Le 12 février dernier, j'étais tout en émoi, je voyais des liens partout, notamment « une parenté d'esprit entre Émile Cioran et Clément Rosset, ce dernier lui ayant même consacré un essai : La Force majeure ». J'ai vraiment écrit ça ! Eh bien non. Je viens de terminer la lecture de cet essai, et, s'il est vrai que les deux philosophes s'accordent sur le constat de « l’égale et morne insignifiance de toute chose », en revanche ils s'opposent quant à la manière d'échapper à cet état de fait. Alors que Cioran ne voit d'issue que dans le suicide (la vie, un « état de non-suicide », écrit-il dans Précis de décomposition), Rosset, lui, table sur la joie, la « béatitude » nietzschéenne, laquelle tire sa force du réel, c'est-à-dire de ce qui, précisément, ne peut que la contrarier.
L'essai de Rosset ne porte pas sur Cioran, sauf pour un post-scriptum d'une dizaine de pages, mais sur Nietzsche, sur la béatitude – la joie, la « gaieté » – nietzschéenne. Celle-ci, définie comme l'« allégeance inconditionnelle à la simple et nue expérience du réel », constituerait le cœur de la pensée nietzschéenne. C'est, en effet, « si, et seulement si, un concept relève d’une béatitude absolue qu’il peut être reconnu comme spécifiquement nietzschéen. Les thèmes du surhomme, de l’éternel retour, de la volonté de puissance […] n’ont de sens que pour autant qu’ils constituent des expressions tardives et hasardeuses de la béatitude, thème central et constant de la pensée de Nietzsche, je dirais volontiers thème unique ». Lier la béatitude à l'expérience du réel ne peut que soulever une immédiate objection, dans un monde où l'existence est livrée à la souffrance, au hasard, et ne compte pour rien dans l'ordre infini de l'univers. Tel serait le problème fondamental de la philosophie de Nietzsche : « Comment est possible la transfiguration de la souffrance en épreuve positive de l’affirmation ? » Je n'ai pas été étonné de ne trouver, dans ce cour essai, de réponse définitive à cette question.
Pour autant, sa lecture n'en est pas moins intéressante. Elle m'introduit à des écrits, une pensée, qui ne m'étaient pas familiers. Nietzsche lu par Rosset ressemble étonnamment à… Rosset. Le philosophe allemand s'y montre tourné lui aussi vers le réel, lequel serait seul à pouvoir apporter une légitimité (morale ?) à la réflexion philosophique.
La béatitude, dans son approbation inconditionnelle, s'adresse au réel, tend vers lui. C'est ainsi qu'elle rend possible le « gai savoir », qui est savoir « du non-sens, de l’insignifiance, du caractère non signifiant de tout ce qui existe », et qui ne saurait être « recevable en conscience sans l’autorisation d’une absolue béatitude, laquelle, ne posant aucune condition à l’exercice du bonheur, n’impose – et est seule à n’imposer – aucune limitation à l’exercice du savoir ». Telle est la force de la béatitude nietzschéenne ; elle rend inoffensive, et ce en toute connaissance de cause, la pensée du réel.
En cela, le gai savoir s'oppose au rationalisme de type platonicien, à l’ensemble des « faux savoirs », savoirs tristes, qui ne peuvent admettre le réel tel quel, dans sa singularité, sans lui superposer l'illusion d'un sens qui lui serait inhérent.
Si Rosset demeure silencieux quant aux moyens d'accéder à cette force de la béatitude, il fournit en revanche un critère, un révélateur du désir humain. C'est l'idée de l'éternel retour : « Le bon accueil à l’idée de retour éternel est la marque la plus indiscutable de la joie aux yeux de Nietzsche, qui définit lui-même cette idée, dans un passage d’Ecce Homo, comme « la forme la plus haute d’acquiescement qui puisse être atteinte » et l’expression de « la passion du oui par excellence ». Dit autrement : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour ».
Dans son post-scriptum consacré à Cioran, Rosset rappelle que, pour le philosophe d'origine roumaine, « la conséquence la plus dure de la chétivité de toute existence par rapport à l’infini est l’interdiction qui s’ensuit de constituer quoi et qui que ce soit en objet d’amour ou d’intérêt ». C'est « pourquoi Cioran professe que l’existence est une honte, une humiliation sans possibilité de recours ou de rachat, un paradoxal amoindrissement pour l’homme qui troque en naissant un potentiel infini contre l’« immonde fragilité » de l’existence ». À cette conscience tragique, qui ne voit d'autre issue à l'existence que le suicide, Rosset ne trouve guère à répondre, sinon à réaffirmer, dans une conclusion magnifique, l'hypothèse « d’une satisfaction totale au sein de l’infime même […] Hypothèse absurde et indéfendable, répète inlassablement Cioran. Mais c’est justement là le propre de la joie de vivre, et je dirais son privilège, que de s’éprouver comme parfaitement absurde et indéfendable : de demeurer allègre en pleine connaissance de cause, en complète possession des vérités qui la contrarient davantage ».
Références :
Cioran, Emil, Précis de décomposition, Paris, Gallimard (coll. « Tel »), 1977 (1949), 266 p. Livre numérique
Rosset, Clément, La Force majeure, Paris, Minuit (coll. « Critique »), 2014 (1983). Livre numérique
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