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jeudi, décembre 26, 2024

Mon année culturelle 2024

Cette année, j'ai un peu moins lu ; 45 livres. Passage à vide cet automne, qui est pourtant ma saison préférée.

Donc, voici, par ordre chronologique, avec ou sans commentaire, les lectures (et visionnements) qui m'ont le plus marqué.

Romans

Un Lac le matin, de Louis Hamelin. Deuxième volet d'une trilogie. Hamelin y poursuit sa réflexion sur le rapport entre nature et culture, sur la « prédation » de cette civilisation qui a pris son essor aux États-Unis au XIXe siècle et à laquelle nul.le n'échappe, pas même un David Henry Thoreau, pourtant esprit indépendant et sensible à la nature. Un roman biographique qui nous renvoie, sans complaisance mais aussi sans moralisme, à nos propres comportements. Mon roman de l'année.

L'Enfant mascara, de Simon Boulerice.

La Québécoite, de Régine Robin.

Montedidio, d'Erri De Luca. 

L'Invention de la solitude, de Paul Auster.

Clara lit Proust, de Stéphane Carlier. Un petit roman comme je les aime. Un sens de l’observation, du détail signifiant. Une écriture précise, qui va à l’essentiel. Des personnages crédibles, vivants, très différents les uns des autres, mais tout de même ouverts. Et puis, il y a Clara, son émancipation par la lecture de Proust, sa mélancolie devant la fuite du temps (« rien ne dure », « toute vie s’oublie et son souvenir s’efface aussi facilement qu’un dessin sur une vitre embuée »). Et puis encore, c’est un livre qui donne le goût de lire des livres. Pas comme chez Laferrière, pas un tourbillon d’énergie qui vous emporte, non, plutôt une infusion lente. Une infusion de thé, avec une petite madeleine.

Le Zéro et l'infini, d'Arthur Koestler.  

Ça va aller, de Catherine Mavrikakis.

Houris, de Kamel Daoud.

Essais 

Pour les faits, de Géraldine Muhlmann. Qu'est-ce qu'un fait ? Muhlmann propose une réponse qui a été une découverte pour moi. Un « fait est d’abord quelque chose de sensible » (provoquant un « choc sensible »), une « matière » de part sa « force objective » (Arendt), matière qui s'expérimente par le corps directement, « en situation », et peut ensuite être partagée à travers un « récit » (Genette). Ce partage, cette transmission du choc sensible, ne peut avoir lieu sans une confiance en l'« impartialité » (opposée au « point de vue zéro » de l'objectivité) du témoin (un.e journaliste), confiance qui elle-même repose sur le socle d'un « monde commun ». À lire et relire.

Le Bug humain, de Sébastien Bohler. Un essai de neurologie absolument passionnant. Si nous sommes en passe de détruire l'environnement naturel auquel est liée notre survie, c'est parce que nos comportements obéissent à un maître intraitable, logé au cœur de notre cerveau : le striatum. Celui-ci a été chargé par l'évolution d'exécuter ce qui est inscrit au « programme officiel de la survie – manger, copuler, explorer, conquérir, dominer ». Chaque fois que notre cortex connaît du succès dans ces cinq champs d'activité, il reçoit de la dopamine et du plaisir. Le striatum nous confine dans le moment présent, dans la recherche de plaisirs rapides, au dépens de la planification à long terme. Le cortex peut s'opposer aux injonctions du striatum au « moyen de connexions à longue distance qui forment une gaine nerveuse appelée faisceau frontostriatal ». Plus l'éducation de l'enfant favorise le développement du faisceau frontostriatal, plus l'enfant sera en mesure de se maîtriser, et de privilégier un plaisir différé si celui-ci apparaît plus avantageux. 

Les Déchirures, d'Alex Gagnon.

Les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, de Benoît Melançon. Ce que j'aime de cet essai, c'est qu'il réconcilie amour de la lecture et amour du hockey. Un ouvrage sérieux, qui recense un nombre invraisemblable de documents de tous types, et que je résumerais ainsi : de quoi Maurice Richard est-il le nom ? À mettre entre toutes les mains. Et, tant qu'à y être, pourquoi ne pas lire aussi Langue de puck, un abécédaire du hockey très complet, qui m'a procuré cette joie étrange, nouvelle pour moi, de retrouver dans une activité intellectuelle des termes « vécus » dans l'effusion d'un match de hockey à la télé.

BD

La Vie secrète des arbres, de Peter Wohlleben, Fred Bernard, illustré par Benjamin Flao. Après avoir lu cette bédé, vous ne regarderez plus les arbres, la forêt, de la même manière. Lecture que devrait être inscrite au programme d'enseignement au secondaire.

Documentaire

La Bataille de Saint-Léonard, de Félix Rose. La bataille pour le statut du français, d'abord à Saint-Léonard, puis au Québec, a duré de 1968 jusqu'à 1979, année où à été voté la Loi 101. On y découvre un remarquable oublié : Raymond Lemieux.

Rosa Bonheur, dame nature, de Gregory Monro. Inadmissible que cette peintre, qui vendit plus de tableaux que quiconque au XIXe siècle, soit tombée dans l'oubli.

Films

The Zone of Interest, de Jonathan Glazer. Comment côtoyer l'abîme, et s'en porter très bien. Glaçant. Un film sur la puissance du déni. Le lien avec notre époque est assez évident.

Perfect Days, de Wim Wenders. Tout ce que j'attends de la vie, tout ce qui me nourrit intellectuellement, spirituellement, se trouve là, dans ce film magnifique.

Voici l'ensemble de mes lectures (et visionnements) de l'année, avec les liens pour plus d'information :

Janvier : Quand tu écouteras cette chanson (L. Lafon) (RA) (4), Ceci n'est pas un fait divers (P. Besson)(Rn) (8), Ce que je sais de toi (É. Chacour) (Rn) (13), Les Étoiles s'éteignent à l'aube (R. Wagames) (Rn) (21), Borealis (K. McMahon) (D) (27), Un Lac le matin (L. Hamelin) (Rt) (30) ; février : Pour les faits (G. Muhlmann) (E) (9), Les Déclinistes (A. Roy) (E) (13), Le Déni ou la fabrique de l'aveuglement (S. Tisseron) (19), Le Bug humain (S. Bohler) (E) (23),  L'Enfant mascara (S. Boulerice) (Rn) (29) ; mars : Paysage aux néons (S. Boulerice) (Rn) (3), Traverser Montréal (S. Simon) (E) (23) ; avril : La Québécoite (R. Robin) (Rn) (4), Les Yeux de Mona (T. Schlesser) (Rn) (7) ; Langue de puck (B. Melançon) (E) (8), La Partie et le tout (92% de lu) (W. Heisenberg) (M) (15), The Zone of Interest (J. Glazer, 2023) (F) (19), Io capitano (M. Garrone, 2023) (F) (24), L'Immense fatigue des pierres (R. Robin) (N) (27), Le Poids du papillon (E. De Luca) (Rn) (28) ; mai : Montedidio (E. De Luca) (Rn) (3), Chronique d'hiver (P. Auster) (RA) (7), Excursions dans la zone intérieure (P. Auster) (RA) (15), Cocaine Bear (F) (18) ; juin : 4 3 2 1 (P. Auster) (Rn) (3), Baumgartner (P. Auster) (Rn) (8) ; juillet : L'Invention de la solitude (P. Auster) (E) (10), Les Aventures de Pinocchio (C. Collodi) (C) (14), Clara lit Proust (S. Carlier) (Rn) (16), Trois chevaux (E. De Luca) (Rn) (19), Le Zéro et l'infini (A. Koestler) (Rn) (28), Proust au gym (A. Lacroix) (Rn) (30) ; août : Le Roman d'Isoline (D. Turgeon) (Rn) (4), Rue Duplessis (J.-P. Pleau) (RS) (15), Monsieur Ripley (P. Highsmith) (Pr) (24), La Vie secrète des arbres (F. Bernard, B. Flao, P. Wohlleben) (BD) (27), Perfect Days (W. Wenders) (F) (30) ; septembre : Les Déchirures (A. Gagnon) (E) (12), Rue Saint-Urbain (M. Richler) (Rn) (28) ; octobre : Les Barbares (A. Baricco) (E) (8), Le Match (K. Dryden) (E) (21) (90% lu), Amiante (S. Dulude (Rn) (31) ; novembre : Ça va aller (C. Mavrikakis) (Rn) (6), Les Yeux de Maurice Richard (B. Melançon) (E) (12), Sur les routes (C. Mavrikakis) (RV) (18), La Bataille de Saint-Léonard (F. Rose) (D) (26) ; décembre : Houris (K. Daoud) (Rn) (10) ; Terrasses (L. Gaude) (Rt), Rosa Bonheur, dame nature (G. Monro) (14) (D), (12), Le Fantôme qui voulait exister (F. Blais, I. Boudreau) (BD) (15), La Vie heureuse (D. Foenkinos) (Rn) (16), Triste tigre (N. Sinno) (EA) (26)

Légende : Les chiffres entre parenthèses indiquent la date de fin de lecture ou de visionnement ; B : Biographie ; BD : bande dessinée ; BL : beau livre ; C : conte ; CP : conte philosophique ; CT : courts textes ; D : documentaire ; E : essai ; EA : essai autobiographique ; F : film ; FA : film d'animation ; J : journal ; L : lettres ; N : nouvelles ; Pe : poésie ; Pr : polar ; r : relecture ou revisionnement ; RA : récit ou roman autobiographique ; RB : récit biographique ; Rt : récit ; Rn : roman ; RP : roman philosophique ;  RS : récit de soi ; T : pièce de théâtre.

Sur les routes avec Catherine Mavrikakis

Avec Sur les routes, Catherine Mavrikakis nous emmène dans son périple aux États-Unis, à la veille de la campagne électorale qui a porté, comme on le sait maintenant, Donald Trump à la présidence. Périple qui ne va pas de soi, car il est loin le temps de Kerouac et son célèbre roman Sur la route, temps du « parcours initiatique » mené dans « l'exaltation ». Cinquante ans plus tard, en 2006, avec la publication de La Route, Cormac McCarthy prend acte du changement. Son roman dystopique ne nous permet plus de croire à la « route du progrès et de la joie à l’américaine » ; « la seule route empruntable ne mène plus nulle part, sauf à notre disparition, au jour le jour ». Mavrikakis n'admet pas entièrement ce verdict pessimiste. Oui, il faut « passer à autre chose, mais à quoi ? », se demande-t-elle. Sa démarche oscille entre le singulier et le pluriel. Ainsi, elle écrit : « Néanmoins, même si de la route je ne pourrai connaître que la mienne, très étriquée et bien balisée, je vais la prendre ». En même temps, le pluriel du titre renvoie dos à dos Kerouac et McCarthy et leur vision univoque ; « la route » devient « les routes », « les chemins de traverse, les détours de toutes sortes » : certains chemins menant vers un passé familial difficile ; d'autres vers un avenir « qui n’est pas déjà tracé, qui n’est pas inéluctable », malgré les inondations, les sécheresses, les conséquences dévastatrices du réchauffement climatique. Dieu circule aussi sur ces routes, où vous croisez le désarroi (« I don’t know my country anymore »), le désespoir (« la Rust Belt constitue l’épicentre de l’épidémie récente d’overdoses »), la pauvreté, l'ignorance, « l'étroitesse d'esprit », mais qui vous mèneront aussi bien vers des lieux de savoir, de culture, comme l'université d'Ann Arbor, ou vers la beauté, la lumière éblouissante du parc national des White Sands. Les routes font cohabiter tous les contraires. Avec elles se déroule la durée qui emporte l'expérience intérieure aussi bien que les événements qui transforment le monde extérieur.

Ce récit m'a beaucoup plus. Le lisant, j'ai pensé aux Crépuscules de la Yellowstone, de Louis Hamelin, qui raconte également un périple aux États-Unis. Mais Hamelin est plus pessimiste que Mavrikakis. Son enquête nous met face à la « prédation sous toutes ses formes », et face à un questionnement moral, existentiel, dont il se protège par une ironie constante. Mavrikakis n'apparaît pas aussi désespérée, mais un sentiment d'impuissance se manifeste chez elle aussi. Impuissance devant un monde qui s'éloigne de ses valeurs d'ouverture d'esprit, de pluralisme, de réflexion. Mais aussi impuissance, à certains moments, à voir la réalité, à décoder les signes :

« Qu’est-ce que Crissie ne reconnaît plus dans son Sioux Falls à elle ? »
« Que pense Lee ? En lui le républicain gagne-t-il sur le démocrate ? Qu’est-ce qu’être un homosexuel blanc, un serveur de 50 ans dans un resto cher de Memphis en 2024 ? Je ne sais pas… »
« M’installer ici, pourquoi pas ? Même si je ne suis pas née au Wyoming… Pourquoi pas ? Évidemment, si j’étais noire, je penserais sûrement autrement. Comment verrais-je le monde ? Et le Wyoming ? »
« Je m’en voudrai longtemps de ne pas avoir pu déchiffrer les signes d’un immense désespoir dans la ville et le comté ».

Peut-être est-ce là la raison pour laquelle son récit fait à peine cent pages. Un récit qui tourne court.

 

Catherine Mavrikakis, Sur les routes , Héliotrope, Montréal, 2024, 126 p. Édition numérique.

 

 

lundi, décembre 23, 2024

Variations sur un thème #3

 Un peu à la manière des « accouplements » de Benoît Melançon, voici deux variations sur un thème. Quid des femmes sur la route ?

Catherine Mavrikakis, Sur les routes, Héliotrope, Montréal, 2024, 126 p. Édition numérique.

« Il est bien évident que les femmes sont souvent exclues du road trip. On n’a qu’à penser au film Thelma & Louise pour sentir combien, même si la route est signe de liberté pour les femmes, il y a des dangers pour elles quand elles décident de la prendre. »

Kamel Daoud, Houris, Gallimard (coll. « Blanche »), Paris, 2024, 416 p. Édition numérique.

« La route, c’est mal pour une femme, tu sais, c’est maléfique et surtout, elle te prend ton honneur et ta réputation ; c’est la pire des choses que d’écouter la route pour une femme. La pire de toutes, crois-moi ! »