« Le niveau de guerre dans la vie sans guerre est moindre, quoique persistant, et sous d'autres formes » 2Ce goût de l’invention, appliqué à l’écriture, met de l’avant le travail sur la forme, que je résumerais par un mot : hétérogénéité. Plusieurs je sont lancés dans la mêlée, plusieurs formes, fragments de discours s’entrechoquent : des vers, des anecdotes, des citations, de la glose, des prières, une mise en scène d'un interview, une interpellation de la Pucelle par un je identifié à Gilles de Retz, et même un montage à partir d’un extrait (en anglais) du Macbeth de Shakespeare…
« Grâce au procédé de l'analogie, Jeanne peut expliquer une chose en en montrant une autre » 3
« Elle songe à de nouvelles formes d'assaut.
– Malheureusement, le nombre des ruses militaires est restreint ; on n'obtient, au mieux, qu'une nouvelle association de ruses anciennes » 4
« – Je ne désespère pas d'ajouter au répertoire des ruses celle qui portera mon nom
Car la préparation à la guerre me donne le goût de l'invention » 5
Aucune fluidité ici, que des discontinuités, des ruptures de ton… Des moments entremêlés – les plus divers – des détails incongrus de la vie de Jeanne, que Quintane a puisés dans des livres ou des manuels scolaires trouvés à la bibliothèque de sa municipalité de Digne-les-bains, assemblés dans un esprit de collage, et qui élaborent une « biofiction » 6 qui suit tout de même, globalement, un ordre chronologique.
Poursuivant l’analogie guerrière, je dirais que ce texte est un champ de bataille, et comme tout bataille, est porté par une visée politique : pour ce qui est du propos, démythifier la figure historique de Jeanne d’Arc (d'abord en supprimant l’apostrophe aristocratique de son nom : Darc, plutôt que d’Arc) que s’est appropriée la droite identitaire française ; et, sur le plan formel, créer un « choc, qui peut nous réapprendre à lire, à voir ». 7
J’aime Quintane pour ce choc. Pour son écriture iconoclaste, piquée d’accents burlesques, d’ironie, jouant l’insignifiance contre la grandiloquence, toujours attentive aux détails – confinant parfois au truisme 8 – à la corporalité, au réel, et par là chargée, comme j'ai dit, d’une dimension politique : « dès que la langue est déliée, gare ! » 9 Une écriture, donc, toujours sérieuse, qui engage une « éthique de la résistance », 10 la seule chose « importante pour un écrivain aujourd’hui [étant] de s’énoncer et de faire passer l’époque à travers son énonciation ». 11
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1. Farah, A. (2009). La Possibilité du choc. Invention littéraire et résistance politique dans les œuvres d'Olivier Cadiot et de Nathalie Quintane (thèse de doctorat, UQAM, Canada). Récupéré du portail Érudit : https://www.erudit.org/fr, p. 253
2. Quintane, Nathalie. Jeanne Darc. P.O.L, Paris, 1998, p. 42
3. Idem, p. 45
4. Idem, p. 26
5. Idem, p. 27
6. Les fictions biographiques « reprennent à leurs comptes, mélangent et transforment des phrases, des discours, des récits , et des chronologies déjà là et forment des textes d'une grande excentricité, c'est-à-dire des textes dé-centrés ». Legendre-Girard, A.-S. (2015). Revisiter l'Histoire : démythification et construction d'une résistance politique dans Jeanne Darc (1998) de Nathalie Quintane (mémoire de maîtrise, UQAM, Canada). Récupéré du portail Érudit : https://www.erudit.org/fr, p. 55
7. Lefebvre, P. et Richard, R. « Le temps est gelé : Entretien avec Paul Chamberland et Alain Farah ». Liberté, décembre 2009, p. 43
8. « La poignée de l'épée est aussi importante que la lame, non pour d'ornementales raisons, mais parce qu'une épée sans poignée ne peut être tenu ». Quintane, Nathalie. Op. cit., p. 21
9. Idem, p. 15
10. Lefebvre, P. et Richard, R. Op. cit., p. 46
11. Idem, p. 50
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