintane affirme d’emblée s’intéresser au « texte-chaussure », ici elle esquisse un parallèle entre l’acte guerrier et l’écriture :
« Le niveau de guerre dans la vie sans guerre est moindre, quoique persistant, et sous d'autres formes » 2
« Grâce au procédé de l'analogie, Jeanne peut expliquer une chose en en montrant une autre » 3
« Elle songe à de nouvelles formes d'assaut.
– Malheureusement, le nombre des ruses militaires est restreint ; on n'obtient, au mieux, qu'une nouvelle association de ruses anciennes » 4
« – Je ne désespère pas d'ajouter au répertoire des ruses celle qui portera mon nom
Car la préparation à la guerre me donne le goût de l'invention » 5
Ce goût de l’invention, appliqué à l’écriture, met de l’avant le travail sur la forme, que je résumerais par un mot : hétérogénéité. Plusieurs je sont lancés dans la mêlée, plusieurs formes, fragments de discours s’entrechoquent : des vers, des anecdotes, des citations, de la glose, des prières, une mise en scène d'un interview, une interpellation de la Pucelle par un je identifié à Gilles de Retz, et même un montage à partir d’un extrait (en anglais) du Macbeth de Shakespeare…

Aucune fluidité ici, que des discontinuités, des ruptures de ton… Des moments entremêlés – les plus divers – des détails incongrus de la vie de Jeanne, que Quintane a puisés dans des livres ou des manuels scolaires trouvés à la bibliothèque de sa municipalité de Digne-les-bains, assemblés dans un esprit de collage, et qui élaborent une « biofiction » 6 qui suit tout de même, globalement, un ordre chronologique.

Poursuivant l’analogie guerrière, je dirais que ce texte est un champ de bataille, et comme tout bataille, est porté par une visée politique : pour ce qui est du propos, démythifier la figure historique de Jeanne d’Arc (d'abord en supprimant l’apostrophe aristocratique de son nom : Darc, plutôt que d’Arc) que s’est appropriée la droite identitaire française ; et, sur le plan formel, créer un « choc, qui peut nous réapprendre à lire, à voir ». 7

J’aime Quintane pour ce choc. Pour son écriture iconoclaste, piquée d’accents burlesques, d’ironie, jouant l’insignifiance contre la grandiloquence, toujours attentive aux détails – confinant parfois au truisme 8 – à la corporalité, au réel, et par là chargée, comme j'ai dit, d’une dimension politique : « dès que la langue est déliée, gare ! » 9 Une écriture, donc, toujours sérieuse, qui engage une « éthique de la résistance », 10 la seule chose « importante pour un écrivain aujourd’hui [étant] de s’énoncer et de faire passer l’époque à travers son énonciation ». 11
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1. Farah, A. (2009). La Possibilité du choc. Invention littéraire et résistance politique dans les œuvres d'Olivier Cadiot et de Nathalie Quintane (thèse de doctorat, UQAM, Canada). Récupéré du portail Érudit : https://www.erudit.org/fr, p. 253
2. Quintane, Nathalie. Jeanne Darc. P.O.L, Paris, 1998, p. 42
3. Idem, p. 45
4. Idem, p. 26
5. Idem, p. 27
6. Les fictions biographiques « reprennent à leurs comptes, mélangent et transforment des phrases, des discours, des récits , et des chronologies déjà là et forment des textes d'une grande excentricité, c'est-à-dire des textes dé-centrés ». Legendre-Girard, A.-S. (2015). Revisiter l'Histoire : démythification et construction d'une résistance politique dans Jeanne Darc (1998) de Nathalie Quintane (mémoire de maîtrise, UQAM, Canada).  Récupéré du portail Érudit : https://www.erudit.org/fr, p. 55
7. Lefebvre, P. et Richard, R. « Le temps est gelé : Entretien avec Paul Chamberland et Alain Farah ». Liberté, décembre 2009, p. 43
8. « La poignée de l'épée est aussi importante que la lame, non pour d'ornementales raisons, mais parce qu'une épée sans poignée ne peut être tenu ». Quintane, Nathalie. Op. cit., p. 21
9. Idem, p. 15
10. Lefebvre, P. et Richard, R. Op. cit., p. 46
11. Idem, p. 50

vendredi, mai 04, 2018

La rose et la chaussure

Avec Nathalie Quintane, je retrouve ce qui m'a tant plu chez Éric Vuillard : une attention au réel. Mais le ton, ici, est tout autre. Quintane ne cherche jamais à émouvoir, à aucun moment ne table sur une forme d'empathie. Son « je » est aux antipodes de notre époque, et c'est un tel plaisir !

Sa poésie ne nous dévoile pas une intériorité, ne cherche pas à nous transporter ailleurs, dans une subjectivité, une sensibilité qui nous ferait oublier un moment la réalité de notre propre existence. C'est ce que nous demandons habituellement à la fiction littéraire : de nous offrir un échappatoire au réel ; tel que nous l'offre l'autofiction, le lyrisme ou, dans un tout autre registre, le roman policier. Quintane, au contraire, maintient le lecteur fixé à l'objet de son travail d'écriture : la chaussure. Après une courte remarque liminaire, le recueil s'ouvre ainsi :
« Dans les vitrines des magasins, les chaussures ont les lacets noués.

» Dans leur boîte, les chaussures sont protégées par une feuille de papier de soie pliée en deux.

» À l’intérieur de chaque chaussure, l’étiquette du fabricant se déplace parfois, sans se décoller » ¹
Le lecteur de poésie cherche l'émotion, attend la métaphore qui va le transporter, et le voilà pris à rebrousse-poil : il n'y aura rien d'autre que ça. Que la chaussure, et ce qui lui est connexe : le pied, le corps, la marche, l'équilibre. Ou plutôt : le « texte-chaussure » (p. 9), comme elle le dit dans sa remarque liminaire. En nous montrant qu'il n’y a pas une « si grande différence entre une chaussure et une rose », que « la chaussure est une rose un peu plus utile que la rose » (p. 140), Quintane se trouve à piétiner l'objet poétique par excellence et à lui substituer la chaussure !

L'extrait ci-dessus montre aussi que la conception de la littérature que défend l'autrice est réfractaire à l'idée du « beau style », du « bien-écrire », du « bon goût », à cette sacralisation de la littérature. Son recueil attaque, de manière très évidente, la densité de l'image poétique, par l'usage d'une prose « ordinaire », « insignifiante », et par une mise en page aérée à l'extrême, renforçant l'impression de vide qui ne peut manquer de saisir le lecteur. Ce vide, où il n'y a que la chaussure, c'est le réel, au sens où l'entend Clément Rosset : le réel singulier, « idiot », c'est-à-dire l'intolérable même. 

La démarche de Quintane est iconoclaste, irrévérencieuse, ce qui, pour nous, Québécois, devrait nous la rendre sympathique, quoique… Quoique, depuis l'échec référendaire de 1980, nos écrivains se sont beaucoup assagis. Qui, dans notre paysage littéraire actuel, rue encore dans les brancards ? François Blais, peut-être, un peu. En tout cas, aucune œuvre qui puisse se comparer à L'Hiver de force, ou aux Aventures de Sivis Pacem et Para Bellum.

Plus je lis Quintane, plus j'aime son je d'autant plus affirmé, violent, qu'effacé, humble, « provincial », pour reprendre un de ses termes. Un « je » qui a l'ambition de n'avoir rien de plus à dire de lui que ceci : « Pour enfiler une chaussure, j’incline d’abord le pied ; je dois ensuite réussir à loger le talon, qui s’enfonce d’un coup sec à l’intérieur »

Quintane connaît le Québec, puisqu'elle y a des amis.es. J'aimerais bien qu'elle passe à Plus on est de fous, plus on lit
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1. Quintane, Nathalie. Chaussure. P.O.L, Paris, 1997, p. 12

mercredi, mars 21, 2018

La joie : la force majeure

Le 12 février dernier, j'étais tout en émoi, je voyais des liens partout, notamment « une parenté d'esprit entre Émile Cioran et Clément Rosset, ce dernier lui ayant même consacré un essai : La Force majeure ». J'ai vraiment écrit ça ! Eh bien non. Je viens de terminer la lecture de cet essai, et, s'il est vrai que les deux philosophes s'accordent sur le constat de « l’égale et morne insignifiance de toute chose », en revanche ils s'opposent quant à la manière d'échapper à cet état de fait. Alors que Cioran ne voit d'issue que dans le suicide (la vie, un « état de non-suicide », écrit-il dans Précis de décomposition), Rosset, lui, table sur la joie, la « béatitude » nietzschéenne, laquelle tire sa force du réel, c'est-à-dire de ce qui, précisément, ne peut que la contrarier.

L'essai de Rosset ne porte pas sur Cioran, sauf pour un post-scriptum d'une dizaine de pages, mais sur Nietzsche, sur la béatitude – la joie, la « gaieté » – nietzschéenne. Celle-ci, définie comme l'« allégeance inconditionnelle à la simple et nue expérience du réel », constituerait le cœur de la pensée nietzschéenne. C'est, en effet, « si, et seulement si, un concept relève d’une béatitude absolue qu’il peut être reconnu comme spécifiquement nietzschéen. Les thèmes du surhomme, de l’éternel retour, de la volonté de puissance […] n’ont de sens que pour autant qu’ils constituent des expressions tardives et hasardeuses de la béatitude, thème central et constant de la pensée de Nietzsche, je dirais volontiers thème unique ». Lier la béatitude à l'expérience du réel ne peut que soulever une immédiate objection, dans un monde où l'existence est livrée à la souffrance, au hasard, et ne compte pour rien dans l'ordre infini de l'univers. Tel serait le problème fondamental de la philosophie de Nietzsche : « Comment est possible la transfiguration de la souffrance en épreuve positive de l’affirmation ? » Je n'ai pas été étonné de ne trouver, dans ce cour essai, de réponse définitive à cette question.

Pour autant, sa lecture n'en est pas moins intéressante. Elle m'introduit à des écrits, une pensée, qui ne m'étaient pas familiers. Nietzsche lu par Rosset ressemble étonnamment à… Rosset. Le philosophe allemand s'y montre tourné lui aussi vers le réel, lequel serait seul à pouvoir apporter une légitimité (morale ?) à la réflexion philosophique.

La béatitude, dans son approbation inconditionnelle, s'adresse au réel, tend vers lui. C'est ainsi qu'elle rend possible le « gai savoir », qui est savoir « du non-sens, de l’insignifiance, du caractère non signifiant de tout ce qui existe », et qui ne saurait être « recevable en conscience sans l’autorisation d’une absolue béatitude, laquelle, ne posant aucune condition à l’exercice du bonheur, n’impose – et est seule à n’imposer – aucune limitation à l’exercice du savoir ». Telle est la force de la béatitude nietzschéenne ; elle rend inoffensive, et ce en toute connaissance de cause, la pensée du réel.

En cela, le gai savoir s'oppose au rationalisme de type platonicien, à l’ensemble des « faux savoirs », savoirs tristes, qui ne peuvent admettre le réel tel quel, dans sa singularité, sans lui superposer l'illusion d'un sens qui lui serait inhérent.

Si Rosset demeure silencieux quant aux moyens d'accéder à cette force de la béatitude, il fournit en revanche un critère, un révélateur du désir humain. C'est l'idée de l'éternel retour : « Le bon accueil à l’idée de retour éternel est la marque la plus indiscutable de la joie aux yeux de Nietzsche, qui définit lui-même cette idée, dans un passage d’Ecce Homo, comme « la forme la plus haute d’acquiescement qui puisse être atteinte » et l’expression de « la passion du oui par excellence ». Dit autrement : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour ».

Dans son post-scriptum consacré à Cioran, Rosset rappelle que, pour le philosophe d'origine roumaine, « la conséquence la plus dure de la chétivité de toute existence par rapport à l’infini est l’interdiction qui s’ensuit de constituer quoi et qui que ce soit en objet d’amour ou d’intérêt ». C'est « pourquoi Cioran professe que l’existence est une honte, une humiliation sans possibilité de recours ou de rachat, un paradoxal amoindrissement pour l’homme qui troque en naissant un potentiel infini contre l’« immonde fragilité » de l’existence ». À cette conscience tragique, qui ne voit d'autre issue à l'existence que le suicide, Rosset ne trouve guère à répondre, sinon à réaffirmer, dans une conclusion magnifique, l'hypothèse « d’une satisfaction totale au sein de l’infime même […] Hypothèse absurde et indéfendable, répète inlassablement Cioran. Mais c’est justement là le propre de la joie de vivre, et je dirais son privilège, que de s’éprouver comme parfaitement absurde et indéfendable : de demeurer allègre en pleine connaissance de cause, en complète possession des vérités qui la contrarient davantage ».


Références : 

Cioran, Emil, Précis de décomposition, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 1977 (1949), 266 p. Livre numérique

Rosset, Clément, La Force majeure, Paris, Minuit (coll. « Critique »), 2014 (1983). Livre numérique

samedi, janvier 13, 2018

Une attention à la réalité

Ça n’arrive pas si souvent, un coup de foudre littéraire. Annie Ernaux n’en avait pas été un, ni Jim Harrison, ni Philipp Roth… Il y a longtemps, Louis-Ferdinand Céline, oui, et Gaston Miron, Henri Michaux, peut-être Louis Gauthier. Aujourd’hui, Éric Vuillard.

Des cinq récits lus, seul La Bataille d'Occident me semble moins réussi. La démarche de l'auteur n'y est peut-être pas encore à point. Mais s'y retrouvent les mêmes préoccupations. Et la même attention à la réalité, qui impose d’abord de ne jamais laisser le lecteur succomber à l’illusion mimétique. On ne « plonge » pas dans les histoires que raconte l’auteur, on ne s’y retrouve pas comme dans un monde parallèle qui ferait un moment oublier celui-ci. Vuillard n’écrit pas des page-turners, il ne raconte même pas des histoires. Il s’est volontairement détourné du roman historique, préférant s’inspirer de L’Histoire de la colonne infâme, d’Alessandro Manzoni. Dans ses « récits » – le mot est important – le « je » assume toujours la part de fiction, en ne cachant pas ses émotions, son parti pris en faveur des petites gens, des oubliés de l’Histoire, et en inscrivant sa subjectivité dans un rapport à nous, ses lecteurs, ne nous laissant pas oublier du coup que nous sommes en train de lire un livre : « À présent, regardons », dit-il à propos des survivants du massacre de Wounded Knee, ces Lakotas miséreux, absolument démunis. « Oui, regardons de tous nos yeux, de toutes nos forces. Regardons-les, depuis notre aise et notre prodigalité effarantes ». 

Réalité du discours, de cette rencontre étrange, éphémère, fragile, entre Vuillard et ses lecteurs, dans le présent du récit. Réalité des faits historiques, aussi, scrupuleusement rapportés. Enfin, réalité tragique de l'existence soumise au temps, du corps vieillissant, souffrant.

Cet engagement va si loin qu’il détermine jusqu’à l’attitude de l’auteur vis-à-vis de ses personnages. Buffalo Bill a commis des actes immoraux, tout comme Léon Fiévez et ses paniers de mains coupées, et pourtant Vuillard ne les condamne pas, s’attarde même sur leur fin de vie, une vie qui n’a pas été la leur, sur laquelle la grande Histoire est passée, une vie de « tristesse » – autre mot important – et là, ils vont mourir, ils meurent… La fragilité de l’instant présent, c’est aussi la conscience de la mort, de la finitude de toute chose. Comme des flocons de neige dans leur chute, Vuillard saisit les gens de petits métiers, les exécutants, les méprisés, les victimes anonymes, les oubliés, pour mieux nous les faire observer. Il les nomme, comme dans le très beau chapitre de 14 juillet, intitulé « La foule », véritable incantation qu’il faut lire lentement, en prononçant bien chaque syllabe de chaque nom, pour en apprécier l’effet ; il les raconte avec émotion, il met son très grand talent littéraire à les ramener à la vie, à les replacer dans leur vérité, leur épaisseur historique. Ces gens, réduits par le pouvoir à de pauvres formes éphémères, représentent la réalité, laquelle ne peut être saisie sans un effort de l’attention, une patience.

À l’opposé de cette réalité tragique, les puissants vivent dans un monde de rêve, d’illusions, un monde qui se perpétue par-delà les contingences historiques : Versailles et son faste, au moment de la prise de la Bastille en 1789 ; les chefs d’État européens réunis à Berlin en 1875, qui s’apprêtent à dépecer l’Afrique en traçant des petites lignes sur une carte, à l’aube de l’ère coloniale ; les riches industriels allemands qui acceptent de financer le parti nazi, aveuglés par leurs intérêts… Vuillard est sans pitié pour cette caste de privilégiés dont le mépris de la réalité est la cause des pires catastrophes, des pires souffrances, alors qu’eux s’en tirent toujours avec les grands honneurs et d'importants dédommagements. Son contre-discours est à la fois virulent, émouvant et lyrique par moments, irrésistiblement drôle en d'autres moments, comme dans le chapitre de Congo consacré à Chodron de Courcel, d’une raillerie mordante, défoulatoire, absolument jouissive.


Il faut lire Vuillard lentement, avec attention. Car ses récits sont brefs, mais le travail sur la phrase, les rythmes, les sonorités, y est important. 14 juillet me semble constituer un sommet à cet égard, mais il faudrait relire. Écriture alerte, tout en relief, jouant d'effets de contrastes entre les registres de la langue, entre l’abstrait et le concret, usant d'ellipses, surprenant avec un vocabulaire varié, imagé (« le ahan du ciel »), avec un néologisme (« regringoler »), un verbe employé dans un sens non attesté (« on l’ébroue gentiment »), un intransitif employé transitivement... Et que dire des jeux d’allitérations, comme ces k si cassants dans les premiers chapitres et qui d’abord disent si bien les misères de la foule parisienne, « les écorchures, le nique de l’insomnie, le niaque de la crevure », foule qui « croûte pour dix sous, et crapote au cabaret sa chopine d’eau-de-vie », formée d’une « nuée de décrotteurs », « dans les couloirs écartés, aux murs des baraquements, tout un grouillement de raccrochantes, de boucaneuses », foule assaillie, violemment réprimée par la cavalerie, qui « glisse contre les murs, se rencogne », mais qui aussi prend plaisir à « caillasser les argousins », et qui, à la fin, ne se rencogne plus du tout, et même se décoince furieusement, prise du désire de « tout renverser, tout jeter, sacquer, révoquer, flanquer par terre ! ». Travail sur les sonorités, disais-je : voilà une jeune victime, au patronyme qui dit tout : Petitanfant. Et voilà encore, dans Congo, « le Grand Chodron, Alphonse Chodron de Courcel », et les jumeau Goffinet…


J’ai découvert en Éric Vuillard, non seulement une affinité de regard, de sensibilité, le bonheur d’un excellent styliste, mais, plus encore, un écrivain attentif à la réalité. Et c’est un tel réconfort ! dans un époque où la désincarnation des rapports humains, où le déni environnemental, la dissonance cognitive, la radicalisation, l'idéologie, le sectarisme, la culture du divertissement, de la distraction, nous préparent rien de moins qu'une fin de civilisation.

Ce que nous disent ces récits magnifiques, c'est qu'il faut aimer. Mais qu'il n'y a pas d'amour véritable sans une attention portée à l'autre : « on est lent à voir ce qu’on aime et véritablement l’aimer [...] on ne sait pas assez aimer et pas assez voir ». Et que cette attention, ce regard ému, n'est possible que dans les contingences de la réalité.

L'amour est tout entier lié à la condition tragique de l'existence, mais le plus tragique, c'est de ne pas aimer.

What's left of Big Foot's band Library of Congress, Prints & Photographs Division, John C. H. Grabill Collection
What's left of Big Foot's band
Library of Congress, Prints & Photographs Division, John C. H. Grabill Collection





Références : 

Éric Vuillard, Congo, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2012. Livre numérique.
Éric Vuillard, La Bataille d'Occident, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2012. Livre numérique.
Éric Vuillard, Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2014. Livre numérique.
Éric Vuillard, 14 juillet, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2016. Livre numérique.
Éric Vuillard, L'Ordre du jour, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2017. Livre numérique.