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lundi, mai 25, 2020

Le cycle Némésis, de Philippe Roth, et la mort

En janvier 2017, j'ai lu Indignation, deuxième volet du cycle Némésis. Puis, la semaine passée : Le Rabaissement, et Un Homme ; et cette semaine : Némésis, qui a donné son nom au cycle. Il s'agit des quatre derniers romans de Philip Roth, publiés entre 2007 et 2012. Romans où la mort (le vieillissement, la maladie, la souffrance), et plus encore la peur de la mort, sont très présentes.

Chez Roth, il n'y a pas de réponse satisfaisante au problème de l'existence. L'athéisme affirmé d'Un Homme ouvre à la survalorisation du corps, lequel, envahissant le champ de l'expérience, ne laisse pas de place à l'autoréflexion, puis, frappé par la maladie, déclinant dans sa vitalité, livre le protagoniste à l'angoisse de la mort. 

Quant à la foi, elle aboutit toujours à la même impasse : si Dieu existe, comment peut-Il permettre le Mal, en l'occurrence, dans le roman Némésis, l'épidémie de polio qui frappe les enfants juifs de Newark. La tradition juive offre évidemment une réponse à cette question, mais celle-ci, vieille de plus de 2000 ans, ne saurait être entendue par une communauté largement sécularisée. Face à l'épidémie, Bucky Cantor n'a d'autre réponse que la mise en accusation de Dieu, et l'autoaccusation : se révélant à la fin lui-même atteint de cette maladie, il s'accuse d'avoir contaminé les enfants dont il avait la responsabilité à titre de professeur d'éducation physique, il s'est fait la « flèche invisible » ¹ de Dieu, lui dont le sport favori se trouve justement être le lancer du javelot. Cette solution, extrêmement souffrante sur le plan moral, a le mérite de préserver l'essentiel, soit la possibilité d'un sens de l'existence : « Il faut qu’il convertisse la tragédie en culpabilité. Il lui faut trouver une nécessité à ce qui se passe. Il y a une épidémie, il a besoin de lui trouver une raison ». ²

La troisième réponse apparaît comme une sorte d'hybride problématique des deux premières. Marcus Messner, le narrateur juif d'Indignation, nous raconte son histoire depuis l'au-delà. Donc, l'au-delà existe, qui est sans espace et sans durée, mais Dieu en est absent, remplacé par une conscience strictement individuelle qui ne subsiste qu'en tant qu'acte de remémoration, en tant que « jugement sans fin [où] vos actions sont tout le temps jugées, de façon obsédante, par vous-même »…


Si les personnage du cycle Némésis semble si désespérés devant le problème de l'existence, c'est que celui-ci se trouve exacerbé par l'événement traumatique qu'est la Shoah, le Mal dans toute sa puissance. L'angoisse de Bucky Cantor, tout comme son autoculpabilisation, visent, au-delà de l'épidémie de polio, le génocide perpétré par les nazis et la survivance même de l'identité juive. De même, il n'est pas anodin que la remémoration éternelle de Marcus Messner fasse l'impasse sur les déportations, les chambres à gaz, et sur mille ans de persécution chrétienne. Passé refoulé, auquel les protagonistes du cycle Némésis, athées ou non, peuvent d'autant moins échapper. D'où qu'ils nous apparaissent si vulnérables, agis par des forces qui les dépassent, du fait de leur incapacité d'assumer un passé, une intransigeance, un appel transmis depuis le fond des âges. « Pourquoi cette hantise de la mort ? » ³, demande l'un d'eux, en prenant bien soin de ne pas chercher la réponse.


De passage à l'émission La grande librairie ⁴, Alain Finkielkraut raconte cette anecdote : peu avant son mariage, il se retrouve, lors d'une soirée, face à un rabbin qui lui dit : « J'aimerais vous marier ». Finkielkraut, sans doute un peu embarrassé, lui répond que la chose pourrait être difficile, vu que sa femme n'est pas entièrement juive. Le rabbin, pourtant libéral, a alors cette réplique : « L'assimilation, c'est une forme d'extermination douce ».

Terrible accusation, que Roth, ami de Finkielkraut, a inséré dans La Contrevie, mais qui hante aussi bien ses quatre derniers romans, lui qui était très attentif aux questions de la filiation, de l'identité, de la judéité. Et qui a lui-même été traité d'antisémite par des rabbins de sa communauté, après la publication de Portnoy et son complexe, comparé à Mein Kampf.  



1. Philip, Roth, Un Homme, Paris, Gallimard (« Folio »), 2007, 192 p., p. 60
2. Idem, p. 63
3. Idem, p. 40
4. Épisode du 24 mai 2018