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mardi, janvier 26, 2021

La disparition de la réalité

Le 6 novembre dernier, au journal Les Échos, l’écrivain Jean-Philippe Toussaint déclarait : « En vieillissant, je me rends compte que je me rapproche de plus en plus du monde réel ».

Déclaration qui m’a laissé pensif. Dans un essai paru huit ans plus tôt, l’auteur évoque déjà, à travers la notion d’« urgence », la nécessité pour l’écrivain de « plonger, très profond, prendre de l’air et descendre, abandonner le monde quotidien derrière soi et descendre dans le livre en cours, comme au fond d’un océan », afin de se donner « la distance idéale pour restituer le monde, pour retranscrire, dans les profondeurs mêmes de l’écriture, tout ce que nous avons capté à la surface ». Ce passage me rappelle l’écriture « intransitive » dont parle Barthes, mais n’est pas très éclairant quant à l’énoncé de départ. En quoi peut bien consister une écriture plus proche du monde réel ? J’avoue que je n’en sais rien. L’écrivain peut bien viser la réalité, son effort n'en produit qu’une représentation, qui paraîtra plus ou moins fidèle, selon le lecteur, ses connaissances, préjugés, valeurs… 

Voici trois chemins par lesquels un roman peut nous ramener à la réalité, une certaine réalité. J’appuierai mon commentaire principalement sur la lecture de La Disparition du paysage, du même Toussaint, parce que ce court texte a été publié à peu près en même temps que la déclaration aux Échos, et que je m’attendrais à y déceler les signes du rapprochement susmentionné. 

Le chemin le plus direct nous réfère à divers éléments du monde réel. Il y a deux niveaux. Le premier concerne des éléments particuliers, uniques, vérifiables. Ainsi Toussaint a imaginé un narrateur qui, comme lui, a une femme prénommée Madeleine, a écrit un roman se passant au Japon, habite tantôt à Bruxelles, où s’est produit un attentat terroriste le 22 mars 2016, tantôt à Ostende, ville côtière dont il évoque la digue, la plage, la mer, le casino... L’exemple ultime de ce rapport des mots à la réalité nous est donné par Georges Perec et sa Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. Perec s’installe à la Place Saint-Sulpice (Paris) et décrit tout ce qu’il voit. Une sorte d’instantané (infra)littéraire, témoignant du désir d’un usage univoque des mots, où chacun d’eux renvoie à un seul élément de la réalité, ou même, devient lui-même un objet réel, comme ces slogans publicitaires, ces marques de commerce que Perec incorpore à son texte au fur et à mesure qu’il les aperçoit sur les véhicules, les affiches. Le second niveau concerne des éléments qui donnent corps à l'histoire, mais sont présentés dans leur caractère général : une table, une fenêtre, un ordinateur, un logement, une infirmière… 

Le deuxième chemin est indirect. Le monde nous est restitué par une écriture « intransitive », dont le paradoxe, nous dit Barthes, est qu'en se repliant sur elle-même, elle acquiert un caractère « médiateur », suscite une « interrogation au monde » : « Quel est le sens des choses ? ». Question sans réponse qui, dans La Disparition du paysage, laisse appréhender une certaine actualité : confinement (du narrateur dans un appartement à Ostende) ; anomie sociale (narrateur qui n’a « plus aucun repère à présent ») ; virtualisation du monde, alors que le narrateur perd la faculté de distinguer ce qui est réel de ce qui est imaginaire ; et même, crise environnementale, avec cette disparition du paysage, cette « marée de béton qui monte à la verticale » à des fins mercantiles.

Le troisième chemin ne mène pas à la réalité comme telle. Il nous ramène au texte, et au thème de la réalité, ou plutôt, de la perte de contact avec la réalité. Je me limiterai à quelques observations. Pour le narrateur forcé à l’inactivité, il ne s’agit tout d'abord que d’un simple acte de survie mentale : « [M]on esprit a pris le large et, porté par le vent et les embruns, entraîné par le grand air et le sable qui fuit en rampant sur la plage les jours de tempête, je parviens à m’abstraire de la réalité où je suis encalminé depuis des mois ». Mais, bientôt, la réalité commence à lui échapper : « [J]e ne sais pas si ces images mentales angoissantes correspondent à une réalité que j’ai vécue ou si elles ne sont que le fruit de l’imagination morbide que je ressasse ici à Ostende depuis des mois ».

Le narrateur subit, à deux reprises « une intrusion intolérable du réel dans [s]on univers personnel » : la première lors de l'attentat qui l’envoie en convalescence dans un appartement à Ostende ; la seconde, avec la construction d'un étage supplémentaire au casino devant sa fenêtre, ce qui lui obstrue la vue du paysage et le conduit au stade final de son retrait : « Je n’ai plus aucun repère à présent, je suis emmuré dans ce tombeau, et j’ignore si l’extérieur est devant moi ou au-dessus de moi, et même s’il y a encore un extérieur ». 

Il y a, donc, un paradoxe, puisque ce sont ces intrusions qui déclenchent le processus morbide de perte de contact avec la réalité. Processus, en outre, surdéterminé par celui de l’écriture elle-même, qui demande elle aussi un retrait du monde : « Même dans le brouhaha d’une foule, même dans la rumeur des transports en commun, je parviens à me réfugier dans mon monde intérieur. Où que je sois, je réussis à m’éloigner du lieu où je me trouve physiquement pour bientôt ne plus exister que mentalement ». 

La convalescence à Ostende montre un narrateur-écrivain à « l’imagination morbide », pour qui l'observation de la réalité ne suffit pas. Avant même que sa vue du paysage ne soit obstruée, le narrateur voit « des paysages asiatiques, des villes japonaises [...] se superposer à la plage réelle » ; « ces visions, ces hallucinations ne sont peut-être que de simples réminiscences de mes livres ». Par la suite, le brouillard surgit, puis le « mur de béton aveugle ». 

En somme, la perte de contact est progressive. Elle aboutit à la mise sur un même plan de toutes les images (souvenirs, rêves, scènes de roman écrit des années auparavant, scènes aperçues par la fenêtre, images mentales) ; la frontière entre l'intérieur et l'extérieur s'estompe. 

Il convient de distinguer dans cette œuvre le percept visuel de l’auditif. Le premier, surinvesti, ne permet pas un ancrage stable dans la réalité. La fenêtre « est un tableau, un rectangle parfait encadré par les châssis dormants en bois brun des travées », le paysage y apparaît comme une surface, s'y trouve comme déjà irréel. Le second, au contraire, ne compte qu’une seule occurrence significative : une alarme de téléphone, qui introduit la troisième intrusion de la réalité, mais celle-ci bénéfique puisque permettant au narrateur de retrouver la mémoire des faits vécus (l’attentat de Bruxelles), et, dans un clash ultime, d'accéder à une compréhension objective de sa situation au moment même où la réalité cesse de lui être accessible.

Court texte, écrit dans une langue soignée, sobre, La Disparition du paysage ne fournit aucun indice d’une proximité accrue de l'auteur avec le monde réel. Le narrateur, en l'absence de repères, erre dans un monde indifférencié d'images mentales. Quant au thème de l’écriture, qui aurait pu nous renseigner, il est au contraire associé à une perte progressive de contact avec le monde extérieur. Il est vrai que, par là, le texte rejoint – mais indirectement – la réalité de notre époque de déni complotiste, de post-vérité, de virtualisation, dans laquelle nous entrons avec anxiété. 

  
Roland Barthes, « Écrivains et écrivant », dans Essais critiques, Paris, Seuil, 2002 (1964). Livre numérique.
Jean-Philippe Toussaint. La Disparition du paysage, Paris, Minuit, 2021. Livre numérique.
Jean-Philippe Toussaint, L'Urgence et la patience, Paris, Minuit, 2015 (2012). Livre numérique.