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mardi, décembre 22, 2020

Nègres blancs d'Amérique

L'essai de Pierre Vallières, Nègres blancs d'Amérique, a fait les manchettes cette année. Honni pour son titre par des critiques, professeurs, commentateurs, dont plusieurs ne l'ont pas seulement lu.

Pourtant, vous n'y trouverez pas une seule ligne montrant un préjugé raciste. Vallières utilise la plupart du temps le mot noir, réservant nègre à sa signification historique, à savoir l'expérience de déshumanisation, d'exploitation des esclaves noirs. Vallières est allé aux États-Unis, connaît très bien la situation de ses frères de combat dans ce pays ; son essai mentionne plusieurs penseurs noirs (Robert Williams, auteur de Negroes with guns, Stokely Carmichael, Malcolm X...). L'historien Jean-François Nadeau rapporte d'ailleurs, dans une chronique, l'anecdote suivante :
En 1967, à son procès, Vallières reçut, parmi nombre d’appuis, un télégramme du Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC), un élément du mouvement afro-américain des droits civiques. « Courage, nos frères », écrit en français le SNCC, avant de poursuivre, en anglais, pour dire ceci à Vallières et aux siens : « Vos expériences ne sont pas différentes de celles des vraies patriotes qui, partout et de tous les temps, résistent à la tyrannie. » Ce message se conclut par l’expression consacrée du FLQ : « Nous vaincrons. »
Pour Vallières, les Noirs américains représentent un modèle d'action militante à suivre, du fait de l'avancement de leur « nationalisme », de leur « conscience de classe » (contrairement à Luther King, à James Baldwin, Vallières n'est pas intégrationniste). Chez lui, le mot nègre désigne l'expérience universelle du minoritaire opprimé, dont les Noirs américains vivent, en 1967, la forme la plus violente. « C'est pourquoi tous les autres nègres, tous les autres exploités, y compris les Québécois, ont intérêt à s'unir aux Noirs américains dans leur lutte de libération ». Plus loin, il ajoute :
Le « nationalisme noir » — comme le « séparatisme canadien-français » — rend un service inestimable aux révolutionnaires en les forçant à envisager la libération de l'homme total et en leur évitant d'être pris au piège des demi-révolutions qui, aussitôt victorieuses, se muent en oppression des « minorités » raciales, linguistiques, religieuses, ou autres.
Mise à jour du 28 septembre 2021 : Vallières aurait presque pu faire sien ce passage d'Une Écologie décoloniale, n'était-ce l'extension écologiste que donne Malcom Ferdinand à ce mot : « L’essentialisme ancré dans l’usage du mot « Nègre » a laissé penser à tort que cette condition sociale et politique était inhérente à l’épiderme des Noirs et ne concerne que les humains. Ici, le mot « Nègre » ne désigne plus une couleur de peau, un phénotype, ni une origine ethnique ou une géographie particulière. Il désigne tous ceux qui furent et sont dans la cale du monde moderne : les hors-monde. Ceux dont les survivances sociales sont frappées d’une exclusion du monde et qui se voient réduits à leur « valeur » énergétique. Le Nègre est Blanc, le Nègre est Rouge, le Nègre est Jaune, le Nègre est Marron, le Nègre est Noir. Le Nègre est jeune, le Nègre est vieux, le Nègre est femme, le Nègre est homme. Le Nègre est pauvre, le Nègre est ouvrier, le Nègre est prisonnier. Le Nègre est marron-forêt, le Nègre est vert-plante, le Nègre est bleu-océan, le Nègre est rouge-terre, le Nègre est gris-baleine, le Nègre est noir-fossile. Les Nègres sont les nombreux hors-monde (humains et non-humains) dont l’énergie vitale est consacrée par la force aux modes de vie et manières d’habiter la Terre d’une minorité tout en se voyant refuser une existence au monde ».


Pierre Vallières, Nègres blancs d'Amérique, Montréal, Typo, 2011 (1994). Livre numérique.
Malcom Ferdinand, Une Écologie décoloniale, Paris, Seuil, 2019. Livre numérique.