Serge Bouchard se raconte dans une série produite par l’Université Laval, Les possédés et leurs mondes. Sept épisodes. Ne cherchez pas ici les effets de caméra, les montages savants. Série à très petit budget. Un seul plan, absolument statique. Mais Bouchard est là. Quel personnage !
Un futur « remarquable oublié ». Un défricheur, un libre penseur. Dès son enfance dans le Pointe-aux-Trembles industriel et pollué, il se rêvait en ermite, dans une cabane, parmi les épinettes ; ou en gardien de but des… Red Wings de Détroit ! Son idole ? Pas Maurice Richard : Tim Horton ! Plus tard, ses curiosités intellectuelles : les Innus, qui n’intéressaient personne ; les routiers, dont personne ne voyait ce qu’ils pouvaient bien avoir à dire. Après les événements de Ristigouche, en 1980, pas un anthropologue ne voulait travailler avec la police ; lui, il a accepté. Même sur le plan de la théorie anthropologique, il est sorti des rangs. Jamais il n’a été un penseur installé, assis sur un savoir confortable, routinier. Toujours, la vie de travailleur autonome, la vie à contrat, la vie, point. C’est-à-dire une certaine précarité. Lui qui est né dans une famille pauvre, dans un quartier pauvre, Pointe-aux-Trembles, « à l’est de tout ce qui existe », le voilà en 1998, à cinquante ans, après mille et un contrats, sur le bord de la faillite. Incroyable ! Tel est le prix de l’indépendance.
Son amour des camions lui vient, dès l’enfance, d’un père et d’oncles qui vivaient de la route, métier qui lui a été strictement interdit. Il s’est bien repris. D’abord, vers la fin des années 1970, en voyageant durant deux ans avec des « truckers » – baie James, nord de l’Ontario, Manitoba – en vue d’une thèse qui s’intitulerait Nous autres, les gars de truck : Essai sur la culture et l’idéologie des camionneurs de longue-distance dans le nord-ouest québécois. Puis, derrière le volant de son auto, sur les longues routes d’Amérique, qu’il a parcourues pendant quarante ans, à la rencontre des gens, des cultures, du passé oublié, refoulé, dont les traces discrètes surgissent ici et là. Un homme de terrain, un homme à hauteur d’homme.
Et pourtant, paradoxalement – mais en apparence seulement – il s’intéressait à l’imaginaire. La grande affaire de sa vie. Tous ses écrits nous y ramènent. C’est que, dans ce monde ici-bas, le moindre objet, dès qu’il a vécu, se charge d’imaginaire, d’existence, devient dense, manifeste sa présence sacrée, et se met à parler. Bouchard n'a cessé de nous rappeler « l’efficacité symbolique de nos rapports aux objets, à la vie, à la mémoire ».
Pour moi, surtout, il est comme ces explorateurs canadiens-français du XVIIIe dont il a tant parlé, ce Jean-Baptiste Faribault, par exemple, qui fut « un passeur culturel, un créateur de mondes ». Et le monde dans lequel il m’a fait plonger, c’est celui de l’Amérique des peuples autochtones, du métissage, de l'extraordinaire diversité culturelle qui régnait ici avant la création du Canada.
Aujourd’hui, il peut à nouveau prendre un café avec sa Marie-Christine tant aimée, piquer une jasette avec son vieil ami Bernard Arcand, ou avec Rémi Savard qu’il tenait en haute estime. Ou entouré d’Innus, fumant la pipe avec Mathieu Mestokosho, léger dans ses volutes d’éternité.
Références :
Serge Bouchard, Le Moineau domestique, Montréal, Boréal (coll. « Boréal compact »), 2021, 208 p.
Serge Bouchard, Les Yeux tristes de mon camion, Montréal, Boréal (coll. « Papiers collés »), 2016, 216 p.
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