Rechercher dans ma chambre

vendredi, décembre 22, 2017

Mon année culturelle 2017

Ça a débuté comme ça, en janvier, avec le père des lettres modernes, Louis Ferdinand Céline. Son deuxième roman, publié en 1936 : Mort à crédit. Lecture nostalgique, qui me ramène au temps des premiers grands émois littéraires. S’y est ajouté La Poétique de Céline, d’Henri Godard, qui qualifie cette langue inouïe d’« oral-populaire », où les propositions subordonnées sont systématiquement éliminées (aposiopèse), où le narrateur multiplie les marques de sa présence, par désir de « provoquer », dans « l’instant », la rencontre avec le lecteur et, ultimement, « manifester son existence ». Et c’est là, dans ce désir impérieux, que j’ai pu mesurer à quel point Céline est actuel, lui qui met « en évidence mieux que quiconque, par la manière dont il le satisfait, le besoin du lecteur moderne de ne plus séparer une histoire de celui qui la raconte ». De fait, à partir des années 1930, la pure fiction romanesque est frappée d’un « soupçon » dont elle ne se remettra pas. Ses personnages cessent d’être perçus comme crédibles. C’est le début d’une ère nouvelle, L’Ère du soupçon. Mais alors que Céline puise dans les événements notoirement reconnus comme autobiographiques la caution de réalité qui lui permet de s’imposer au lecteur, chez Nathalie Sarraute, « la substance vivante » est à chercher d’abord dans l’écrivain lui-même, avant d’être recréée pour ses personnages, saisis au plus près, de l’intérieur, par le moyen de la « sous-conversation ». Qu’est-ce que la sous-conversation ? Une découverte important pour moi, à l'âge de vingt ans. Elle se manifeste par « un foisonnement innombrable de sensations, d'images, de sentiments, de souvenirs, d'impulsions, de petits actes larvés qu'aucun langage intérieur n'exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience, s'assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s'échappe en crépitant de la fente d'un télé-scripteur, le flot ininterrompu des mots » ; elle constitue une « arme quotidienne, insidieuse et très efficace [permettant] d'innombrables petits crimes ». Lisez Le Planétarium, vous comprendrez.


Le deuxième moment fort de mon année 2017 m’a tenu pendant deux mois. Le 5 avril, la chronique d’Alain Farah à l’émission Plus on est de fous, plus on lit attirait mon attention sur Formage, de Nathalie Quintane. Vous dire à quel point ce recueil de poésie en prose m’a déstabilisé... Jamais rien lu de tel. Un absolu ovni littéraire. L’histoire de Roger qui se réveille un matin, et ne sait plus dire qu’un mot : « Orangina »... J'aurais dû relire, et relire encore, mais je suis plutôt fouillé dans Érudit, où j’ai trouvé, tiens, tiens, la thèse de doctorat d’Alain Farah. Quintane travaille contre la poésie – son lyrisme, sa densité – contre les idées reçues. Contre le je envahissant ; aux antipodes de l’autofiction, de l’intimité. Une violence assumée, portée par une « éthique du ratage », une « idiotie » au sens où l'entend Clément Rosset.

Clément Rosset ? C'est la surprise que me réservait la thèse de Farah, à la page 177 : Le Réel. Traité de l’idiotie. Mon mois de mai fut consacré à ce philosophe du réel, que j’ai aimé, en des passages presque jubilatoires, suivre dans ses lectures variées, allant de Tintin aux classiques gréco-latins ! Qu’est-ce que le réel, selon Rosset ? On a reproché à l’auteur de ne jamais définir le sens de ce mot, ce à quoi, dans Le Démon de la tautologie, il répond : « J’appellerai ici réel, comme je l’ai toujours fait au moins implicitement, tout ce qui existe en fonction du principe d’identité qui énonce que A est A ». Rien de vrai ne peut être dit à propos du réel qui ne soit tautologique. Le réel est « singulier », idiot : « La chose est tellement unique, se suffisant à elle-même et se renfermant en elle-même, qu’il lui manque précisément tout autre chose à partir de quoi l’interpréter : elle est cela et rien que cela, là et rien que là ». Le réel est indicible, inconnaissable, il est ce qui est.

Ce qui m'a attiré vers Rosset, c'est son attention portée au réel, contre les formes multiples de ce qu'il appelle l'illusion, et que la psychologie sociale reconnaît sous le terme de dissonance cognitive. Je cherchais une réponse à ce que j'observe tous les jours, cette rupture catastrophique, absolument désespérante, entre ce que les gens savent, voient – réchauffement climatique, destruction des espèces vivantes, de leurs habitats naturels à l'échelle de la planète, destruction de la beauté – et ce qu'ils font... Mais comment atteindre ce réel inconnaissable en étant simplement courageux, intellectuellement honnête ? Il n'est pas même jusqu'au langage qui, par sa plurivocité, ne lui fasse écran ! Je suis sorti de ces lectures moralement affecté. Mais les nombreux passages où l'auteur vibre, et nous avec lui, à la lecture de textes littéraires, vont m'y ramener. En 2018.


L'américanité s'est révélée, depuis quelques années, mon sujet de prédilection. Surtout depuis la lecture de Dalva, de Jim Harrison, en avril 2016. J'y prenais la mesure du désir du Blanc d'appartenir à cette terre d'Amérique dont il est l'usurpateur. Histoire(s) et vérité(s) me confirmait par la suite la profondeur historique de ce désir. Puis, il y a trois mois, Le Mythe américain dans les fictions d'Amérique, de Jean Morency, m'a montré que ce désir d'appartenance, inscrit dans la psyché, hante de nombreux romans d'ici, qu'il s'agisse de Nathaniel Hawthorne, James Fenimore Cooper, André Langevin, Jean-Yves Soucy... Empruntant à l'historien et mythologue Mircea Eliade, Morency définit le mythe américain comme une histoire paradigmatique racontant « comment des hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire dans les temps primordiaux [...] se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec l’Indien, et en revenir finalement transformés ».

L'Indien. Figure centrale de l'américanité. Figure-clé de l'appartenance. Éric Vuillard, dans son magnifique Tristesse de la terre, montre comment l'imaginaire de l'Indien se nourrit du cadavre encore chaud de l'Indien réel, historique. Le Wild West Show de Buffalo Bill Cody, qui aujourd'hui ferait scandale, participe de la même appropriation culturelle, identitaire qui se trouve à l'œuvre dans Dalva. Harrison peut bien se montrer sensible au sort des Sioux, dépossédés, exterminés, son roman n'en utilise pas moins la figure instrumentale de l'Indien à des fins personnelles qui rejoignent le grand désir mythique du Blanc. Piège dans lequel ne tombe pas Vuillard, qui ne laisse jamais la fiction jouer de ses artifices, de ses falsifications. Tristesse de la terre ne perd jamais de vue l'Indien réel, historique.


Tristesse de la terre est d'ailleurs une de mes plus belles découvertes de l'année. Et j'y retrouve le même soupçon à l'égard de la fiction. Soupçon qui pousse Céline vers ce que nous appelons aujourd'hui l'autofiction, et Vuillard vers le « récit ». Faut-il dès lors s'étonner que leurs démarches misent tant sur le rapport au lecteur, sur cet instant éphémère de la rencontre ? Instant éphémère, conscience du temps... À la pensée de la mort, qui ne quitte jamais Céline, répond la quête de Vuillard qui cherche « quelque chose éperdument. Mais quoi ? Peut-être rien. Juste le sentiment du temps qui meurt, des formes qui défaillent ».

Mes lectures en 2017


Références : 
Farah, Alain, (2009), « La Possibilité du choc. Invention littéraire et résistance politique dans les œuvres d'Olivier Cadiot et de Nathalie Quintane » (thèse de doctorat, UQAM, Canada). 
Godard, Henri, La Poétique de Céline, Paris, Gallimard, 2014 (1985), 490 p.
Morency, Jean, Le Mythe américain dans les fictions d'Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulain, Montréal, Nuit blanche éditeur, coll. « Terre américaine », 1994, 259 p.
Quintane, Nathalie, Formage, Paris, P.O.L, 2003, 208 p.
Rosset, Clément, Le Démon de la tautologie, Paris, Minuit, 1997, 96 p.
Rosset, Clément, L'objet singulier, Paris, Minuit, 1979, 112 p.
Rosset, Clément. Le Réel. Traité de l'idiotie. Paris, Minuit, 2004 (1978), 192 p.
Sarraute, Nathalie, L'Ère du soupçon, Paris, Gallimard, 1956, 160 p.
Vuillard, Éric, Tristesse de la terre, Paris, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », 2014, 176 p.

samedi, décembre 16, 2017

Une éthique de l'attention

À la nouvelle de la mort de Sitting Bull et du massacre de Wounded Knee, en décembre 1990, Buffalo Bill, alors en tournée en Europe, revient aux États-Unis. Arrivé sur les lieux, voyant « la plaine jonchée de chariots calcinés, avec de toutes parts une nuée de cloportes, de chasseurs de trésors, maraudeurs à la recherche d’objets indiens », il comprend qu'il n'y a pas eu là une bataille. Il récupère la cabane où vécut le chef lakota jusqu'à ce qu'on lui tire à bout portant une balle dans la nuque, et son cheval, afin de les utiliser dans un sketch de son Wild West Show ; il « récupère » de même quelques Lakotas affamés, survivants de Wounded Knee.

Rien n'illustre mieux cette transformation de l'Indien réel, bien vivant, en Indien imaginaire, mort culturellement, quand ce n'est pas physiquement. Le spectacle se nourrit de la mort et de l'oubli. Sur la scène immense du Wild West show qui triomphe alors en France, la « bataille » de Wounded Knee est rejouée, dans une version qui n'a plus rien à voir avec la réalité : les Indiens n'y sont pas affamés, affaiblis et vulnérables, mais de redoutables guerriers qui s'élancent sur les soldats américains en poussant leur cri – le fameux cri sioux inventé par Buffalo Bill : des whoo ! whoo ! stridents, produits en tapotant la bouche avec la paume de la main...

Vuillard cependant ne condamne pas l'immoralité choquante de Buffalo Bill. Puisque Buffalo Bill lui-même n'existe pas, n'est pas un être humain, mais un produit de marketing, une forme éphémère bientôt emportée dans l'oubli. L'être moral William Cody n’a décidé ni de son surnom, ni de son histoire. Il a commencé de mourir le jour où son double mythique est apparu dans un roman, puis sur la scène d'un théâtre. Finalement, Cody accepta de jouer son propre personnage, auquel il a finira par s'identifier. Ainsi s'est-il « perdu dans son éternité », cette éternité de la représentation, lorsqu'il est sur scène, sous le regard des spectateurs, qui le coupe de son passé, de sa réalité, de tout ce qui fonde son humanité. Car la représentation, une fois éteints les projecteurs, se poursuit en dehors de la scène. Désormais il n'y aura plus que Buffalo Bill, livré à l'angoisse, « guetté par le néant ».

Tristesse de la terre
n'est pas un réquisitoire contre la violence colonisatrice, c'est un regard indigné porté sur notre civilisation du spectacle. Buffalo Bill est la quintessence de l'Amérique, son Wild West Show est un reality show. C'est pourquoi il faut d'authentiques Indiens : pour que les spectateurs puissent s'abandonner à l'illusion de réalité. « Le reality show n’est donc pas, comme on le prétend, l’ultime avatar, cruel et possessif, du divertissement de masse. Il en est l’origine ; il propulse les derniers acteurs du drame dans une amnésie sans retour ». Le spectacle, en tant que rapport au monde, se dresse entre nous et l'Histoire, la vérité, la réalité. Vuillard évoque également le Luna Park, avec sa « Venise de bazar », ses faux châteaux forts, de même que l'Exposition universelle de 1893, à Chicago : « Les photos en noir et blanc que nous en avons donnent l’illusion d’une ville extraordinaire, aux palais bordés de statues et de jets d’eau, aux bassins où descendent lentement des escaliers de pierre. Pourtant, tout est faux ».

Ce constat amène une pratique d'écriture caractérisée par le refus de l'illusion mimétique à la base de la fiction littéraire. C'est là ce qui la distingue du roman historique. Refus de décontextualiser l'événement, de l'insérer dans une trame narrative où le « temps des mots, compact ou liquide, impénétrable ou touffu, dense, étiré, granuleux, pétrifie les mouvements, méduse ». Sur la photo ci-dessous, où il serre la main de Sitting Bull, Buffalo Bill apparaît en effet « pétrifié », figé, torse bombé, dans l'éternité de la représentation. Il n'en sortira plus. Personne n'en sort plus. C'est pourquoi Vuillard écrit, plutôt que des romans, des « récits » où la narration ne fait jamais écran à la réalité. Réalité qui est d'abord celle d'une rencontre éphémère, fragile, incertaine, dans le présent du récit, entre l'écrivain et son lecteur. Celui-ci est invité à réfléchir sur des événements historiques, des faits oubliés, parfois anecdotiques, toujours chargés de sens. Des faits minuscules, sur lesquels Vuillard se penche, comme Wilson Bentley photographiant avec une infinie attention des flocons, des gouttes de rosée sur les pattes des sauterelles. « Et pendant que Buffalo Bill, de ville en ville, lève son stetson dix fois, cent fois, dans le ronron des applaudissements, Wilson découvre une infinie variété derrière ce qu’il croyait semblable ». Ce ronron, c'est le ronron du Même, qui ravale toute altérité, toute diversité, et auquel Vuillard oppose l'impératif de l'attention la plus soutenue, car « [o]n ne voit jamais assez », pour découvrir William Cody derrière Buffalo Bill, et derrière la figure stéréotypée de l'Indien, les Indiens, tous uniques comme les flocons. S'il est vrai que « la photographie tue tout ce qu’elle attrape », comme la pensée, comme la représentation, une éthique de l'attention délicate, de la patience, de l'ouverture, peut en prévenir les effets aliénants. Si la neige recouvre d'un linceul d'oubli les corps des Lakotas massacrés à Wounded Knee, elle peut aussi bien révéler à l'observateur persévérant la variété infinie des formes de ses flocons.

Beauté de l'éphémère. Désir de le capter par le regard, la pensée. Vuillard, comme Bentley, semble chercher « quelque chose éperdument. Mais quoi ? Peut-être rien. Juste le sentiment du temps qui meurt, des formes qui défaillent ».

Sitting Bull et Buffalo Bill.
II-83126, Wm. Notman & Son, © Musée McCord

Références : 

Éric Vuillard, Tristesse de la terre, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », Paris, 2014. Livre numérique.
Éric Vuillard, L'Ordre du jour, récit, Arles, Acte Sud, coll. « Un endroit où aller », Paris, 2017. Livre numérique.

dimanche, décembre 03, 2017

Mythe américain dans les fictions d'Amérique. Résumé

L'américanité est un thème important des fictions du Québec et des États-Unis. Preuve que, vivant sur le même continent, nous faisons face aux mêmes problèmes, au premier rang desquels figure la lancinante quête d'appartenance de l'homme blanc à ce continent. Dans Histoire(s) et vérité(s), Thomas King, écrivain d’origine cherokee, grecque et allemande, raconte qu'en 1773, lorsque les insurgés de ce qui par la suite serait appelé le Boston Tea Party, prirent d'assaut le Darmouth, ils étaient déguisés en Mohawks. Deux siècles plus tard, le même désir est toujours à l'œuvre dans Dalva, de Jim Harrison, où la lignée des Northridge, dont l'enracinement en sol américain est fragilisé, n'a que pour unique descendant, voie de perpétuation, un métis. C'est d'ailleurs ce roman qui m'a mené à la lecture du Mythe américain dans les fictions d'Amérique, de Jean Morency. 1 Cet essai, à travers l'analyse d'une vingtaine de romans, de treize auteurs, 2 montre que les mêmes éléments mythiques travaillent l'imaginaire littéraire des Américains et des Québécois.

Empruntant à l'historien et mythologue Mircea Eliade, Morency définit le mythe américain comme une histoire paradigmatique racontant « comment des hommes, aux temps héroïques de l’exploration du continent, c’est-à-dire dans les temps primordiaux – in illo tempore, comme dirait l’historien des religions – se sont arrachés à un monde caractérisé par la stabilité, ou imaginé en tant que tel, pour s’enfoncer dans l’espace américain, à la recherche d’un éden ou d’une utopie, pour s’y retrouver face à face avec l’Indien, et en revenir finalement transformés » (p. 12). Élément central, ici : la dynamique transformationnelle. Le mythe a pour fonction de lui donner son impulsion. Au départ, prévaut une situation statique, bloquée, marquée par le conflit entre deux principes s'incarnant dans deux types de personnages -- ou deux volontés à l'intérieur d'un même personnage : le sédentaire -- qui peut être paysan, villageois ou capitaliste urbain -- opposé au nomade ensauvagé, vivant de la chasse, parcourant les vastes espaces de l'Ouest américain ou du Nord québécois. Dans presque toutes les variantes retenues par l'auteur, le nomade apparaît comme une figure sacrificielle : tout en fuyant la vie sédentaire, il permet de la mettre en mouvement, l'arrache à son statisme pour ensuite mourir (comme François Paradis dans Maria Chapdelaine, Natty Bumppo chez James Fenimore Cooper) ou disparaître dans la nature (comme Mathieu Bouchard dans Un Dieu chasseur)

Le nomade ne pourrait toutefois exister, et tenir son rôle transformationnel, sans la figure centrale de l'Indien. Cet Indien, plus qu'un personnage fictif, est « une force émanant de l’esprit des lieux » (p. 202), et permettant aux colons européens de devenir des « Américains ». Mais ce passage d'une identité à une autre dans la première moitié du XIXe siècle ‒ un siècle plus tard au Québec 3 ‒ n'est jamais facile, et surtout, n'est jamais acquis. L'imaginaire doit sans cesse réactiver le mythe afin que soit rétablie l'assise américaine de l'identité du Blanc. C'est ce que montre, en dehors du corpus étudié ici, un roman comme Dalva. Le passage à la nouvelle identité est d'autant moins acquis que le Blanc, mobilisé par l'appel de l'utopie, n'a de cesse de détruire la nature sauvage, s'éloignant du coup de l'Éden, de la pureté fantasmée de l'Amérique originelle et régénératrice, dont l'expérience précisément le différencie de l'Européen. Ainsi s'expliquerait « le caractère de lutte, de déchirement, de division de la conscience, qui semble constitutif de l’expérience de l’homme dans le Nouveau Monde, tant au Québec qu’aux États-Unis » (p. 16-17). Cette division, au Québec, « se trouve exacerbé par le souvenir lancinant de l’Amérique française » (p. 229).

L'expérience imaginaire du Blanc en Amérique, comme nous le voyons, se caractérise par un dualisme très marqué, facilement repérable dans les œuvres. Les images, les symboles, les mythèmes s'organisent selon trois ensembles de structures que Morency, à la suite de Gilbert Durand, définit comme autant d'attitudes « devant la fuite du temps : une attitude de révolte, [ structures héroïques ] où le temps prendra un visage terrifiant que le sujet tentera d’exorciser par des images de purification et de séparation ; une attitude de mystique, [ structures mystiques ] où le sujet cherchera plutôt à emprisonner la fuite du temps dans des espaces intimes et secrets ; une attitude de progrès, [ structures synthétiques ] qui visera à intégrer cette même fuite dans un système cyclique » (p. 24). Ces trois ensembles de structures se regroupent « sous deux grands “ régimes ” de l’imaginaire, l’un qualifié de diurne, marqué par l’antithèse, l’autre de nocturne, caractérisé par l’euphémisme et les figures cycliques » (p. 24)

Le régime diurne privilégie l'individu, la figure masculine du nomade, la nature, les grands espaces ouverts de l'Ouest américain ou du Nord canadien, la pureté de l'éden, la lumière ouranienne, le regard, les éléments verticaux, alors que les structures mystiques du régime nocturne s'exprimeront à travers l'attachement au groupe, la figure du sédentaire, de la femme, la culture (la civilisation), les espaces fermés (le « vallon endormi » chez Washington Irving, le vieux Volkswagen du narrateur de Volkswagen blues), les sensations corporelles (que procurent les couleurs, les textures, la matière)... Le mythe, pour mettre en récit ces éléments conflictuels et refaire l'unité, s'appuie sur les structures synthétiques, repérables dans les œuvres, notamment, dans les schème cyclique du retour vers les origines, de l’éternel recommencement (chez Gabriel Roy), dans les processus d'euphémisation et d'inversion des valeurs, comme celui qui, dans La Lettre écarlate, transforme la forêt, lieu de perversion, en source d’espoir, de liberté, de possibilités infinies ; de même, dans Maria Chapdelaine, à travers le personnage de Laura, mère de Maria, s'exprime à un second degré une pensée qui « lassée de l’éternel combat contre les visages du temps, essaie de gommer les antithèses en les remplaçant par une rêverie axée sur l’euphémisation de la matière, laquelle, de terrifiante (la nature sauvage, la barre sombre de la forêt) devient synonyme de douceur, de paix et de profondeur, par l’intermédiaire des images de la terre, de la chaumière, de l’étable, etc » (p. 122).


Morency n'établit aucune distinction en le mythe américain et le concept d'américanité. Au-delà du désir d'appartenance, du sentiment d'espace, d'une certaine énergie canalisée dans l'usage de clichés, il y a pourtant une très grande différence entre, par exemple, l'américanité chez Dany Laferrière – urbanité, jazz, rapports de pouvoir entre Blancs et Noirs, riches et pauvres, hommes et femmes – et celle qui se dégage des œuvres étudiées ici. Le thème de l'américanité déborde le mythe. Il est par ailleurs décevant de constater que l'auteur n'accorde pas la moindre attention aux fictions d'Amérique latine, sans nous éclairer quant aux raisons méthodologiques de cette exclusion. À l'inverse, le fait d'inclure dans son corpus québécois des romans antérieurs à la Révolution tranquille (Maria Chapdelaine, Menaud maître-draveur, Le Survenant, La Montagne secrète, La Route d'Altamont), n'est pas sans créer un problème de périodisation (voir la note 3). Mais ce choix se comprend, à considérer l'apport de ces romans à la mythanalyse de l'américanité.

Cet essai n'en demeure pas moins convaincant, et très utile en cela qu'il nous fournit les clés donnant accès à une autre lecture, une autre compréhension, plus profonde, des romans d'ici.
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1. Morency, Jean. Le Mythe américain dans les fictions d'Amérique. De Washington Irving à Jacques Poulain. Nuit blanche éditeur, Montréal, 1994, 264 p.
2. Washington Irving, James Fenimore Cooper, Nathaniel Hawthorne, Herman Melville, Louis Hémon, Félix-Antoine Savard, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy, André Langevin, Jean-Yves Soucy, Robert Lalonde, Julien Bigras, Jacques Poulin.
3. Morency lie la résurgence du mythe américain dans la littérature nord-américaine à une « autonomisation culturelle » (p. 10), à l'éveil d'une « conscience nationale » (p. 62) indissociable de la naissance de l’État-nation. Mais, lorsque paraît en 1913 Maria Chapdelaine, les Canadiens français sont conscients depuis longtemps de leur identité propre – même si leur littérature n'est pas encore affranchie de l'ascendant français – mais cette conscience ne prend pas assise sur un État-nation. Il aurait peut-être été moins incohérent de se limiter aux œuvres de la période postérieure à 1960, marquée par une autonomisation culturelle et une affirmation nationaliste.