Rechercher dans ma chambre

mercredi, avril 17, 2024

La parole immigrante de Régine Robin

Voici trois pages tirées du roman La Québécoite (1983), de Régine Robin. Étonnant, n'est-ce pas ? Les pages 83 et 128 reproduisent à l'identique la section des sports du Devoir, édition du 17 janvier 1980, ainsi que l'horaire des émissions de télé. Mue par un « amour obsessionnel des listes, des inventaires, des archives », la narratrice, immigrante française d'origine juive, veut « tout noter », « toutes les différences », tout ce que son regard capte dans les rues de Montréal, dans les journaux, les pages jaunes du bottin, sur les affiches, les menus des restaurants. Cette démarche n'est pas sans rappeler celle du projet Lieux que Georges Perec a poursuivi de 1969 à 1975. Mais la narratrice de Robin ratisse plus large, puisqu'elle inclut dans son effort de captation un long passage (p. 108-112) tiré d'un de ces « anciens manuels d'Histoire » sur les saints martyres canadiens ; sans parler aussi du manifeste du FLQ, cité intégralement (p. 119-125), tel qu'il fut lu sur les ondes le 8 octobre 1970 ; ajoutons encore les trois longues descriptions de l'intérieur des trois maisons où la narratrice imagine successivement son alter ego fictif habiter... À ces mots qui captent l'environnement nouveau, s'ajoutent les mots rattachés au monde qu'elle a quitté, la France, Paris, le quartier Belleville de l'enfance... Mots qui introduisent le thème de la mémoire (évocation nostalgique de sa vie à Paris, perte de la mère déportée à Auschwitz, poids mémoriel de la Seconde Guerre, de la Shoah).  

Mais pourquoi une telle « angoisse de la trace à garder », comme chez Perec ? D'abord, parce que la narratrice, ou plutôt un « tu » non identifié, a perdu sa langue identitaire : le yiddish
« de ton enfance, de ta mère, de ton seul pays ce langage », dont presque tous les locuteurs d'Europe centrale ont été supprimés durant la Shoah. La narratrice vit dans un état d'exil intérieur, du fait du génocide qui la coupe de ses origines, de son histoire. À cet exil s'ajoute celui de l'immigrante qui arrive au Québec, et c'est là la deuxième raison de son « amour obsessionnel des listes, des inventaires, des archives » : « noter toutes les différences », « pénétrer l’étrangeté de ce quotidien ». En somme recréer un monde familier. Ce qui ne veut pas dire que ce monde, où les mots captés multiplient les repères, puisse devenir son monde, son lieu. Tout au plus la narratrice peut-elle espérer « donner plus de corps à cette existence ». Le récit prend ainsi une dimension performative, conformément à la tradition juive, où le fait même de raconter « était un acte ».

Ce qui introduit la question du lieu, très importante. Ce que semble nous dire Robin, c'est qu'une histoire ne peut être racontée qu'à partir d'un lieu, une culture, une histoire, une langue, une identité... Or, pour l'immigrant.e, il n'y a pas d'assise identitaire possible, la « parole immigrante […] n’a pas de lieu », « elle ne s’installe pas », demeure « sans territoire et sans attache », « en suspens entre [plusieurs] histoires », plusieurs langues. D'où la difficulté de la narratrice à raconter l'histoire de « elle », son alter ego qui, par le procédé de mise en abyme, se trouve dans la même situation avec son personnage du professeur
Mortre Himmelfarb, lequel est lui aussi incapable de mettre de l'ordre dans les faits historiques de manière à les enseigner. 

La parole immigrante est une parole « carrefour », « plurielle », et qui, pour cette raison, « inquiète », « dérange »... Dérange qui ? Probablement les thuriféraire d'une littérature « nationale », celle d'un « Nous » « pure laine », « excluant tous les autres », fantasmé comme homogène.

La parole immigrante, bien que marquée par le manque, la perte, n'est donc pas frappée d'un signe négatif. Elle n'exprime pas un échec. Au contraire, c'est par son hétérogénéité même qu'elle peut, mieux que toute autre, exprimer la condition humaine postmoderne, telle qu'elle se manifeste dans des villes comme New York (« gigantesque no man’s land », « où chacun se sent chez soi et nulle part à la fois »), ou Montréal, ville « éclatée », « patchwork » de communautés, de langues, de cultures différentes.

Roman postmoderne, La Québécoite, montre un récit qui se construit à partir de l'impossibilité du récit. D'où un « texte brisé », dont « les articulations sont foutues », hachuré d'innombrables tirets, dispersé graphiquement sur la page (voir la p. 31 ci-dessous). Récit qui subvertit les repères identitaires en créant une structure de mises en abyme, où une narratrice première écrit un livre dans lequel une narratrice seconde (simplement désignée par « elle ») écrit aussi un livre dont le narrateur s'appelle Mortre Himmelfarb. Mais il n'y a pas de transition entre les niveaux narratifs, pas de repères pour nous guider, « tout se chevauche et se mêle », nous nous perdons « entre ces conditionnels, ces présents et ces imparfaits », ces « elle, je et tu confondus ».

Un roman d'une lecture exigeante, qui nous fait éprouver la perte de repères de la narratrice. « À la recherche d’un langage, de simples mots pour représenter l’ailleurs, l’épaisseur de l’étrangeté », La Québécoite livre un message puissant, encore pertinent aujourd'hui par sa critique du nationalisme identitaire, et sa revalorisation de l'Autre. 

 


Régine Robin, La Québécoite, Montréal, XYZ, 1983, 224 p.

mardi, décembre 26, 2023

Mon année culturelle 2023

Quand je considère les essais lus cette année, je me rends compte que plusieurs d'entre eux nous invitent à réinvestir la réalité. Alors que le monde bascule dans le déni, le délire, cet appel me semble plus que salutaire.

Tout a commencé en janvier, avec l'excellent Géographies du pays proche, où Pierre Nepveu nous convie à une « éthique de la proximité », qui consiste à s'ouvrir au monde autour de soi, que nous soyons à la ville ou à la campagne, à porter sur nos réalités proches un regard neuf, curieux, déshabitué, sensible à l'étrangeté qui ne manque pas alors d'apparaître. Bref, nous dit-il, ayons « l'œil américain ». L'expression n'est pas de lui ; il cite le titre d'un ouvrage de Pierre Morency qui a été un pur bonheur de lecture ! Morency, poète et ornithologue, nous parle, à sa manière unique, d'oiseaux, de mammifères, de plantes, c'est-à-dire de ce monde naturel dont nous faisons partie, quoi que nous en pensions. Quelques jours auparavant, les Confessions animales, de Serge Bouchard, avaient donné le ton, dans cet essai où notre anthropologue national donne la parole à l'ours, au chevreuil, au huard, et tant d'autres animaux qui peuplent notre histoire, notre imaginaire. Du grand Bouchard ! Un livre que chaque foyer québécois devrait avoir, tout comme L'Œil américain, bien en vue sur une étagère, à côté du Petit Robert. À l'automne, je suis revenu à Morency, après avoir (enfin !) trouvé sur le Web Lumière des oiseaux, dont j'avais lu – il y a une trentaine d'année ! une critique mémorable de Réginald Martel. Puis, pour conclure l'année, ce fut le remarquable Têtes de linotte, du biologiste Louis Lefebvre ; un ouvrage de vulgarisation absolument passionnant, où l'auteur nous révèle par mille exemples l'intelligence des oiseaux, leur étonnante capacité d'innovation, comparable, pour certaines espèces, à celle des primates.

Je tiens aussi à souligner, parmi les essais lus, Baldwin, Styron et moi, de Mélikah Abdelmoumen, et Le XIXe siècle américain, de Mylène Desautels, où celle-ci se penche sur quelques grandes figures de l'histoire des États-Unis. Ces deux ouvrages ont en commun une certaine sensibilité de gauche, ainsi qu'un regard toujours soucieux de faire valoir la complexité des choses, un regard ouvert, prudent, honnête, tourné vers la réalité.

Côté fiction, la mort de Philippe Sollers, puis de Louis Gauthier et Hubert Reeves, ont influencé mes lectures. Sollers, considéré comme un écrivain de droite, n'a pas la meilleure réputation en France. Une vie divine m'a pourtant séduit, qui mêle une lecture de l'œuvre nietzschéenne au récit personnel d'un alter ego de l'auteur, sur un ton léger, vivant, rythmé par les assonances, les allitérations ; un roman qui se lit avec les oreilles, pour le plaisir, qui réconcilie, ouvre à la vie, un roman « de l'esprit qui toujours dit oui ».

La période fin janvier, début février, a été particulièrement heureuse ; coup sur coup, quatre excellents romans : La Décision, de Karine Tuil (phrases assenées, comme écrites sous une tension constante, justesse et précision des observations psychologiques, vraisemblance des situations), Mille secrets, mille dangers, roman autobiographique d'Alain Farah, Que notre joie demeure, qui a valu le Médicis à Kevin Lambert, et l'étonnant Mélasse de fantaisie, de Francis Ouellette.

Voici l'ensemble de mes lectures (et visionnements) de l'année :

Janvier Confessions animales (S. Bouchard) (E) (5), Géographie du pays proche (P. Nepveu) (E) (9), L'Œil américain (P. Morency) (E) (16), L'Œil du maître. Figures de l'imaginaire colonial québécois (D. Giroux) (E) (21), La Jeune fille à la tresse (F. de Luca) (Rn) (24), La Décision (K. Tuil) (Rn) (28) ; février : Mille secrets, mille dangers (A. Farah) (RA) (5), Que notre joie demeure (K. Lambert) (Rn) (12), Mélasse de fantaisie (F. Ouellette) (Rn) (18), Mangeclous (A. Cohen) (Rn) (26) ; mars : L'Écriture ou la vie (J. Semprun) (A) (6), Parlons travail (P. Roth) (E) (13), Histoire d'une vie (A. Appelfeld) (RA) (18), Des jours d'une stupéfiante clarté (A. Appelfeld) (Rn) (22) ; avril : Lire et détruire (E. et J. Coen) (F) (1), La Génération lyrique (F. Ricard) (E) (8), Lost in translation (S. Coppola) (F) (9), Pour en finir avec la question juive (L'être ou l'être pas) (J.-C. Grumberg) (T) (11), Matière à contredire (É. Klein) (E) (14), En salle (C. Baglin) (Rn) (17), Mes amis (E. Bove) (Rn) (28) ; mai Morel (M. Raymond Bock) (Rn) (6), Les Larmes de saint Laurent (D. Fortier) (Rn) (16), Une Vie divine (P. Sollers) (Rn) (31) ; juin : Des mots sans-culottes (H. Walter) (E) (6), Vies minuscules (P. Michon) (R) (15), Paludes (A. Gide) (Rn) (20), Médium (P. Sollers) (Rn) (25), Centre (P. Sollers) (Rn) ; juillet : Voyage au Portugal avec un Allemand (L. Gauthier) (Rn) (r) (4), Les Grands légumes célestes vous parlent (L. Gauthier) (Rn) (r) (8), Tous nos corps (G. Gospodínov) (CT) (12), Le Roitelet (J.-F. Beauchemin) (Rn) (16), The Fabelmans (S. Spielberg) (F) (19), L'Homme sans passé (A. Kaurismäki) (F) (21), Candide (Voltaire) (CP) (r) (23), Jacques le Fataliste et son maître (Diderot) (RP) (29) ; août : Le Nageur (P. Assouline) (B) (15), Le Garçon qui voulait dormir (A. Appelfeld) (Rn) (22), Un Homme qui dort (G. Perec) (Rn) (r) (26) ; septembre : Salut Galarneau ! (J. Godbout) (Rn) (r) (1), Le XIXe siècle américain. De la déportation des Autochtones à la guerre civile (Desautels, Mylène) (E) (4), Baldwin, Styron et moi (M. Abdelmoumen) (E) (7), L'Échiquier (J.-P. Toussaint) (RA) (21), Le Joueur d'échecs (S. Sweig) (En) (23), Lettres à un jeune poète et autres lettres (R. M. Rilke) (L) (28) ; octobre : Lumière des oiseaux (P. Morency) (Rt) (17), Je n'aurai pas le temps (H. Reeves) (A) (25) ; novembre : L'Avenir d'une illusion (S. Freud) (E) (2)), L'Inquiétante étrangeté (S. Freud) (E) (8), Synapses (S. Brousseau) (CT) (12), Encabanée (G. Filteau-Chiba) (R) (14), Tête de linotte ? (L. Lefebvre) (E) (25) ; décembre : Chaque Blessure est une promesse (S. Brousseau) (RA) (8), Le Salon (O. Lalo) (Rn) (14), Le Petit Chose (A. Daudet) (Rn) (26).

Légende : Les chiffres entre parenthèses indiquent la date de fin de lecture ou de visionnement ; B : Biographie ; BD : bande dessinée ; BL : beau livre ; CP : conte philosophique ; CT : courts textes ; D : documentaire ; E : essai ; F : film ; FA : film d'animation ; J : journal ; L : lettres ; N : nouvelles ; P : poésie ; r : relecture ou revisionnement ; RA : récit ou roman autobiographique ; RB : récit biographique ; Rt : récit ; Rn : roman ; RP : roman philosophique ;  RS : récit de soi ; T : pièce de théâtre.


vendredi, octobre 13, 2023

Hubert Reeves (1932-2023)

Le ciel de ma petite vie vient de perdre son étoile polaire.
 
Mon idole Hubert Reeves s'est éteint aujourd'hui.
 
J'allais avoir vingt ans en 1985 quand j'ai lu Patience dans l'azur. Le titre est tiré d'un poème de Paul Valéry dont, page 17, je lus l'extrait suivant, mémorable :
Patience, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
Dans cet essai, devenu un classique de la vulgarisation scientifique, je découvrais que les atomes de mon corps, les atomes de matière, vivante ou inerte – sauf certains atomes légers – ont été fabriqués dans les étoiles, il y a des milliards d'années. Je découvrais que l'univers a une histoire, celle de la matière qui s'organise, de la « soupe » de particules qui suit le Big Bang, jusqu'à l'émergence de la conscience humaine capable de s'interroger sur elle-même et sur le monde.

À partir de là, je n'ai plus regardé la voûte étoilée de la même façon et, par conséquent, ma propre existence s'en est trouvée radicalement transformée. Dans le vide laissé par mon athéisme naissant venait se loger une conscience nouvelle, qui me liait désormais à la totalité de l'univers en devenir. Pour la première fois, je m'ouvrais avec émerveillement, parfois avec angoisse, à un sentiment qui, aujourd'hui, est au cœur de ma vie : le sentiment de mystère.
 
J'ai lu par la suite Poussières d'étoiles, Malicorne, Le Banc du temps qui passe, où, chaque page, je communiais à un esprit ouvert, patient, désintéressé, humble, rigoureux, honnête, qui nous invite à ne pas chercher, à travers les pseudosciences, des réponses simples, immédiates et définitives, mais à savourer la sagesse, l'émerveillement des questions. C'est en séparant rigoureusement science et croyances que nous nous donnons la possibilité de nouvelles découvertes qui vont approfondir nos connaissances et, par là, le sentiment de mystère qui est au fondement de notre humanité.
 
Aujourd'hui, autant les pseudosciences prolifèrent, autant la bonne vulgarisation est abondante. Pour ma part, outre Les années lumière, dont je suis un auditeur fidèle, j'admire particulièrement le travail de vulgarisation d'Étienne Klein, de David Louapre et d'Aurélien Barrau. Ils sont les continuateurs de l'œuvre de Reeves. Par eux, comme par l'unique fenêtre de ma chambre, la lumière entre dans ma vie.
 
 


 

lundi, septembre 11, 2023

« Un éternel et salvateur ébranlement »

Cet essai porte sur l'identité et l'appropriation culturelle, deux thèmes intimement liés l'un à l'autre. Deux thèmes dont l'actualité souligne le caractère éminemment politique

Sur le plan identitaire, Abdelmoumen, fille d'un père tunisien et d'une mère saguenéenne, québécoise de naissance ayant développé des racines jusqu'en France, nous montre comment la société a de la difficulté à appréhender le métissage, la mixité, comment l'individu aussi bien que l'institution veulent nous réduire à des identités clairement définies, fixes, arrêtées, semblables à des « fiches signalétiques » : voilà une Blanche, voilà une Noire,  et là, une Arabe (confondue avec une Musulmane)... Les catégories utilisées ne rendent pas compte de la diversité du monde réel et, finalement, lui porte atteinte. Ce mot même de diversité, qui devrait recouvrir l'ensemble de la société, « dans toutes ses différences », incluant aussi les personnes appartenant à la « majorité », à la « norme » à partir de laquelle se mesure les différences
, ne désigne en fait que la catégorie des « racisés ».

Le ton d'Abdelmoumen n'est pas revanchard, amer ou cynique. Écorchée par les préjugés, sa démarche ne nous convie pas moins à une éthique d'ouverture à l'Autre, d'écoute, de remise en question des certitudes, hors de tout jugement péremptoire. D'abord chercher à comprendre, à ressaisir les complexités. Cette éthique basée sur l'empathie, elle nous en raconte la parfaite incarnation dans l'amitié improbable, et pourtant indéfectible, entre les écrivains James Baldwin et William Styron, le premier petit-fils d'esclave, le dernier petits-fils de propriétaire d'esclaves.

C'est Baldwin qui a encouragé Styron à se lancer dans l'écriture des Confessions de Nat Turner, à aller, lui, le Blanc, jusqu'à se mettre à la place de Turner, dans sa peau. Un des cas les plus célèbres d'appropriation culturelle, l'autre grand thème de cet essai. Le roman a évidemment suscité des réactions de colère, notamment celles qui ont mené à la publication de William Styron’s Nat Turner : Ten Black Writers Respond. Mais voilà le nœud du problème : cette réponse de dix écrivains noirs a sombré dans l'oubli, alors que le roman de Styron est entré dans l'Histoire. Hasard ?

Dans la foulée de la polémique, Baldwin a organisé en mai 1968 un débat, devant public, entre deux de ses amis : Styron lui-même, et l'Afro-Américain Ossie Davis. Vers la fin de ce débat, Davis a cette réplique, brillante, si juste et émouvante :

« Je vais dire les choses très simplement. Si j’ai surréagi, je ne m’en excuse pas. Je continuerai de surréagir tant que le racisme existera et que mes enfants seront en danger. Ce qui me gêne dans le Nat Turner de Bill Styron, est qu’il vient d’un Blanc. C’est illogique, mais en même temps, ça ne l’est pas. Car, en effet, pourquoi ne l’ai-je pas créé moi-même, si je l’aime tant, ce Nat Turner ? D’une certaine façon, c’est ma faute. D’une autre façon, ça ne l’est pas et ça a rapport avec ma position dans cette société. Monsieur Styron a écrit, exprimé, ce qu’il avait le profond besoin d’exprimer. Depuis son point de vue, sa place et sa culture. Il ne m’a pas nourri de la version de la chose dont j’avais besoin. Sans doute ne le pourrait-il pas. Ça n’a rien à voir avec sa capacité ou non de se mettre à la place de Nat Turner. Évidemment qu’il en est capable. Il faut pour cela de l’empathie et ça, il n’en manque pas. Mais nous devons reprendre le contrôle sur nos récits, notre culture, nos symboles. Et même si dans notre désir de reprendre le contrôle, nous semblons rustres, et bruyants, même si nous écrivons dix essais contre vous, même si nous faisons toutes les erreurs du monde, vous devez nous laisser faire, nous laisser être fiers que des personnes, qui ont si longtemps été traitées comme des enfants, des sous-hommes, se lèvent et prennent leurs responsabilités. Et peut-être bien qu’ainsi nous pourrions, aujourd’hui, commencer à créer quelque chose qui soit à nous et que ce sera votre tour, dans dix ans, de ne pas avoir le choix de le lire, de le voir, et de l’entendre. »
Abdelmoumen cite à deux reprises cette réplique dans son essai. Réplique qui rappelle à tous les Styron, les Robert Lepage de ce monde, l'importance de toujours être conscients de la place sociale, historique, depuis laquelle ils parlent, et la place depuis laquelle l'Autre parle. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Abdelmoumen d'emblée nous raconte ses origines, son parcours, les éléments, les expériences qui composent sont identité, afin que nous puissions comprendre la place depuis laquelle elle parle, cette place, à la fois unique et partagée, qui donne sens à sa parole.

Pour moi, là est la grande leçon de cet essai qui a éclairé ma réflexion. Je sais désormais où me situer dans le débat entourant les spectacles controversés du célèbre metteur en scène Robert Lepage, SLAV et Kanata. La réplique d'Ossie Davis m'a ramené à mon sentiment profond d'empathie pour ces groupes infériorisés – ici, noirs, autochtones – qui cherche à faire entendre leur parole, à s'approprier leur histoire, à définir eux-mêmes le sens de leur vie. Et le mot de Baldwin, soulignant que chaque côté a raison, a ses raisons, a éclairé mon sentiment ambivalent ;  Abdelmoumen y fait écho, dans le péritexte de son essai : 

« Parfois, on a pour seul choix de se tenir en équilibre entre deux positions contraires. Sur le fil. Dans un éternel et salvateur ébranlement ».

 

Référence : 

Abdelmoumen, Mélikah, Baldwin, Styron et moi, Mémoire d'encrier, Montréal, 2022. Livre numérique

dimanche, août 13, 2023

Dans les médias

 

 

Vendredi, 1er décembre

Radio-Canada. « Le Projet 2025, l’arme de vengeance de Donald Trump »

Lundi, 27 novembre : 

Le Devoir. « L’IA généraliste est-elle déjà parmi nous ? »

Mercredi, 25 octobre : 

Radio-Canada. « Comment combattre la désinformation »

Samedi, 14 octobre 2023 : 

France culture. « Petits voyages dans le cosmos d'Hubert Reeves »

Vendredi, 13 octobre 2023 : 

La Presse. « Hubert Reeves s'éteint à 91 ans »

Mercredi, 4 octobre 2023 : 

La Presse. « Permis d’espionner »

Samedi, 30 septembre 2023 : 

Le Devoir. « L’empire de Trump menacé par la justice new-yorkaise »

Lundi, 25 septembre : 

Le Devoir. « Vous payez déjà pour Facebook (et voici combien) »

Mardi, 5 septembre 2023 : 

Le Devoir. « Racines américaines »

Le Devoir. « Le tremplin de l’empire américain »

Mercredi, 23 août 2023 : 

Radio-Canada. « Il manque 8558 enseignants dans le réseau de l’éducation québécois »

Mercredi, 16 août 2023 : 

La Presse. « Moins de voitures au Québec. Fitzgibbon persiste et signe, Legault tempère »

Lundi, 14 août 2023 : 

La Presse. « Montana. Victoire pour des jeunes dans un procès historique sur le climat »

La Presse. « Droits des femmes en Israël. La ségrégation des sexes s’infiltre dans la sphère publique »

La Presse. « Primaires en Argentine. L’ultralibéral Milei en force »

Dimanche, 13 août : 

La Presse. « Mouvement Buy Nothing. Ne pas acheter gagne en popularité »

samedi, juillet 01, 2023

Louis Gauthier (1944-2003)

Mort de l'écrivain québécois Louis Gauthier (1944-2023).
 
Un fantôme de plus.
 
Gauthier a été ma première découverte littéraire, c'est-à-dire, survenue alors que la littérature commençait à devenir pour moi une dimension de l'existence. J'avais peut-être dix-neuf ans, un ami m'avait prêté Les Aventures de Sivis Pacem et Para Bellum (1970), le « livre le plus lu en fumant un joint », dixit Pierre Foglia. Roman parodique, débridé, en effet, sabordage littéraire que le narrateur des Grands légumes célestes vous parlent (1973) résumera, trois ans plus tard, ainsi : « Ah ! celui-là ne s'en était pas sorti, je peux le dire, je l'avais complètement massacré. Je l'avais rendu méconnaissable. Les gens se trompaient, se méprenaient sur son compte, le rangeaient dans leur bibliothèque sous la rubrique papier de toilette. Un livre dont je suis fier ».
 
Mon attachement à cet écrivain méconnu, à l'humour particulier, ne s'est depuis jamais démenti. Son œuvre présente deux modalités d'expression : d'abord humoristique, parodique (Anna, Les Aventures de Sivis Pacem et Para Bellum, Les Grands légumes célestes vous parlent), puis, après le référendum de 1980, mélancolique (Voyage en Irlande avec un parapluie, Le Pont de Londres, Voyage au Portugal avec un Allemand) ; entre ces deux séries, un roman de transition : Souvenir du San Chiquita.
 
Or, ces modalités sont les deux facettes d'une même réalité, d'une même impossibilité, que Gauthier n'a jamais cessé d'explorer, jusqu'au silence. La question posée sera toujours la même : comment être original ? comment ne pas répéter ce qui a déjà été écrit (dit, fait) par d'autres ? Comment être authentique ? Qu'est-ce qui fonde l'identité ? Qu'est-ce qu'être québécois ? C'est par cette, ou ces questions que je suis né à moi-même ; aujourd'hui encore, elles me définissent.
 
Vous remarquerez, tous les titres cités plus haut reprennent des clichés, des lieux communs. Du coup, je pense à Laferrière. Chez lui, le cliché, aussi très présent, est un vecteur d'énergie, et renvoie à l'art naïf, à une expérience positive du monde. Chez Gauthier, rien de tel ; l'exubérance, l'énergie du cliché se retourne contre la littérature, puis, se vidant, s'épuisant, contre le narrateur lui-même, qui, malgré ses voyages, ne trouve pas d'issue à son mal-être.
 
Les romans de Gauthier me font aussi penser à ceux de François Blais (1973-2022), son héritier spirituel. Même esprit parodique, même lucidité féroce, pour paraphraser Emil Cioran. L'issue : le silence pour le premier, le suicide pour le second.
 
Mais l'écriture de Gauthier me semble plus resserrée, précise, dépouillée, d'une grande maîtrise. Je joins à ce billet deux pages tirées des Grands légumes célestes vous parlent, en espérant vous donner le goût de (re)lire cet auteur sous-estimé.
 


Référence : 
Louis Gauthier, Les Grands légumes célestes vous parlent, précédé de Le Monstre-mari, Montréal, Cercle du livre de France, 1973, 153 p.

jeudi, janvier 12, 2023

Une éthique du réel

Ce que j'aime dans cet essai, c'est d'abord que Nepveu n'y sépare jamais les observations sur la société québécoise, son histoire, sa littérature, des éléments autobiographiques les plus concrets : les différents lieux où il a vécu, les gens qui les habitaient, les édifices... « [L]e fait d’« avoir lieu », quand on parle des petits et grands événements ou de la pensée elle-même, suppose toujours également d’avoir un lieu, d’être situé non seulement dans le temps mais aussi dans un espace déterminé ». 

Nepveu raconte d'ailleurs que, jeune homme, il a ressenti un « brûlant besoin de réalité ». Son essai en témoigne bien. On y compte plus de cent occurrences des mots réel, réalité, qu'il semble utiliser comme de parfaits synonymes, ce qu'ils ne sont peut-être pas

Le réel dans cet essai me semble se répartir en trois espaces : « l'espace du dedans », pour reprendre le titre d'un recueil de poèmes de Henri Michaux ; le milieu de vie, l'environnement proche, sujet principal de cet essai, que l'auteur nous appelle à redécouvrir, suivant un engagement éthique ; et le lointain. Comme on le voit, ces espaces ne sont pas tous pourvus de spatialité, puisque le premier revêt un caractère intangible, « beaucoup plus difficile à définir et à préciser que l’objectivité du monde extérieur », mais non moins réel. Le plus important est que ces espaces sont intimement liés les uns aux autres ; il y a du lointain dans le monde environnant, comme il y a le « lointain intérieur », une formule que Nepveu emprunte à Michaux et qu'il décrit, à la suite d'Emily Dickinson, comme étant « là où les réalités nous atteignent intimement en devenant des signes et des images » (Dickinson : « Internal difference / Where the meanings are »). Le lointain ouvre à l'altérité, qui est inhérente à l'expérience humaine. L'auteur note avec à-propos qu'en français « l’absence de réaction ou d’intérêt pour une réalité quelconque se [dit] par l’absence de différence » : être in-différent. « [L]’expérience de la proximité ne peut commencer qu’à travers le sentiment qu’il y a du lointain dans ce qui se présente à mes sens. C’est alors seulement que le monde cesse de m’être in-différent ». 

À une telle importance accordée à la réalité, au monde proche, correspondra évidemment une poétique. La poésie a pour devoir, pour éthique, de découvrir ce qui est différent, autre. Elle engage le poète dans le monde concret, cette « multiplicité discordante de choses, de lieux et d’êtres ». Par là, elle revêt un caractère politique. Nepveu insiste sur ce point : la poésie n'est pas repli sur soi, mais au contraire ouverture, exploration des « géographies » proches. Son attention à ce qui est singulier, unique, ne rejette pas pour autant l'identité collective, le passé commun ; le paysage ne cache pas le pays. La « cohérence se cherche et peut se trouver dans une éthique altruiste, une conscience écologique, une action citoyenne, un sentiment aigu de la beauté ». 

C'est là où Nepveu, intellectuel de gauche (une étiquette qu'il n'emploie jamais), s'éloigne le plus des penseurs de droite, à la Mathieu Bock-Côté, qui refusent cette conception de l'identité proposée par des historiens tels que Gérard Bouchard et Paul-André Linteau, fondée sur le territoire, sur la pluralité, et défendent une identité qui cherche à « se définir d’en haut, sur le mode d’une injonction à l’adhésion ». Le récit du Canada français et du Québec que construisent ces penseurs « paraît désormais enlisé dans une répétition stérile qui suscite des sentiments peu inspirants : impatience de l’inachèvement, nostalgie du Grand Soir, dépression, et même régression du politique aux formes les plus banales et convenues du discours identitaire ». Nepveu croit « nécessaire et même vital de résister à une pensée qui confond stratégiquement le pluralisme et le multiculturalisme, la diversité et la négation de soi – qui tend à considérer l’identité comme un pur patrimoine à conserver ». Il en appelle au contraire à « la possibilité d’un rapport au territoire qui soit un rapport éthique à autrui, sur le plan collectif et politique », où nos « actes ont une extension et une signification territoriales ».

Cet essai est d'une grande richesse de réflexions. Écrit avec un sens de la mesure, de la retenue, de la nuance, un souci des réalités concrètes, hors de toute abstraction sèche, hors des clivages rigides.

 

Nepveu, Pierre, Géographie du pays proche, Montréal, Boréal, coll. « Papiers collés », 2022. Livre numérique.