Voilà un sérieux candidat au titre de mon roman de l'année : Monsieur, de Jean-Philippe Toussaint.
Monsieur – jamais nommé – est directeur commercial de Fiat-France. Un emploi très bien rémunéré, à seulement vingt-neuf ans. Pourtant, il ne s'y intéresse guère, se contentant de faire le minimum. Il faut dire que Monsieur ne semble pas très engagé dans la vie concrète de ses compatriotes. Il se mêle, certes, à eux (pratique du football, week-end à la maison de campagne de Mme Pons-Romanov), mais en gardant une certaine distance, comme en retrait. Par prudence, car Monsieur apparaît peu apte à la sociabilité. En dehors du cadre formel des relations de travail, il n'a aucun sens des conventions sociales, ne parlant, par exemple, que lorsqu'il a quelque chose à dire, ou alors tenant un propos incongru, à caractère scientifique, domaine où il se sent plus à l'aise. Ainsi, au restaurant avec Anna Bruckhardt, ne sachant si c'est lui qui l'invite, son côté cérébral lui suggère finalement « de diviser l’addition en quatre et de payer lui-même trois parts (c’est le plus simple, dit-il, d’une assez grande élégance mathématique en tout cas) ».
Prudence dans ses rapports sociaux, aussi, dans la mesure où il « ne [sait] rien refuser », et se retrouve fréquemment à devoir fuir les amabilités intéressées, à commencer par celles de Kaltz qui lui fait recopier les feuillets d'un ouvrage sur la minéralogie.
Monsieur se trouve tout aussi démuni face à la nécessité de se trouver par lui-même un logement. Il habitait avec son frère (marié, deux enfants) lorsque les circonstances l'amènent à demeurer chez les parents de sa fiancée (d'âge mineur !)... Mais ceux-ci finiront par lui trouver un appartement, sans quoi Monsieur aurait continué à vivre sous leur toit, malgré la rupture, et malgré la présence de Jean-Marc, la nouvelle fréquentation de leur fille. Dans son nouvel appartement, Monsieur ne s'installe pas ; il n'a rien déballé, il dort, s'assoit et reçoit sur un transatlantique. Mais Kaltz ne lui laisse pas de repos, si bien que, pour le fuir, il trouve grâce à sa supérieure hiérarchique une chambre chez les Leguen... dont le fils a justement des difficultés scolaires. Retour immédiat à son appartement ! Pour échapper à Kaltz, il se réfugie finalement sur les toits environnants, où il peut regarder le ciel, et connaître enfin l'« ataraxie ».
La vie de Monsieur se déroule ainsi selon deux axes. Le premier, horizontal, regroupe les activités sociales, l'ici-bas et ses vicissitudes : échanges quotidiens, demandes venant de toutes parts, jusqu'à l'agression, lorsqu'il se fait bousculer en attendant l'autobus. Deux expressions récurrentes résument le caractère contrariant de cet axe : « Les gens, tout de même », et « Monsieur n'aime pas tellement » (« les hôpitaux », « le téléphone », « qu'on le contredise »...). Le second axe, vertical, regroupe son bureau au seizième étage de la tour Léonard-de-Vinci, ses promenades sur les toits, l'observation du ciel nocturne. C'est l'axe du bonheur stoïcien, de l'« ataraxie », de la communion avec « la mémoire de l’univers, jusqu’au rayonnement du fond du ciel ». C'est aussi l'axe de l'amour, la soirée avec Anna Bruckhardt, soulignée par un blackout qui redonne à la ville un « ciel intact », où « rien ne venait plus altérer la nuit ». Et Monsieur, si cérébral, si réfléchi, si peu engagé dans la vie, reçoit enfin le baiser qu'il se désespérait de ne pouvoir donner. Du coup, retournement en clin d'œil : « La vie, pour Monsieur, un jeu d’enfant ».
Toussaint nous séduit par son écriture soignée, son art de l'ellipse narrative, son humour, son ironie. Son goût pour les situations incongrues nous donne des personnages aux comportements décalés, à la limite de l'absurde. Une impression d'anomie se dégage du portrait qui est fait de la société, où chacun, en sa solitude, poursuivant ses fins propres – et triviales – se heurte aux autres, qui lui sont indifférents. Mais rien d'appuyé, ici ; Monsieur est un court roman formaliste, qui refuse l'événement, la causalité, la hiérarchisation, misant plutôt sur des effets rythmiques, narratifs ; la tonalité se veut légère, résolument humoristique.
Jean-Philippe Toussaint, Monsieur, Paris, Minuit, 2013 (1986). Livre numérique.
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