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mercredi, août 25, 2021

Quatre récits de soi

Quatre récits de soi, lus ces dernières semaines. Des points communs, des différences.

Le Consentement (Valérie Springora, 2020) et La Familia grande (Camille Kouchner, 2021) sont des récits de dénonciation, de libération, des prises de parole courageuses ciblant des personnalités auréolées du prestige littéraire, après des années de silence, de souffrance, rejetant sur les coupables tout le poids de leurs crimes : la pédophilie pour l’un, aggravée d’inceste pour l’autre. Mais Kouchner vise plus large ; la gauche libertaire française, bobo, intello, devenue arriviste, en prend aussi pour son rhume. Et même le féminisme de sa mère, dont elle nous montre la lâcheté, la mauvaise foi, les contradictions... Mère pour qui la liberté consiste d’abord à baiser, impérativement baiser, liquider la conjugalité, la fidélité amoureuse ; ensuite, à ne pas encadrer les enfants, et surtout : ne pas allaiter. Bref, tout et n'importe quoi, sauf les comportements traditionnels. La narratrice de La Familia grande dit vivre dans la peur, ce qui transparaît dans la prose rythmée, syncopée, truffée d'ellipses et d'anaphores, avec des phrases taillées à la hache. Peur et colère, immense colère.

En finir avec Eddy Bellegueule (Edouard Louis, 2014) vise encore plus large : tout une classe sociale, celle des plus pauvres, celle où le jeune Eddy a grandi. Mais s’agit-il ici de dénoncer ? Oui, sans doute. Dénoncer une pauvreté abjecte, et un destin personnel révoltant. Là est peut-être le problème, dans la mesure où ces deux objectifs apparaissent contradictoires. D’un côté, l’auteur décrit une pauvreté qui est le fait d’un « ensemble de mécanismes parfaitement logiques, presque réglés d’avance, implacables ». Les êtres sur lesquels s’exercent ces mécanismes n’en ont pas conscience, leur condition socio-économique est inscrite dans leur corps, tout comme dans leurs valeurs, ils évoluent dans un milieu fermé sur lui-même, dont les issues (l’ambition, l’éducation) sont maintenues fermées ; ils ne sont pas libres et, par conséquent, pas responsables de ce qu’ils sont. De l’autre côté, il y a la colère du narrateur, à l’image de la souffrance vécue durant l’enfance : immense. Rejeté par les siens, violenté, humilié, méprisé du fait de ses manières de garçon efféminé, le narrateur brosse un portrait à charge contre ceux-ci. Son mépris des habitants de ce village de Picardie nous les montre malpropres, ignares, racistes, homophobes, brutaux… Des années plus tard, de retour au village natal pour interroger sa grand-mère, il ne trouve encore rien d’autre à observer, à signaler au lecteur, que la saleté du logement où elle vient d'emménager ; respirant « cette odeur de chien sale », il note : « ma grand-mère s’emparait progressivement des lieux »… Le témoignage de Louis retentit comme un cri, mais un cri desservi par ce mépris affirmé, presque provocateur, qui rappelle trop la posture d’un Bernard-Henri Lévy face aux gilets jaunes, sa bonne conscience bourgeoise.

Les trois récits ci-dessus s’inscrivent dans l’actualité comme autant d’actes politiques affirmant la prépondérance de certaines valeurs morales. Rien de tel dans La Honte (Annie Ernaux, 1997). Pourtant, ce récit autobiographique nous transporte dans le nord de la France, cette fois en Normandie, et fait également état d’une conscience de classe. Édouard Louis aurait pu écrire, comme Ernaux : « J'ai mis au jour les codes et les règles des cercles où j'étais enfermée ». Mais Ernaux n’éclaire pas pour juger, dénoncer, mais pour comprendre. Son enfance, de son propre aveu, ne fut pas malheureuse. Du moins jusqu’à cet événement du 15 juin 1952, où son « père a voulu tuer [s]a mère », « inaugurant le temps où [elle] ne cessera plus d'avoir honte » : « Nous av[i]ons cessé d'appartenir à la catégorie des gens corrects, qui ne boivent pas, ne se battent pas, s'habillent proprement pour aller en ville. Je pouvais bien avoir une blouse neuve à chaque rentrée, un beau missel, être la première partout et réciter mes prières, je ne ressemblais plus aux autres filles de la classe. J'avais vu ce qu'il ne fallait pas voir. Je savais ce que, dans l'innocence sociale de l'école privée, je n'aurais pas dû savoir et qui me situait de façon indicible dans le camp de ceux dont la violence, l'alcoolisme ou le dérangement mental alimentaient les récits conclus par « c'est tout de même malheureux de voir ça ».

Ernaux est la seule à inscrire le doute dans sa démarche d’écriture, à poser les limites de la remémoration : « Ce qui m'importe, c'est de retrouver les mots avec lesquels je me pensais et pensais le monde autour. Dire ce qu'étaient pour moi le normal et l'inadmissible, l'impensable même. Mais la femme que je suis en 95 est incapable de se replacer dans la fille de 52 qui ne connaissait que sa petite ville, sa famille et son école privée, n'avait à sa disposition qu'un lexique réduit. Et devant elle, l'immensité du temps à vivre. Il n'y a pas de vraie mémoire de soi ».

J’aime Ernaux, sa rigueur, son honnêteté, son écriture sobre et précise. Son récit ignore l'actualité, transcende l'anecdote ; dans trente ans, dans cent ans, on le lira encore. Peut-on en dire autant des trois autres ?

Références : 
Annie Ernaux, La Honte, Paris, Gallimard, 1999 (1997). Livre numérique.
Camille Kouchner, La Familia grande, Paris, Seuil, 2021. Livre numérique.
Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Seuil, 2014. Livre numérique.
Vanessa Springora, Le Consentement, Grasset, Paris, 2020. Édition numérique.