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mardi, août 09, 2022

Variations sur un thème. Conscience de classe

À la manière des « accouplements » de Benoît Melançon, voici, tirés de romans culturellement (relativement) éloignés, quatre extraits montrant une même conscience de classe.

Céline, Louis-Ferdinand, Nord, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2011 (1960). Livre numérique.

« [L]e vrai rideau de fer c'est entre riches et les miteux... les questions d'idées sont vétilles entre égales fortunes... l'opulent nazi, un habitant du Kremlin, l'administrateur Gnome et Rhône, sont culs chemises, à regarder de près, s'échangent les épouses, biberonnent les mêmes Scotch, parcourent les mêmes golfs, marchandent les mêmes hélicoptères, ouvrent ensemble la chasse, petits déjeuners Honolulu, soupers Saint-Moritz !... et merde du reste !... babioles ! galvaudeux suants trimards, mégotiers, revendicateurs, à la niche ! »

Dawson, Caroline, Là où je me terre, Montréal, remue-ménage, 2020. Livre numérique.

« Après avoir gravi tous les échelons, j’arrivais en haut de la montagne dans un monde dont la violence symbolique me sautait aux yeux. Les voitures étincelantes et les souliers toujours propres de ceux qui en descendaient. Les vêtements pastel, immaculés, qui matchent. Les postures de ballerines des filles, l’aisance verbale des garçons, les dents droites et l’accent d’école privée. La disponibilité intellectuelle, la richesse du vocabulaire. La grâce, cette décontraction des corps. Les têtes avec des vraies coupes de cheveux, les bijoux discrets, la peau impeccable. Les corps parfaitement épilés avec des méthodes durables et efficaces. Les mains sans imperfections et les ongles sans saletés. Les marques sur les accessoires et jamais sur les corps. L’assurance inébranlable que le monde leur appartenait. Ils avaient bien raison »

Ernaux, Annie, Les Armoires vides, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013 (1974). Livre numérique.

« Les personnes bien ont une voiture, des porte-documents, un imper, les mains propres. Ils ont la parole facile, n'importe où, n'importe comment. Au guichet de la poste, haut : « C'est incroyable ! Nous faire attendre ainsi ! » [...] Les femmes bien, je les regarde encore plus, elles sont toutes particulières, la coupe de cheveux, le tailleur, des bijoux, discrètes, pas un mot plus haut que l'autre. Elles ne bavachent pas dans la rue, elles font leurs courses dans le centre, avec de grands paniers au bout du bras. La légèreté, voilà, et impeccables, propres. »

Éric Vuillard, Une sortie honorable, Paris, Actes Sud, coll. « Un endroit où aller », 2022. Livre numérique.

« [S]i l’on voulait vraiment être épouvanté, il faudrait pouvoir pénétrer en silence dans le bureau où causent Eisenhower et Dulles, il faudrait se dissimuler sous les tapis de Sullivan & Cromwell, afin d’entendre ce qu’on raconte en coulisses, afin de surprendre les dialogues décontractés des frères Dulles, afin de les entendre parler librement, sans pudeur, et c’est là, dans cet espace éthéré, thermostable, immunisé, hors du monde, réfractaire aux images, où il est interdit de prendre des notes, comme si tout, hormis le virement scrupuleux de leurs dividendes, devait s’effacer, échapper à l’Histoire, c’est là, entre les épais sandwichs à la mortadelle dont raffolait Foster, et le verre de Schweppes que dépose en souriant la secrétaire, entre un remerciement poli et un coup de fil rapide à un collaborateur, entre le classement mécanique d’un dossier et un échange franc, direct, sur les intérêts américains en Afrique, que fut médité ce dont le maccarthysme n’est au fond que la façade incorrecte, médiatique, que fut orchestré et sciemment mis en place le mécanisme de la guerre froide qui amena le monde au bord du Chaos »