C'est quelque chose que j'aurais aimé faire : raconter la vie de mes parents, grands-parents. Les questionner, recueillir des anecdotes, témoigner pour eux de ce temps qui aujourd'hui disparaît dans l'oubli. La narratrice de ce roman, quant à elle, s'intéresse surtout à sa mère, Jackie, femme libre, refusant de « s'intégrer à quoi que ce soit », 1 vivant « dans la bulle de son présent » (p. 31), dans une spontanéité ignorant les traditions. Une « enfant estivante » (p. 50) nullement apte à la maternité, et qui s'y trouvera malheureuse, durant les années passées à la station balnéaire d'Arcachon, jusqu'à la mort de son mari. Souvenirs de la marée basse consacre une vingtaine de ses quarante-cinq courts chapitres à l'enfance de la narratrice, Chantal, à Arcachon. Pourquoi « marée basse » ? Parce que là, sur la batture, est le « mystère de la plage », là, le « chemin de hasard » et d'aventure, là, les mille cueillettes, les jeux.
Mais cette marée basse laisse voir une autre signification, plus profonde que le simple motif nostalgique. À son niveau le plus bas, nous dit la narratrice, « par le jeu de la marée montante, c’est la mer aussi qui vient à ma rencontre » (p. 185). Omniprésence de la mer, dans cette histoire et, aussi bien, de la mère. Celle-ci ne vit que pour nager, activité qui l'isole du monde, affirme sa marginalité. Enceinte de la narratrice, la voilà pratiquant son crawl dans le lac Paladru, à Charavines : « Jour après jour, elle s’abandonne à l’eau du lac et moi au liquide amniotique. J’habite son rythme. Ensemble, nous flottons » (p. 31). Cet état de plénitude ne pouvait pas durer. Le bassin d'Arcachon peut bien évoquer la clôture intra-utérine, lorsque l'enfant, confiée aux soins de la grand-mère, retrouve ses parents quelques années plus tard, elle découvre une mère dépressive, instable, peu structurante, et tente de s'en protéger. La plage offre une échappatoire idéale, tout comme l'eau qui, en même temps, maintient le lien, car la fille, elle aussi, aime nager. Ainsi, tout au long du récit, au-delà de leur « mutuelle étrangeté » (p. 158), l'eau les lie.
C'est ce que j'ai aimé de ce personnage de la narratrice. Tout son récit, le fait même d'écrire, de narrer de manière structurée, de s'intéresser au passé, aux faits précisément datés, tout cela est une réponse aux lacunes maternelles. Sa mère qui « à la mort des êtres, à la destruction des choses, voudrait pouvoir ajouter l’effacement des noms » (p. 153), et pour qui l'écriture n'est valable que sous forme sténographique (« des phrases réduites à quelques signes commodes » (p. 138). Chantal déménage fréquemment, d'une région à une autre, d'un pays à un autre, mais cette instabilité est compensée par l'écriture, et par un souci permanent de se situer dans le temps, de placer des repères, comme en témoigne le passage suivant : « Ma mère est née le 16 septembre 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Très exactement trois mois après la signature du traité de Versailles (28 juin 1919, dans la galerie des Glaces, tout près donc de leur appartement de la rue Sainte-Adélaïde) » (p. 64). Ce « très exactement » si appuyé vise évidemment la mère. Mais, en même temps, et de manière contradictoire – là est l'intérêt de ce roman –, l'écriture, comme l'eau, est aussi un moyen pour la narratrice de maintenir le lien. Elle est un geste d'ouverture. La fille vit, certes, à distance de sa mère, à l'étranger, ou ailleurs en France, mais elle lui écrit, lui rend d'occasionnelles visites, et finit par la reconnaître pour ce qu'elle est positivement, non pas une mère inapte, mais une femme libre, qui a osé s'affirmer. Chacune à sa manière, l'une en portant des couleurs voyantes, l'autre par l'écriture, témoigne du refus de l'« immémorial apprentissage de l’effacement » (p. 168) imposé aux femmes.
Personnage contradictoire de la fille, mais aussi de la mère. La fin, très réussie, réunie les deux sous une même figure onirique : « Et si c'était Elle, la princesse du Palais des Mers, souffrante et malmenée, haute et souveraine, enchaînée et déliée, étrangement versatile, insaisissable » (p. 183). Et si c'était la fille ?
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1. Thomas, Chantal. Souvenirs de la marée basse. [Fichier ePub], Seuil, Paris, 2017, p. 22. Remarque : pour retrouver cette pagination, le ePub doit être ouvert avec Adobe Digital Edition.
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