Rechercher dans ma chambre

mardi, décembre 28, 2021

Réel, réalité

Nouvelle série de billets consacrés aux questions qui me traversent l'esprit.

Quelle différence entre les mots « réel » et « réalité » ? En lisant Clément Rosset, qui utilise, tantôt l'un, tantôt l'autre, je m'étais posé cette question. Mais, bête comme je suis, c'est seulement aujourd'hui que je pense à chercher dans l'Internet...

Réalité et réel sont comme les deux faces d'une médaille. La réalité serait une construction sociale, alors que le réel serait indépendant de nos perceptions. La science nous donnerait un certain accès au réel, qui autrement demeurerait opaque.

Sur Internet, je trouve ceci :

– « La réalité ne correspond ainsi qu’à une partie du réel, celle qui nous est accessible »...

– « On a l'habitude d'associer réel et réalité, voire de les confondre. Là est l'erreur, source de bien des incompréhensions. Car il ne faut pas confondre, là non plus, ces deux domaines. Si le réel est bien ce qui est et, en tant que tel, un et absolu, la réalité en est la représentation, et même la reconstruction de plus en plus « approchée ». On parle ainsi de réalités physiques, chimiques, économiques, sociales, culturelles, sensibles, intelligibles, individuelles, collectives, ... La réalité n'est donc pas une et absolue comme l'est le réel, elle est multiple et change avec les époques et les différentes civilisations, selon l'état des moyens d'investigation scientifiques et d'opération techniques. La réalité est donc bien une re-présentation, sensible ou/et intelligible, individuelle ou/et collective, du réel, qui, lui, ne change pas en lui-même. Or si nous cherchons à atteindre ce qui est (le réel en soi) nous ne parvenons jamais qu'à atteindre ce qui est « pour nous », en fonction de nos représentations et opérations, c'est-à-dire des réalités, nos réalités. Cela nous conduit à toujours poser le principe d'incertitude comme préalable à toute connaissance du réel et à toute action envisageable en son sein »

Me voilà bien parti, je trouve. L'idéal serait de relire maintenant Rosset

jeudi, décembre 16, 2021

Mon année culturelle 2021

Mes lectures et visionnements de l'année, par ordre chronologique.

Cette année, Michel Rabagliati a été à l'honneur, ainsi que le peuple innu et les récits de soi. Cinq livres ont enrichi ma sensibilité en m'enseignant sur la mythologie innue, la culture traditionnelle innue, les aspects juridiques et politiques du rapport des Innus à leur territoire. Bizarrement, je n'ai pas lu Le Peuple rieur, qui est l'ouvrage le plus connu. Je ne mentionne pas non plus, dans la liste ci-dessous, trois recueils de poèmes de Joséphine Bacon, parce que je ne les ai pas lus avec toute l'attention nécessaire ; le décès de ma soeur, en mai, a chamboulé bien des choses. 

Légende : Les chiffres entre parenthèses indiquent la date de fin de lecture ou le visionnement ; BD : bande dessinée ; BL : beau livre ; D : documentaire ; E : essai ; F : film ; FA : film d'animation ; r : relecture ou revisionnement ; Rt : récit ; RA : récit autobiographique ; RB : récit biographique ; Rn : roman ; T : pièce de théâtre.

Janvier : 33 idées reçuessur la préhistoire (A. Balzeau) (E) (8), Huit leçons sur l'Afrique (A. Mabanckou) (E) (13), Lumières dePointe-Noire (A. Mabanckou) (RA) (21), La Disparition du paysage (Rn) (J.-P. Toussaint) (25), Vi (K. Thuy) (29), L’Urgence et lapatience (E) (J.-P. Toussaint) (31) ; février : Monsieur (J.-P. Toussaint) (Rn) (4), Visages Villages (F) (5), La Servante écarlate (M. Atwood) (Rn) (16), Le Plaisir du texte (E) (R. Barthes) (26), Le Palais de la fatigue (M. Delisle) (Rn) (28) ; mars : Paul à la campagne (P. Rabagliati) (BD) (1), Paul a un travail d’été  (P. Rabagliati) (BD) (6), Récits de Mathieu Mestokosho,chasseur innu (S. Bouchard) (7), Tokyo-Ga (D) (7), Paul en appartement (P. Rabagliati) (BD) (16), La Forêt vive (R. Savard) (E) (r) (20), J’ai perdu mon corps (FA) (20), Paul dans le métro (P. Rabagliati) (BD) (22), Chasseur au harpon (M. Patsauq) (Rn) (25) ; avril : Paul à la pêche (P. Rabagliati) (BD) (3), Le Rireprécolombien dans le Québec d’aujourd’hui (R. Savard) (E) (4), Paul à Québec (P. Rabagliati) (BD) (12), Les Innus etle territoire (J.-P. Lacasse) (E) (14), Les Coureurs des bois (G.-H. Germain) (24) (E) (BL), Nomadland (F) (30) ; mai : LeTerritoire dans les veines (J.-F. Létourneau) (E) (29) ; juin : L’Enclos de Wabush (T) (9), Le Chevalier inexistant (I. Calvino) (Rn) (9), Le Vicomte pourfendu (I. Calvino) (Rn) (13), Le Baron perché (I. Calvino) (Rn) (21), Petit traité sur le racisme (D. Laferrière) (E) (25), Le Consentement (V. Springora) (RA) (30) ; juillet : La Familia grande (C. Kouchner) (RA) (6), La Panthère des neiges (S. Tesson) (Rt) (14), Ma Loute (F) (18), En finir avec Eddy Bellegueule (E. Louis) (RA) (19), Soleil vert (F) (R) (20), Quo vadis, Aida ? (F) (21), La Honte (A. Ernaux) (RA) (r) (22), La Traversée de l'Afrique (E. Savitzkaya) (Rn) (26) ; août : Je suis un écrivain japonais (D. Laferrière) (Rn) (4), Les Pissenlits (Y. Kawabata) (Rn) (15), Temps libre (M. Leclerc) (BD) (18), Ténèbre (P. Kawczak) (Rn) (26) ; septembre : Premier sang (A. Nothomb) (RB) (6), Le Mythe de Sisyphe (A. Camus) (E) (12), L’Étranger (A. Camus) (Rn) (r) (16), Seul ou avec d’autres (D) (25) ; octobre : Mesdames et messieurs, M. Leonard Cohen (D) (2), Le Lièvre de Vatanen (A. Paasilinna) (Rn) (13), Une Écologie décoloniale (M. Ferdinand) (E) (22), Un Homme d’exception (25) (F), Les Villages de Dieu (E. Prophète) (Rn) (30) ; novembre : Frankenstein Junior (2) (F), Un Temps pour l'ivresse des chevaux (F) (4), L’Aventure ambiguë (C. H. Kane) (Rn) (8), Pour Sama (D) (18), La Plus secrète mémoire des hommes (M. M. Sarr) (Rn) (21), Les Grands espaces (C. Meurisse) (BD) (28) ; décembre : Jewish cock (K. Volckmer) (Rn) (3), Fuck America (E. Hilsenrath) (Rn) (6), Le poète russe préfère les grands nègres (E. Limonov) (Rn) (12), Nickel boys (C. Whitehead) (Rn) (22)

mercredi, novembre 03, 2021

Réalisme dystopique

Depuis l'enlèvement en Haïti, le 16 octobre dernier, de dix-sept missionnaires chrétiens américains, Emmelie Prophète, autrice des Villages de Dieu, est devenue au Québec une interlocutrice très sollicitée par les médias. Son excellent roman nous décrit la vie dans la Cité de la Puissance Divine, un bidonville de Port-au-Prince entouré d'autres « cités » aux noms tout aussi ironiques : Bethléem, Source Bénie, Mains de Jéhovah... Une vie qui nous semble si éloignée de la nôtre, comme un envers du monde qui nous fascine, nous rassure sur la réalité du nôtre.

À un premier niveau de lecture, il y a, de fait, « la misère des gens, leur sidération, leur résignation », le bruit constant, les déchets partout, les mauvaises odeurs, la violence des gangs, leurs guerres perpétuelles, les cadavres dans les rues, le « délabrement généralisé », le « chaos »... Célia, la narratrice, capte tout dans ses photos qu'elle publie sur Facebook.

Mais, alors que se tient à Glasgow la COP26, il m'est difficile de ne pas voir, à un second niveau, dans ce petit monde refermé sur lui-même comme une étuve, une évocation du monde d'aujourd'hui et de demain, pandémisé, accéléré, figé face à l'apocalypse climatique : accélération du temps (« les mots, les photos, les prières ne pouvaient rien contre la dégradation accélérée de la vie dans la Cité de la Puissance Divine et dans celles des alentours ») ; oubli du passé et absence d'avenir (« cette impossibilité d’avenir [...] cette incapacité d’avoir prise sur le destin, de marcher jusqu’au bout de quelque chose qui a du sens pour soi et pour les autres », « il fallait croire très fort au présent et l’inventer à chaque seconde ») ; aveuglement volontaire, dénis multiples (« tout le monde était cerné par ce qu’on avait trop longtemps refusé de voir, d’entendre »)... Aucune issue. Seul moyen d'exister : les réseaux sociaux, qui ont, chez les jeunes, remplacé le regard de Dieu. Dans ce monde précarisé à l'extrême, l'intérêt individuel prédomine : c'est une agente commerciale qui utilise Célia comme « influenceuse » ; le pasteur Victor qui souhaite en faire autant pour attirer les fidèles ; c'est Freddy le chef de gang qui oblige Célia à parler de lui sur les réseaux sociaux ; et « des missionnaires blancs, compatissants, avec des t-shirts sur lesquels étaient écrits « Jesus loves Haiti » ou « Haiti is for Jesus », qui pleuraient devant le dénuement des gens, mais comprenaient l’utilité de cette misère pour écouler les promesses de vie éternelle et meilleure dans le Royaume du Christ » ; jusqu'à Célia elle-même qui tire sa popularité, et ses revenus, de la misère ambiante (« arrête de nous prendre en photo, petite, tu veux aller montrer notre misère, tu veux aller faire de l’argent avec nos images ? »)... 

Mais il n'y a pas que l'intérêt individuel. Prophète montre aussi des générosités : le lien qui unit Célia à sa grand-mère, puis, celle-ci décédée, à son oncle Fredo, qui représente tout ce qu'il lui reste de famille ; la vieille Félicienne, qui « faisait partie de ceux qui aidaient, avec les maigres moyens dont elle disposait, [et] qui permettait que tienne encore cet échafaudage fragile sur lequel on ajoutait chaque jour de la frustration et du désespoir » ; l'amitié de Célia pour Soline ; les repas échangés entre voisins : « Quand Soline était chez elle, elle apportait à manger à moi et à Tonton. C’était comme ça dans la Cité. Les voisins échangeaient des assiettes. Ma le faisait avec Yvrose, Fany, le vieux Nestor et Soline bien sûr »... 

Les Villages de Dieu est un roman réaliste, mais d'un réalisme que je qualifierais de dystopique, dans la mesure où il nous offre une vision de la vie dans les cités port-au-princiennes, mais, aussi bien, de notre destin collectif, alors que tous, toutes, nous basculons imperceptiblement dans un envers du monde.


Prophète, Emmelie, Les Villages de Dieu, Montréal, Mémoire d'encrier, 2020. Livre numérique.

mercredi, août 25, 2021

Quatre récits de soi

Quatre récits de soi, lus ces dernières semaines. Des points communs, des différences.

Le Consentement (Valérie Springora, 2020) et La Familia grande (Camille Kouchner, 2021) sont des récits de dénonciation, de libération, des prises de parole courageuses ciblant des personnalités auréolées du prestige littéraire, après des années de silence, de souffrance, rejetant sur les coupables tout le poids de leurs crimes : la pédophilie pour l’un, aggravée d’inceste pour l’autre. Mais Kouchner vise plus large ; la gauche libertaire française, bobo, intello, devenue arriviste, en prend aussi pour son rhume. Et même le féminisme de sa mère, dont elle nous montre la lâcheté, la mauvaise foi, les contradictions... Mère pour qui la liberté consiste d’abord à baiser, impérativement baiser, liquider la conjugalité, la fidélité amoureuse ; ensuite, à ne pas encadrer les enfants, et surtout : ne pas allaiter. Bref, tout et n'importe quoi, sauf les comportements traditionnels. La narratrice de La Familia grande dit vivre dans la peur, ce qui transparaît dans la prose rythmée, syncopée, truffée d'ellipses et d'anaphores, avec des phrases taillées à la hache. Peur et colère, immense colère.

En finir avec Eddy Bellegueule (Edouard Louis, 2014) vise encore plus large : tout une classe sociale, celle des plus pauvres, celle où le jeune Eddy a grandi. Mais s’agit-il ici de dénoncer ? Oui, sans doute. Dénoncer une pauvreté abjecte, et un destin personnel révoltant. Là est peut-être le problème, dans la mesure où ces deux objectifs apparaissent contradictoires. D’un côté, l’auteur décrit une pauvreté qui est le fait d’un « ensemble de mécanismes parfaitement logiques, presque réglés d’avance, implacables ». Les êtres sur lesquels s’exercent ces mécanismes n’en ont pas conscience, leur condition socio-économique est inscrite dans leur corps, tout comme dans leurs valeurs, ils évoluent dans un milieu fermé sur lui-même, dont les issues (l’ambition, l’éducation) sont maintenues fermées ; ils ne sont pas libres et, par conséquent, pas responsables de ce qu’ils sont. De l’autre côté, il y a la colère du narrateur, à l’image de la souffrance vécue durant l’enfance : immense. Rejeté par les siens, violenté, humilié, méprisé du fait de ses manières de garçon efféminé, le narrateur brosse un portrait à charge contre ceux-ci. Son mépris des habitants de ce village de Picardie nous les montre malpropres, ignares, racistes, homophobes, brutaux… Des années plus tard, de retour au village natal pour interroger sa grand-mère, il ne trouve encore rien d’autre à observer, à signaler au lecteur, que la saleté du logement où elle vient d'emménager ; respirant « cette odeur de chien sale », il note : « ma grand-mère s’emparait progressivement des lieux »… Le témoignage de Louis retentit comme un cri, mais un cri desservi par ce mépris affirmé, presque provocateur, qui rappelle trop la posture d’un Bernard-Henri Lévy face aux gilets jaunes, sa bonne conscience bourgeoise.

Les trois récits ci-dessus s’inscrivent dans l’actualité comme autant d’actes politiques affirmant la prépondérance de certaines valeurs morales. Rien de tel dans La Honte (Annie Ernaux, 1997). Pourtant, ce récit autobiographique nous transporte dans le nord de la France, cette fois en Normandie, et fait également état d’une conscience de classe. Édouard Louis aurait pu écrire, comme Ernaux : « J'ai mis au jour les codes et les règles des cercles où j'étais enfermée ». Mais Ernaux n’éclaire pas pour juger, dénoncer, mais pour comprendre. Son enfance, de son propre aveu, ne fut pas malheureuse. Du moins jusqu’à cet événement du 15 juin 1952, où son « père a voulu tuer [s]a mère », « inaugurant le temps où [elle] ne cessera plus d'avoir honte » : « Nous av[i]ons cessé d'appartenir à la catégorie des gens corrects, qui ne boivent pas, ne se battent pas, s'habillent proprement pour aller en ville. Je pouvais bien avoir une blouse neuve à chaque rentrée, un beau missel, être la première partout et réciter mes prières, je ne ressemblais plus aux autres filles de la classe. J'avais vu ce qu'il ne fallait pas voir. Je savais ce que, dans l'innocence sociale de l'école privée, je n'aurais pas dû savoir et qui me situait de façon indicible dans le camp de ceux dont la violence, l'alcoolisme ou le dérangement mental alimentaient les récits conclus par « c'est tout de même malheureux de voir ça ».

Ernaux est la seule à inscrire le doute dans sa démarche d’écriture, à poser les limites de la remémoration : « Ce qui m'importe, c'est de retrouver les mots avec lesquels je me pensais et pensais le monde autour. Dire ce qu'étaient pour moi le normal et l'inadmissible, l'impensable même. Mais la femme que je suis en 95 est incapable de se replacer dans la fille de 52 qui ne connaissait que sa petite ville, sa famille et son école privée, n'avait à sa disposition qu'un lexique réduit. Et devant elle, l'immensité du temps à vivre. Il n'y a pas de vraie mémoire de soi ».

J’aime Ernaux, sa rigueur, son honnêteté, son écriture sobre et précise. Son récit ignore l'actualité, transcende l'anecdote ; dans trente ans, dans cent ans, on le lira encore. Peut-on en dire autant des trois autres ?

Références : 
Annie Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, 1999 (1997). Livre numérique.
Camille Kouchner, La Familia grande, Paris, Seuil, 2021. Livre numérique.
Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Seuil, 2014. Livre numérique.
Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, Paris, 2020. Édition numérique.

mardi, mai 11, 2021

Serge Bouchard (1947-2021)

Serge Bouchard se raconte dans une série produite par l’Université Laval, Les possédés et leurs mondes. Sept épisodes. Ne cherchez pas ici les effets de caméra, les montages savants. Série à très petit budget. Un seul plan, absolument statique. Mais Bouchard est là. Quel personnage ! 
 
Un futur « remarquable oublié ». Un défricheur, un libre penseur. Dès son enfance dans le Pointe-aux-Trembles industriel et pollué, il se rêvait en ermite, dans une cabane, parmi les épinettes ; ou en gardien de but des… Red Wings de Détroit ! Son idole ? Pas Maurice Richard : Tim Horton ! Plus tard, ses curiosités intellectuelles : les Innus, qui n’intéressaient personne ; les routiers, dont personne ne voyait ce qu’ils pouvaient bien avoir à dire. Après les événements de Ristigouche, en 1980, pas un anthropologue ne voulait travailler avec la police ; lui, il a accepté. Même sur le plan de la théorie anthropologique, il est sorti des rangs. Jamais il n’a été un penseur installé, assis sur un savoir confortable, routinier. Toujours, la vie de travailleur autonome, la vie à contrat, la vie, point. C’est-à-dire une certaine précarité. Lui qui est né dans une famille pauvre, dans un quartier pauvre, Pointe-aux-Trembles, « à l’est de tout ce qui existe », le voilà en 1998, à cinquante ans, après mille et un contrats, sur le bord de la faillite. Incroyable ! Tel est le prix de l’indépendance.
 
Son amour des camions lui vient, dès l’enfance, d’un père et d’oncles qui vivaient de la route, métier qui lui a été strictement interdit. Il s’est bien repris. D’abord, vers la fin des années 1970, en voyageant durant deux ans avec des « truckers » – baie James, nord de l’Ontario, Manitoba – en vue d’une thèse qui s’intitulerait Nous autres, les gars de truck : Essai sur la culture et l’idéologie des camionneurs de longue-distance dans le nord-ouest québécois. Puis, derrière le volant de son auto, sur les longues routes d’Amérique, qu’il a parcourues pendant quarante ans, à la rencontre des gens, des cultures, du passé oublié, refoulé, dont les traces discrètes surgissent ici et là. Un homme de terrain, un homme à hauteur d’homme. 
 
Et pourtant, paradoxalement – mais en apparence seulement – il s’intéressait à l’imaginaire. La grande affaire de sa vie. Tous ses écrits nous y ramènent. C’est que, dans ce monde ici-bas, le moindre objet, dès qu’il a vécu, se charge d’imaginaire, d’existence, devient dense, manifeste sa présence sacrée, et se met à parler. Bouchard n'a cessé de nous rappeler « l’efficacité symbolique de nos rapports aux objets, à la vie, à la mémoire ».
 
Pour moi, surtout, il est comme ces explorateurs canadiens-français du XVIIIe dont il a tant parlé, ce Jean-Baptiste Faribault, par exemple, qui fut « un passeur culturel, un créateur de mondes ». Et le monde dans lequel il m’a fait plonger, c’est celui de l’Amérique des peuples autochtones, du métissage, de l'extraordinaire diversité culturelle qui régnait ici avant la création du Canada.
 
Aujourd’hui, il peut à nouveau prendre un café avec sa Marie-Christine tant aimée, piquer une jasette avec son vieil ami Bernard Arcand, ou avec Rémi Savard qu’il tenait en haute estime. Ou entouré d’Innus, fumant la pipe avec Mathieu Mestokosho, léger dans ses volutes d’éternité.
 
Références : 

Serge Bouchard, Le Moineau domestique, Montréal, Boréal (coll. « Boréal compact »), 2021, 208 p.
Serge Bouchard, Les Yeux tristes de mon camion, Montréal, Boréal (coll. « Papiers collés »), 2016, 216 p.

dimanche, février 07, 2021

Monsieur et l'axe du bonheur

Voilà un sérieux candidat au titre de mon roman de l'année : Monsieur, de Jean-Philippe Toussaint.

Monsieur – jamais nommé – est directeur commercial de Fiat-France. Un emploi très bien rémunéré, à seulement vingt-neuf ans. Pourtant, il ne s'y intéresse guère, se contentant de faire le minimum. Il faut dire que Monsieur ne semble pas très engagé dans la vie concrète de ses compatriotes. Il se mêle, certes, à eux (pratique du football, week-end à la maison de campagne de Mme Pons-Romanov), mais en gardant une certaine distance, comme en retrait. Par prudence, car Monsieur apparaît peu apte à la sociabilité. En dehors du cadre formel des relations de travail, il n'a aucun sens des conventions sociales, ne parlant, par exemple, que lorsqu'il a quelque chose à dire, ou alors tenant un propos incongru, à caractère scientifique, domaine où il se sent plus à l'aise. Ainsi, au restaurant avec Anna Bruckhardt, ne sachant si c'est lui qui l'invite, son côté cérébral lui suggère finalement « de diviser l’addition en quatre et de payer lui-même trois parts (c’est le plus simple, dit-il, d’une assez grande élégance mathématique en tout cas) ».

Prudence dans ses rapports sociaux, aussi, dans la mesure où il « ne [sait] rien refuser », et se retrouve fréquemment à devoir fuir les amabilités intéressées, à commencer par celles de Kaltz qui lui fait recopier les feuillets d'un ouvrage sur la minéralogie.

Monsieur se trouve tout aussi démuni face à la nécessité de se trouver par lui-même un logement. Il habitait avec son frère (marié, deux enfants) lorsque les circonstances l'amènent à demeurer chez les parents de sa fiancée (d'âge mineur !)... Mais ceux-ci finiront par lui trouver un appartement, sans quoi Monsieur aurait continué à vivre sous leur toit, malgré la rupture, et malgré la présence de Jean-Marc, la nouvelle fréquentation de leur fille. Dans son nouvel appartement, Monsieur ne s'installe pas ; il n'a rien déballé, il dort, s'assoit et reçoit sur un transatlantique. Mais Kaltz ne lui laisse pas de repos, si bien que, pour le fuir, il trouve grâce à sa supérieure hiérarchique une chambre chez les Leguen... dont le fils a justement des difficultés scolaires. Retour immédiat à son appartement ! Pour échapper à Kaltz, il se réfugie finalement sur les toits environnants, où il peut regarder le ciel, et connaître enfin l'« ataraxie ».

La vie de Monsieur se déroule ainsi selon deux axes. Le premier, horizontal, regroupe les activités sociales, l'ici-bas et ses vicissitudes : échanges quotidiens, demandes venant de toutes parts, jusqu'à l'agression, lorsqu'il se fait bousculer en attendant l'autobus. Deux expressions récurrentes résument le caractère contrariant de cet axe : « Les gens, tout de même », et « Monsieur n'aime pas tellement » (« les hôpitaux », « le téléphone », « qu'on le contredise »...). Le second axe, vertical, regroupe son bureau au seizième étage de la tour Léonard-de-Vinci, ses promenades sur les toits, l'observation du ciel nocturne. C'est l'axe du bonheur stoïcien, de l'« ataraxie », de la communion avec « la mémoire de l’univers, jusqu’au rayonnement du fond du ciel ». C'est aussi l'axe de l'amour, la soirée avec Anna Bruckhardt, soulignée par un blackout qui redonne à la ville un « ciel intact », où « rien ne venait plus altérer la nuit ». Et Monsieur, si cérébral, si réfléchi, si peu engagé dans la vie, reçoit enfin le baiser qu'il se désespérait de ne pouvoir donner. Du coup, retournement en clin d'œil : « La vie, pour Monsieur, un jeu d’enfant ».

Toussaint nous séduit par son écriture soignée, son art de l'ellipse narrative, son humour, son ironie. Son goût pour les situations incongrues nous donne des personnages aux comportements décalés, à la limite de l'absurde. Une impression d'anomie se dégage du portrait qui est fait de la société, où chacun, en sa solitude, poursuivant ses fins propres – et triviales – se heurte aux autres, qui lui sont indifférents. Mais rien d'appuyé, ici ; Monsieur est un court roman formaliste, qui refuse l'événement, la causalité, la hiérarchisation, misant plutôt sur des effets rythmiques, narratifs ; la tonalité se veut légère, résolument humoristique.


Jean-Philippe Toussaint, Monsieur, Paris, Minuit, 2013 (1986). Livre numérique.

mardi, janvier 26, 2021

La disparition de la réalité

Le 6 novembre dernier, au journal Les Échos, l’écrivain Jean-Philippe Toussaint déclarait : « En vieillissant, je me rends compte que je me rapproche de plus en plus du monde réel ».

Déclaration qui m’a laissé pensif. Dans un essai paru huit ans plus tôt, l’auteur évoque déjà, à travers la notion d’« urgence », la nécessité pour l’écrivain de « plonger, très profond, prendre de l’air et descendre, abandonner le monde quotidien derrière soi et descendre dans le livre en cours, comme au fond d’un océan », afin de se donner « la distance idéale pour restituer le monde, pour retranscrire, dans les profondeurs mêmes de l’écriture, tout ce que nous avons capté à la surface ». Ce passage me rappelle l’écriture « intransitive » dont parle Barthes, mais n’est pas très éclairant quant à l’énoncé de départ. En quoi peut bien consister une écriture plus proche du monde réel ? J’avoue que je n’en sais rien. L’écrivain peut bien viser la réalité, son effort n'en produit qu’une représentation, qui paraîtra plus ou moins fidèle, selon le lecteur, ses connaissances, préjugés, valeurs… 

Voici trois chemins par lesquels un roman peut nous ramener à la réalité, une certaine réalité. J’appuierai mon commentaire principalement sur la lecture de La Disparition du paysage, du même Toussaint, parce que ce court texte a été publié à peu près en même temps que la déclaration aux Échos, et que je m’attendrais à y déceler les signes du rapprochement susmentionné. 

Le chemin le plus direct nous réfère à divers éléments du monde réel. Il y a deux niveaux. Le premier concerne des éléments particuliers, uniques, vérifiables. Ainsi Toussaint a imaginé un narrateur qui, comme lui, a une femme prénommée Madeleine, a écrit un roman se passant au Japon, habite tantôt à Bruxelles, où s’est produit un attentat terroriste le 22 mars 2016, tantôt à Ostende, ville côtière dont il évoque la digue, la plage, la mer, le casino... L’exemple ultime de ce rapport des mots à la réalité nous est donné par Georges Perec et sa Tentative d'épuisement d'un lieu parisien. Perec s’installe à la Place Saint-Sulpice (Paris) et décrit tout ce qu’il voit. Une sorte d’instantané (infra)littéraire, témoignant du désir d’un usage univoque des mots, où chacun d’eux renvoie à un seul élément de la réalité, ou même, devient lui-même un objet réel, comme ces slogans publicitaires, ces marques de commerce que Perec incorpore à son texte au fur et à mesure qu’il les aperçoit sur les véhicules, les affiches. Le second niveau concerne des éléments qui donnent corps à l'histoire, mais sont présentés dans leur caractère général : une table, une fenêtre, un ordinateur, un logement, une infirmière… 

Le deuxième chemin est indirect. Le monde nous est restitué par une écriture « intransitive », dont le paradoxe, nous dit Barthes, est qu'en se repliant sur elle-même, elle acquiert un caractère « médiateur », suscite une « interrogation au monde » : « Quel est le sens des choses ? ». Question sans réponse qui, dans La Disparition du paysage, laisse appréhender une certaine actualité : confinement (du narrateur dans un appartement à Ostende) ; anomie sociale (narrateur qui n’a « plus aucun repère à présent ») ; virtualisation du monde, alors que le narrateur perd la faculté de distinguer ce qui est réel de ce qui est imaginaire ; et même, crise environnementale, avec cette disparition du paysage, cette « marée de béton qui monte à la verticale » à des fins mercantiles.

Le troisième chemin ne mène pas à la réalité comme telle. Il nous ramène au texte, et au thème de la réalité, ou plutôt, de la perte de contact avec la réalité. Je me limiterai à quelques observations. Pour le narrateur forcé à l’inactivité, il ne s’agit tout d'abord que d’un simple acte de survie mentale : « [M]on esprit a pris le large et, porté par le vent et les embruns, entraîné par le grand air et le sable qui fuit en rampant sur la plage les jours de tempête, je parviens à m’abstraire de la réalité où je suis encalminé depuis des mois ». Mais, bientôt, la réalité commence à lui échapper : « [J]e ne sais pas si ces images mentales angoissantes correspondent à une réalité que j’ai vécue ou si elles ne sont que le fruit de l’imagination morbide que je ressasse ici à Ostende depuis des mois ».

Le narrateur subit, à deux reprises « une intrusion intolérable du réel dans [s]on univers personnel » : la première lors de l'attentat qui l’envoie en convalescence dans un appartement à Ostende ; la seconde, avec la construction d'un étage supplémentaire au casino devant sa fenêtre, ce qui lui obstrue la vue du paysage et le conduit au stade final de son retrait : « Je n’ai plus aucun repère à présent, je suis emmuré dans ce tombeau, et j’ignore si l’extérieur est devant moi ou au-dessus de moi, et même s’il y a encore un extérieur ». 

Il y a, donc, un paradoxe, puisque ce sont ces intrusions qui déclenchent le processus morbide de perte de contact avec la réalité. Processus, en outre, surdéterminé par celui de l’écriture elle-même, qui demande elle aussi un retrait du monde : « Même dans le brouhaha d’une foule, même dans la rumeur des transports en commun, je parviens à me réfugier dans mon monde intérieur. Où que je sois, je réussis à m’éloigner du lieu où je me trouve physiquement pour bientôt ne plus exister que mentalement ». 

La convalescence à Ostende montre un narrateur-écrivain à « l’imagination morbide », pour qui l'observation de la réalité ne suffit pas. Avant même que sa vue du paysage ne soit obstruée, le narrateur voit « des paysages asiatiques, des villes japonaises [...] se superposer à la plage réelle » ; « ces visions, ces hallucinations ne sont peut-être que de simples réminiscences de mes livres ». Par la suite, le brouillard surgit, puis le « mur de béton aveugle ». 

En somme, la perte de contact est progressive. Elle aboutit à la mise sur un même plan de toutes les images (souvenirs, rêves, scènes de roman écrit des années auparavant, scènes aperçues par la fenêtre, images mentales) ; la frontière entre l'intérieur et l'extérieur s'estompe. 

Il convient de distinguer dans cette œuvre le percept visuel de l’auditif. Le premier, surinvesti, ne permet pas un ancrage stable dans la réalité. La fenêtre « est un tableau, un rectangle parfait encadré par les châssis dormants en bois brun des travées », le paysage y apparaît comme une surface, s'y trouve comme déjà irréel. Le second, au contraire, ne compte qu’une seule occurrence significative : une alarme de téléphone, qui introduit la troisième intrusion de la réalité, mais celle-ci bénéfique puisque permettant au narrateur de retrouver la mémoire des faits vécus (l’attentat de Bruxelles), et, dans un clash ultime, d'accéder à une compréhension objective de sa situation au moment même où la réalité cesse de lui être accessible.

Court texte, écrit dans une langue soignée, sobre, La Disparition du paysage ne fournit aucun indice d’une proximité accrue de l'auteur avec le monde réel. Le narrateur, en l'absence de repères, erre dans un monde indifférencié d'images mentales. Quant au thème de l’écriture, qui aurait pu nous renseigner, il est au contraire associé à une perte progressive de contact avec le monde extérieur. Il est vrai que, par là, le texte rejoint – mais indirectement – la réalité de notre époque de déni complotiste, de post-vérité, de virtualisation, dans laquelle nous entrons avec anxiété. 

  
Roland Barthes, « Écrivains et écrivant », dans Essais critiques, Paris, Seuil, 2002 (1964). Livre numérique.
Jean-Philippe Toussaint. La Disparition du paysage, Paris, Minuit, 2021. Livre numérique.
Jean-Philippe Toussaint, L'Urgence et la patience, Paris, Minuit, 2015 (2012). Livre numérique.