Cet essai porte sur l'identité et l'appropriation culturelle, deux thèmes intimement liés l'un à l'autre. Deux thèmes dont l'actualité souligne le caractère éminemment politique
Sur le plan identitaire, Abdelmoumen, fille d'un père tunisien et d'une mère saguenéenne, québécoise de naissance ayant développé des racines jusqu'en France, nous montre comment la société a de la difficulté à appréhender le métissage, la mixité, comment l'individu aussi bien que l'institution veulent nous réduire à des identités clairement définies, fixes, arrêtées, semblables à des « fiches signalétiques » : voilà une Blanche, voilà une Noire, et là, une Arabe (confondue avec une Musulmane)... Les catégories utilisées ne rendent pas compte de la diversité du monde réel et, finalement, lui porte atteinte. Ce mot même de diversité, qui devrait recouvrir l'ensemble de la société, « dans toutes ses différences », incluant aussi les personnes appartenant à la « majorité », à la « norme » à partir de laquelle se mesure les différences, ne désigne en fait que la catégorie des « racisés ».
Le ton d'Abdelmoumen n'est pas revanchard, amer ou cynique. Écorchée par les préjugés, sa démarche ne nous convie pas moins à une éthique d'ouverture à l'Autre, d'écoute, de remise en question des certitudes, hors de tout jugement péremptoire. D'abord chercher à comprendre, à ressaisir les complexités. Cette éthique basée sur l'empathie, elle nous en raconte la parfaite incarnation dans l'amitié improbable, et pourtant indéfectible, entre les écrivains James Baldwin et William Styron, le premier petit-fils d'esclave, le dernier petits-fils de propriétaire d'esclaves.
C'est Baldwin qui a encouragé Styron à se lancer dans l'écriture des Confessions de Nat Turner, à aller, lui, le Blanc, jusqu'à se mettre à la place de Turner, dans sa peau. Un des cas les plus célèbres d'appropriation culturelle, l'autre grand thème de cet essai. Le roman a évidemment suscité des réactions de colère, notamment celles qui ont mené à la publication de William Styron’s Nat Turner : Ten Black Writers Respond. Mais voilà le nœud du problème : cette réponse de dix écrivains noirs a sombré dans l'oubli, alors que le roman de Styron est entré dans l'Histoire. Hasard ?
Dans la foulée de la polémique, Baldwin a organisé en mai 1968 un débat, devant public, entre deux de ses amis : Styron lui-même, et l'Afro-Américain Ossie Davis. Vers la fin de ce débat, Davis a cette réplique, brillante, si juste et émouvante :
« Je vais dire les choses très simplement. Si j’ai surréagi, je ne m’en excuse pas. Je continuerai de surréagir tant que le racisme existera et que mes enfants seront en danger. Ce qui me gêne dans le Nat Turner de Bill Styron, est qu’il vient d’un Blanc. C’est illogique, mais en même temps, ça ne l’est pas. Car, en effet, pourquoi ne l’ai-je pas créé moi-même, si je l’aime tant, ce Nat Turner ? D’une certaine façon, c’est ma faute. D’une autre façon, ça ne l’est pas et ça a rapport avec ma position dans cette société. Monsieur Styron a écrit, exprimé, ce qu’il avait le profond besoin d’exprimer. Depuis son point de vue, sa place et sa culture. Il ne m’a pas nourri de la version de la chose dont j’avais besoin. Sans doute ne le pourrait-il pas. Ça n’a rien à voir avec sa capacité ou non de se mettre à la place de Nat Turner. Évidemment qu’il en est capable. Il faut pour cela de l’empathie et ça, il n’en manque pas. Mais nous devons reprendre le contrôle sur nos récits, notre culture, nos symboles. Et même si dans notre désir de reprendre le contrôle, nous semblons rustres, et bruyants, même si nous écrivons dix essais contre vous, même si nous faisons toutes les erreurs du monde, vous devez nous laisser faire, nous laisser être fiers que des personnes, qui ont si longtemps été traitées comme des enfants, des sous-hommes, se lèvent et prennent leurs responsabilités. Et peut-être bien qu’ainsi nous pourrions, aujourd’hui, commencer à créer quelque chose qui soit à nous et que ce sera votre tour, dans dix ans, de ne pas avoir le choix de le lire, de le voir, et de l’entendre. »Abdelmoumen cite à deux reprises cette réplique dans son essai. Réplique qui rappelle à tous les Styron, les Robert Lepage de ce monde, l'importance de toujours être conscients de la place sociale, historique, depuis laquelle ils parlent, et la place depuis laquelle l'Autre parle. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle Abdelmoumen d'emblée nous raconte ses origines, son parcours, les éléments, les expériences qui composent sont identité, afin que nous puissions comprendre la place depuis laquelle elle parle, cette place, à la fois unique et partagée, qui donne sens à sa parole.
Pour moi, là est la grande leçon de cet essai qui a éclairé ma réflexion. Je sais désormais où me situer dans le débat entourant les spectacles controversés du célèbre metteur en scène Robert Lepage, SLAV et Kanata. La réplique d'Ossie Davis m'a ramené à mon sentiment profond d'empathie pour ces groupes infériorisés – ici, noirs, autochtones – qui cherche à faire entendre leur parole, à s'approprier leur histoire, à définir eux-mêmes le sens de leur vie. Et le mot de Baldwin, soulignant que chaque côté a raison, a ses raisons, a éclairé mon sentiment ambivalent ; Abdelmoumen y fait écho, dans le péritexte de son essai :
« Parfois, on a pour seul choix de se tenir en équilibre entre deux positions contraires. Sur le fil. Dans un éternel et salvateur ébranlement ».
Mélikah Abdelmoumen, Baldwin, Styron et moi, Mémoire d'encrier, Montréal, 2022, 194 p. Édition numérique.
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