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jeudi, décembre 26, 2024

Mon année culturelle 2024

Cette année, j'ai un peu moins lu ; 45 livres. Passage à vide cet automne, qui est pourtant ma saison préférée.

Donc, voici, par ordre chronologique, avec ou sans commentaire, les lectures (et visionnements) qui m'ont le plus marqué.

Romans

Un Lac le matin, de Louis Hamelin. Deuxième volet d'une trilogie. Hamelin y poursuit sa réflexion sur le rapport entre nature et culture, sur la « prédation » de cette civilisation qui a pris son essor aux États-Unis au XIXe siècle et à laquelle nul.le n'échappe, pas même un David Henry Thoreau, pourtant esprit indépendant et sensible à la nature. Un roman biographique qui nous renvoie, sans complaisance mais aussi sans moralisme, à nos propres comportements. Mon roman de l'année.

L'Enfant mascara, de Simon Boulerice.

La Québécoite, de Régine Robin.

Montedidio, d'Erri De Luca. 

L'Invention de la solitude, de Paul Auster.

Clara lit Proust, de Stéphane Carlier. Un petit roman comme je les aime. Un sens de l’observation, du détail signifiant. Une écriture précise, qui va à l’essentiel. Des personnages crédibles, vivants, très différents les uns des autres, mais tout de même ouverts. Et puis, il y a Clara, son émancipation par la lecture de Proust, sa mélancolie devant la fuite du temps (« rien ne dure », « toute vie s’oublie et son souvenir s’efface aussi facilement qu’un dessin sur une vitre embuée »). Et puis encore, c’est un livre qui donne le goût de lire des livres. Pas comme chez Laferrière, pas un tourbillon d’énergie qui vous emporte, non, plutôt une infusion lente. Une infusion de thé, avec une petite madeleine.

Le Zéro et l'infini, d'Arthur Koestler.  

Ça va aller, de Catherine Mavrikakis.

Houris, de Kamel Daoud.

Essais 

Pour les faits, de Géraldine Muhlmann. Qu'est-ce qu'un fait ? Muhlmann propose une réponse qui a été une découverte pour moi. Un « fait est d’abord quelque chose de sensible » (provoquant un « choc sensible »), une « matière » de part sa « force objective » (Arendt), matière qui s'expérimente par le corps directement, « en situation », et peut ensuite être partagée à travers un « récit » (Genette). Ce partage, cette transmission du choc sensible, ne peut avoir lieu sans une confiance en l'« impartialité » (opposée au « point de vue zéro » de l'objectivité) du témoin (un.e journaliste), confiance qui elle-même repose sur le socle d'un « monde commun ». À lire et relire.

Le Bug humain, de Sébastien Bohler. Un essai de neurologie absolument passionnant. Si nous sommes en passe de détruire l'environnement naturel auquel est liée notre survie, c'est parce que nos comportements obéissent à un maître intraitable, logé au cœur de notre cerveau : le striatum. Celui-ci a été chargé par l'évolution d'exécuter ce qui est inscrit au « programme officiel de la survie – manger, copuler, explorer, conquérir, dominer ». Chaque fois que notre cortex connaît du succès dans ces cinq champs d'activité, il reçoit de la dopamine et du plaisir. Le striatum nous confine dans le moment présent, dans la recherche de plaisirs rapides, au dépens de la planification à long terme. Le cortex peut s'opposer aux injonctions du striatum au « moyen de connexions à longue distance qui forment une gaine nerveuse appelée faisceau frontostriatal ». Plus l'éducation de l'enfant favorise le développement du faisceau frontostriatal, plus l'enfant sera en mesure de se maîtriser, et de privilégier un plaisir différé si celui-ci apparaît plus avantageux. 

Les Déchirures, d'Alex Gagnon.

Les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, de Benoît Melançon. Ce que j'aime de cet essai, c'est qu'il réconcilie amour de la lecture et amour du hockey. Un ouvrage sérieux, qui recense un nombre invraisemblable de documents de tous types, et que je résumerais ainsi : de quoi Maurice Richard est-il le nom ? À mettre entre toutes les mains. Et, tant qu'à y être, pourquoi ne pas lire aussi Langue de puck, un abécédaire du hockey très complet, qui m'a procuré cette joie étrange, nouvelle pour moi, de retrouver dans une activité intellectuelle des termes « vécus » dans l'effusion d'un match de hockey.

BD

La Vie secrète des arbres, de Peter Wohlleben, Fred Bernard, illustré par Benjamin Flao. Après avoir lu cette bédé, vous ne regarderez plus les arbres, la forêt, de la même manière. Lecture que devrait être inscrite au programme d'enseignement au secondaire.

Documentaire

La Bataille de Saint-Léonard, de Félix Rose. La bataille pour le statut du français, d'abord à Saint-Léonard, puis au Québec, a duré de 1968 jusqu'à 1979, année où à été voté la Loi 101. On y découvre un remarquable oublié : Raymond Lemieux.

Rosa Bonheur, dame nature, de Gregory Monro. Inadmissible que cette peintre, qui vendit plus de tableaux que quiconque au XIXe siècle, soit tombée dans l'oubli.

Films

The Zone of Interest, de Jonathan Glazer. Comment côtoyer l'abîme, et s'en porter très bien. Glaçant. Un film sur la puissance du déni. Le lien avec notre époque est assez évident.

Perfect Days, de Wim Wenders. Tout ce que j'attends de la vie, tout ce qui me nourrit intellectuellement, spirituellement, se trouve là, dans ce film magnifique.

Voici l'ensemble de mes lectures (et visionnements) de l'année, avec les liens pour plus d'information :

Janvier : Quand tu écouteras cette chanson (L. Lafon) (RA) (4), Ceci n'est pas un fait divers (P. Besson)(Rn) (8), Ce que je sais de toi (É. Chacour) (Rn) (13), Les Étoiles s'éteignent à l'aube (R. Wagames) (Rn) (21), Borealis (K. McMahon) (D) (27), Un Lac le matin (L. Hamelin) (Rt) (30) ; février : Pour les faits (G. Muhlmann) (E) (9), Les Déclinistes (A. Roy) (E) (13), Le Déni ou la fabrique de l'aveuglement (S. Tisseron) (19), Le Bug humain (S. Bohler) (E) (23),  L'Enfant mascara (S. Boulerice) (Rn) (29) ; mars : Paysage aux néons (S. Boulerice) (Rn) (3), Traverser Montréal (S. Simon) (E) (23) ; avril : La Québécoite (R. Robin) (Rn) (4), Les Yeux de Mona (T. Schlesser) (Rn) (7) ; Langue de puck (B. Melançon) (E) (8), La Partie et le tout (92% de lu) (W. Heisenberg) (M) (15), The Zone of Interest (J. Glazer, 2023) (F) (19), Io capitano (M. Garrone, 2023) (F) (24), L'Immense fatigue des pierres (R. Robin) (N) (27), Le Poids du papillon (E. De Luca) (Rn) (28) ; mai : Montedidio (E. De Luca) (Rn) (3), Chronique d'hiver (P. Auster) (RA) (7), Excursions dans la zone intérieure (P. Auster) (RA) (15), Cocaine Bear (F) (18) ; juin : 4 3 2 1 (P. Auster) (Rn) (3), Baumgartner (P. Auster) (Rn) (8) ; juillet : L'Invention de la solitude (P. Auster) (E) (10), Les Aventures de Pinocchio (C. Collodi) (C) (14), Clara lit Proust (S. Carlier) (Rn) (16), Trois chevaux (E. De Luca) (Rn) (19), Le Zéro et l'infini (A. Koestler) (Rn) (28), Proust au gym (A. Lacroix) (Rn) (30) ; août : Le Roman d'Isoline (D. Turgeon) (Rn) (4), Rue Duplessis (J.-P. Pleau) (RS) (15), Monsieur Ripley (P. Highsmith) (Pr) (24), La Vie secrète des arbres (F. Bernard, B. Flao, P. Wohlleben) (BD) (27), Perfect Days (W. Wenders) (F) (30) ; septembre : Les Déchirures (A. Gagnon) (E) (12), Rue Saint-Urbain (M. Richler) (Rn) (28) ; octobre : Les Barbares (A. Baricco) (E) (8), Le Match (K. Dryden) (E) (21) (90% lu), Amiante (S. Dulude (Rn) (31) ; novembre : Ça va aller (C. Mavrikakis) (Rn) (6), Les Yeux de Maurice Richard (B. Melançon) (E) (12), Sur les routes (C. Mavrikakis) (RV) (18), La Bataille de Saint-Léonard (F. Rose) (D) (26) ; décembre : Houris (K. Daoud) (Rn) (10) ; Terrasses (L. Gaude) (Rt), Rosa Bonheur, dame nature (G. Monro) (14) (D), (12), Le Fantôme qui voulait exister (F. Blais, I. Boudreau) (BD) (15), La Vie heureuse (D. Foenkinos) (Rn) (16), Triste tigre (N. Sinno) (EA) (26)

Légende : Les chiffres entre parenthèses indiquent la date de fin de lecture ou de visionnement ; B : Biographie ; BD : bande dessinée ; BL : beau livre ; C : conte ; CP : conte philosophique ; CT : courts textes ; D : documentaire ; E : essai ; EA : essai autobiographique ; F : film ; FA : film d'animation ; J : journal ; L : lettres ; N : nouvelles ; Pe : poésie ; Pr : polar ; r : relecture ou revisionnement ; RA : récit ou roman autobiographique ; RB : récit biographique ; Rt : récit ; Rn : roman ; RP : roman philosophique ;  RS : récit de soi ; T : pièce de théâtre.

Sur les routes avec Catherine Mavrikakis

Avec Sur les routes, Catherine Mavrikakis nous emmène dans son périple aux États-Unis, à la veille de la campagne électorale qui a porté, comme on le sait maintenant, Donald Trump à la présidence. Périple qui ne va pas de soi, car il est loin le temps de Kerouac et son célèbre roman Sur la route, temps du « parcours initiatique » mené dans « l'exaltation ». Cinquante ans plus tard, en 2006, avec la publication de La Route, Cormac McCarthy prend acte du changement. Son roman dystopique ne nous permet plus de croire à la « route du progrès et de la joie à l’américaine » ; « la seule route empruntable ne mène plus nulle part, sauf à notre disparition, au jour le jour ». Mavrikakis n'admet pas entièrement ce verdict pessimiste. Oui, il faut « passer à autre chose, mais à quoi ? », se demande-t-elle. Sa démarche oscille entre le singulier et le pluriel. Ainsi, elle écrit : « Néanmoins, même si de la route je ne pourrai connaître que la mienne, très étriquée et bien balisée, je vais la prendre ». En même temps, le pluriel du titre renvoie dos à dos Kerouac et McCarthy et leur vision univoque ; « la route » devient « les routes », « les chemins de traverse, les détours de toutes sortes » : certains chemins menant vers un passé familial difficile ; d'autres vers un avenir « qui n’est pas déjà tracé, qui n’est pas inéluctable », malgré les inondations, les sécheresses, les conséquences dévastatrices du réchauffement climatique. Dieu circule aussi sur ces routes, où vous croisez le désarroi (« I don’t know my country anymore »), le désespoir (« la Rust Belt constitue l’épicentre de l’épidémie récente d’overdoses »), la pauvreté, l'ignorance, « l'étroitesse d'esprit », mais qui vous mèneront aussi bien vers des lieux de savoir, de culture, comme l'université d'Ann Arbor, ou vers la beauté, la lumière éblouissante du parc national des White Sands. Les routes font cohabiter tous les contraires. Avec elles se déroule la durée qui emporte l'expérience intérieure aussi bien que les événements qui transforment le monde extérieur.

Ce récit m'a beaucoup plus. Le lisant, j'ai pensé aux Crépuscules de la Yellowstone, de Louis Hamelin, qui raconte également un périple aux États-Unis. Mais Hamelin est plus pessimiste que Mavrikakis. Son enquête nous met face à la « prédation sous toutes ses formes », et face à un questionnement moral, existentiel, dont il se protège par une ironie constante. Mavrikakis n'apparaît pas aussi désespérée, mais un sentiment d'impuissance se manifeste chez elle aussi. Impuissance devant un monde qui s'éloigne de ses valeurs d'ouverture d'esprit, de pluralisme, de réflexion. Mais aussi impuissance, à certains moments, à voir la réalité, à décoder les signes :

« Qu’est-ce que Crissie ne reconnaît plus dans son Sioux Falls à elle ? »
« Que pense Lee ? En lui le républicain gagne-t-il sur le démocrate ? Qu’est-ce qu’être un homosexuel blanc, un serveur de 50 ans dans un resto cher de Memphis en 2024 ? Je ne sais pas… »
« M’installer ici, pourquoi pas ? Même si je ne suis pas née au Wyoming… Pourquoi pas ? Évidemment, si j’étais noire, je penserais sûrement autrement. Comment verrais-je le monde ? Et le Wyoming ? »
« Je m’en voudrai longtemps de ne pas avoir pu déchiffrer les signes d’un immense désespoir dans la ville et le comté ».

Peut-être est-ce là la raison pour laquelle son récit fait à peine cent pages. Un récit qui tourne court.

 

Catherine Mavrikakis, Sur les routes , Héliotrope, Montréal, 2024, 126 p. Édition numérique.

 

 

lundi, décembre 23, 2024

Variations sur un thème #3

 Un peu à la manière des « accouplements » de Benoît Melançon, voici deux variations sur un thème. Quid des femmes sur la route ?

Catherine Mavrikakis, Sur les routes, Héliotrope, Montréal, 2024, 126 p. Édition numérique.

« Il est bien évident que les femmes sont souvent exclues du road trip. On n’a qu’à penser au film Thelma & Louise pour sentir combien, même si la route est signe de liberté pour les femmes, il y a des dangers pour elles quand elles décident de la prendre. »

Kamel Daoud, Houris, Gallimard (coll. « Blanche »), Paris, 2024, 416 p. Édition numérique.

« La route, c’est mal pour une femme, tu sais, c’est maléfique et surtout, elle te prend ton honneur et ta réputation ; c’est la pire des choses que d’écouter la route pour une femme. La pire de toutes, crois-moi ! »

vendredi, août 09, 2024

Variations sur un thème #2

Un peu à la manière des « accouplements » de Benoît Melançon, voici deux variations sur un thème. Ici, il s'agit du thème de la littérature comme production de la classe dominante.

Édouard Louis, cité dans Jean-Philippe Pleau, Rue Duplessis, Montréal, Lux, 2024, 328 p. Édition numérique.

« Mon écriture est une guerre contre l’invisibilité. Souvent, dans les médias, on lit à propos d’un livre ou d’un film que c’est une œuvre formidable parce que rien n’est dit, que tout est à peine effleuré. C’est comme s’il y avait une valeur esthétique au fait de ne rien dire ; comme s’il y avait une valeur esthétique du silence. Et moi j’ai toujours pensé que cette valeur esthétique du silence était due au fait que la littérature est une arme des classes dominantes. Évidemment, les classes dominantes ont intérêt à ce qu’on ne raconte pas exactement la réalité, parce que sinon c’est trop gênant, c’est trop dérangeant et ça nous forcerait à nous interroger sur la réalité. »

Louis Gauthier, Voyage au Portugal avec un allemand, Montréal, Fides, 2002, p. 131.

« Monsieur Frantz prétend qu'il n'y a pas d'art révolutionnaire. Que l'art est toujours récupéré par la bourgeoisie. En fait, non, c'est pire, l'art n'est pas récupéré par la bourgeoisie, l'art tend de lui-même à la bourgeoisie. L'art est civilisé, courtois et satisfait, même lorsqu'il se prétend révolté, anarchiste, antisocial. L'art, par définition, est policé et mis en scène. La littérature n'est pas la vie, le mot n'est pas la chose. Monsieur Frantz ne craint pas, lui, la banalité de l'existence. »

mercredi, avril 17, 2024

La parole immigrante de Régine Robin

Voici trois pages tirées du roman La Québécoite (1983), de Régine Robin. Étonnant, n'est-ce pas ? Les pages 83 et 128 reproduisent à l'identique la section des sports du Devoir, édition du 17 janvier 1980, ainsi que l'horaire des émissions de télé. Mue par un « amour obsessionnel des listes, des inventaires, des archives », la narratrice, immigrante française d'origine juive, veut « tout noter », « toutes les différences », tout ce que son regard capte dans les rues de Montréal, dans les journaux, les pages jaunes du bottin, sur les affiches, les menus des restaurants. Cette démarche n'est pas sans rappeler celle du projet Lieux que Georges Perec a poursuivi de 1969 à 1975. Mais la narratrice de Robin ratisse plus large, puisqu'elle inclut dans son effort de captation un long passage (p. 108-112) tiré d'un de ces « anciens manuels d'Histoire » sur les saints martyres canadiens ; sans parler aussi du manifeste du FLQ, cité intégralement (p. 119-125), tel qu'il fut lu sur les ondes le 8 octobre 1970 ; ajoutons encore les trois longues descriptions de l'intérieur des trois maisons où la narratrice imagine successivement son alter ego fictif habiter... À ces mots qui captent l'environnement nouveau, s'ajoutent les mots rattachés au monde qu'elle a quitté, la France, Paris, le quartier Belleville de l'enfance... Mots qui introduisent le thème de la mémoire (évocation nostalgique de sa vie à Paris, perte de la mère déportée à Auschwitz, poids mémoriel de la Seconde Guerre, de la Shoah).  

Mais pourquoi une telle « angoisse de la trace à garder », comme chez Perec ? D'abord, parce que la narratrice, ou plutôt un « tu » non identifié, a perdu sa langue identitaire : le yiddish
« de ton enfance, de ta mère, de ton seul pays ce langage », dont presque tous les locuteurs d'Europe centrale ont été supprimés durant la Shoah. La narratrice vit dans un état d'exil intérieur, du fait du génocide qui la coupe de ses origines, de son histoire ; il n'y a plus rien à se souvenir, plus de traces. À cet exil s'ajoute celui de l'immigrante qui arrive au Québec, et c'est là la deuxième raison de son « amour obsessionnel des listes, des inventaires, des archives » : « noter toutes les différences », « pénétrer l’étrangeté de ce quotidien ». En somme recréer un monde familier. Ce qui ne veut pas dire que ce monde, où les mots captés multiplient les repères, puisse devenir son monde, son lieu. Tout au plus la narratrice peut-elle espérer « donner plus de corps à cette existence ». Le récit prend ainsi une dimension performative, conformément à la tradition juive, où le fait même de raconter « était un acte ».

Ce qui introduit la question du lieu, très importante. Ce que semble nous dire Robin, c'est qu'une histoire ne peut être racontée qu'à partir d'un lieu, une culture, une histoire, une langue, une identité... Or, pour l'immigrant.e, il n'y a pas d'assise identitaire possible, la « parole immigrante […] n’a pas de lieu », « elle ne s’installe pas », demeure « sans territoire et sans attache », « en suspens entre [plusieurs] histoires », plusieurs langues. D'où la difficulté de la narratrice à raconter l'histoire de « elle », son alter ego qui, par le procédé de mise en abyme, se trouve dans la même situation avec son personnage du professeur
Mortre Himmelfarb, lequel est lui aussi incapable de mettre de l'ordre dans les faits historiques de manière à les enseigner...

La parole immigrante est une parole « carrefour », « plurielle », et qui, pour cette raison, « inquiète », « dérange »... Dérange qui ? Probablement les thuriféraire d'une littérature « nationale », celle d'un « Nous » « pure laine », « excluant tous les autres », fantasmé comme homogène.

La parole immigrante, bien que marquée par le manque, la perte, n'est donc pas frappée d'un signe négatif. Elle n'exprime pas un échec. Au contraire, c'est par son hétérogénéité même qu'elle peut, mieux que toute autre, exprimer la condition humaine postmoderne, telle qu'elle se manifeste dans des villes comme New York (« gigantesque no man’s land », « où chacun se sent chez soi et nulle part à la fois »), ou Montréal, ville « éclatée », « patchwork » de communautés, de langues, de cultures différentes.

Roman postmoderne, La Québécoite, montre un récit qui se construit à partir de l'impossibilité du récit. D'où un « texte brisé », dont « les articulations sont foutues », hachuré d'innombrables tirets, dispersé graphiquement sur la page (voir la p. 31 ci-dessous). Récit qui subvertit les repères identitaires en créant une structure de mises en abyme, où une narratrice première écrit un livre dans lequel une narratrice seconde (simplement désignée par « elle ») écrit aussi un livre dont le narrateur s'appelle Mortre Himmelfarb. Mais il n'y a pas de transition entre les niveaux narratifs, pas de repères pour nous guider, « tout se chevauche et se mêle », nous nous perdons « entre ces conditionnels, ces présents et ces imparfaits », ces « elle, je et tu confondus ».

Un roman d'une lecture exigeante, qui nous fait éprouver la perte de repères de la narratrice. « À la recherche d’un langage, de simples mots pour représenter l’ailleurs, l’épaisseur de l’étrangeté », La Québécoite livre un message puissant, encore pertinent aujourd'hui par sa critique du nationalisme identitaire, et sa revalorisation de l'Autre. 

 


Régine Robin, La Québécoite, Montréal, XYZ, 1983, 224 p.

mercredi, janvier 31, 2024

L'achèvement de la civilisation mécanique

Le célèbre essayiste, poète et philosophe américain Ralph Waldo Emerson demande à un de ses protégés, Amos Bronson Alcott, de lui construire une maison d'été. Celui-ci, pris d'une fièvre créatrice, hors de toute réalité, se met à la tâche avec ardeur, en se donnant une contrainte : il n’utiliserait que des « matériaux naturels à l’état brut ». « Alors l’étrange construction s’élança vers le ciel. Un étage plus haut, elle n’avait toujours pas décidé si elle voulait être un wigwam ou un château. Dans ce qui, pour l’instant, lui tenait lieu de faîte, des pignons et des lucarnes cohabitaient avec des mousses, du chaume, un tissage d’osiers et de roseaux ». Le poète Ellery Channing parlera, lui, « d’un intéressant compromis entre une hutte de branchages et la cathédrale de Cologne ».
 
Cette construction, cette « Chose » est inhabitable, non viable, parce qu'elle tente de réunir deux réalités contradictoires : nature et culture. Et c'est aussi ce rêve que tente de réaliser David Henry Thoreau, autre protégé d'Emerson, en 1945, en se construisant une cabane près du lac Walden... tout en retournant chez sa famille, à Concord, certains dimanches, avec sa poche de linge sale... Quant au narrateur d'Un Lac le matin, alter ego de l'auteur, sa situation, 175 ans plus tard, n'est pas différente : son « fantasme de cabane », de vie en communion avec la nature, se heurte à la réalité urbaine d'un après-midi dans la cour arrière d'une « grosse maison en briques rouges », avec les travaux de rénovations en perspective, les achats de matériaux... Notre époque marquerait l'achèvement de cette « civilisation mécanique » qui s'est développée en Amérique du Nord au XIXe, achèvement sur fond de pandémie, de retour des animaux sauvages à la ville, « retour du refoulé » de la faune » dont se réjouit le narrateur. 
 
La contradiction entre nature et culture est profonde. La cabane que se construit Thoreau près du lac Walden, pour se rapprocher de la nature, de la part de nature qu'il y a en lui, nécessite l'abattage de plusieurs pins blancs, mais c'est précisément par cet abattage qu'il lui semble pouvoir le mieux entrer dans un rapport intime avec la nature :
« Voir s’abattre les premiers arbres lui causa un certain émoi. Mais tandis qu’il entaillait et détachait leur chair luisante à coups de hache, il ne se voyait nullement comme l’ennemi des pins. Sueur et sève se mêlaient intimement. Lorsque plusieurs arbres jonchèrent le sol, Henry, qui avait éprouvé la résistance de leur fibre jusque dans ses os, eut l’impression de les connaître mieux ».
J'ai pensé, en lisant ces lignes, et d'autres, comme celles où Thoreau se lance dans « une frénétique collecte de spécimens » d'animaux qu'il conserve dans une solution d'alcool, j'ai pensé au récit précédent de Hamelin, Les Crépuscules de la Yellowstone, où les hommes de Jean-Jacques Audubon doivent abattre des centaines d'oiseaux pour que le naturaliste puisse en capter la subtile présence dans ses dessins. Détruire la nature, la connaître et l'aimer, c'est tout un.
 
Un seul personnage se démarque des autres, un « Canayen », Alex Therrien, qu'a réellement croisé Thoreau. Hamelin en fait, à travers le regard de Thoreau, un être énigmatique, à la fois « ti-coune » et « génie », « immergé dans la vie animale et dont tout le talent était de coïncider avec l’existence », « loin du rayonnement de la littérature et des arts ». Therrien, finit par comprendre le narrateur, est le « gardien du Seuil » ouvrant accès à la « joie », « condition de toute vie », à la nature.
 
Il y a aurait tant à dire de ce récit, tant de pistes de réflexion, suggérées subtilement, hors de tout jugement moral, par l'auteur. Même sur le plan formel, Hamelin réussit là où d'autres échouent. C'est une chose d'inclure dans un récit consacré à un personnage historique, des éléments autobiographiques ; c'en est une autre de donner à ces éléments un sens, une nécessité, un cohérence avec l'ensemble. 
 
 
Louis Hamelin, Un Lac le matin, Boréal, Montréal, 2023, 248 p. Édition numérique.