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jeudi, janvier 12, 2023

Une éthique du réel

Ce que j'aime dans cet essai, c'est d'abord que Nepveu n'y sépare jamais les observations sur la société québécoise, son histoire, sa littérature, des éléments autobiographiques les plus concrets : les différents lieux où il a vécu, les gens qui les habitaient, les édifices... « [L]e fait d’« avoir lieu », quand on parle des petits et grands événements ou de la pensée elle-même, suppose toujours également d’avoir un lieu, d’être situé non seulement dans le temps mais aussi dans un espace déterminé ». 

Nepveu raconte d'ailleurs que, jeune homme, il a ressenti un « brûlant besoin de réalité ». Son essai en témoigne bien. On y compte plus de cent occurrences des mots réel, réalité, qu'il semble utiliser comme de parfaits synonymes, ce qu'ils ne sont peut-être pas

Le réel dans cet essai me semble se répartir en trois espaces : « l'espace du dedans », pour reprendre le titre d'un recueil de poèmes de Henri Michaux ; le milieu de vie, l'environnement proche, sujet principal de cet essai, que l'auteur nous appelle à redécouvrir, suivant un engagement éthique ; et le lointain. Comme on le voit, ces espaces ne sont pas tous pourvus de spatialité, puisque le premier revêt un caractère intangible, « beaucoup plus difficile à définir et à préciser que l’objectivité du monde extérieur », mais non moins réel. Le plus important est que ces espaces sont intimement liés les uns aux autres ; il y a du lointain dans le monde environnant, comme il y a le « lointain intérieur », une formule que Nepveu emprunte à Michaux et qu'il décrit, à la suite d'Emily Dickinson, comme étant « là où les réalités nous atteignent intimement en devenant des signes et des images » (Dickinson : « Internal difference / Where the meanings are »). Le lointain ouvre à l'altérité, qui est inhérente à l'expérience humaine. L'auteur note avec à-propos qu'en français « l’absence de réaction ou d’intérêt pour une réalité quelconque se [dit] par l’absence de différence » : être in-différent. « [L]’expérience de la proximité ne peut commencer qu’à travers le sentiment qu’il y a du lointain dans ce qui se présente à mes sens. C’est alors seulement que le monde cesse de m’être in-différent ». 

À une telle importance accordée à la réalité, au monde proche, correspondra évidemment une poétique. La poésie a pour devoir, pour éthique, de découvrir ce qui est différent, autre. Elle engage le poète dans le monde concret, cette « multiplicité discordante de choses, de lieux et d’êtres ». Par là, elle revêt un caractère politique. Nepveu insiste sur ce point : la poésie n'est pas repli sur soi, mais au contraire ouverture, exploration des « géographies » proches. Son attention à ce qui est singulier, unique, ne rejette pas pour autant l'identité collective, le passé commun ; le paysage ne cache pas le pays. La « cohérence se cherche et peut se trouver dans une éthique altruiste, une conscience écologique, une action citoyenne, un sentiment aigu de la beauté ». 

C'est là où Nepveu, intellectuel de gauche (une étiquette qu'il n'emploie jamais), s'éloigne le plus des penseurs de droite, à la Mathieu Bock-Côté, qui refusent cette conception de l'identité proposée par des historiens tels que Gérard Bouchard et Paul-André Linteau, fondée sur le territoire, sur la pluralité, et défendent une identité qui cherche à « se définir d’en haut, sur le mode d’une injonction à l’adhésion ». Le récit du Canada français et du Québec que construisent ces penseurs « paraît désormais enlisé dans une répétition stérile qui suscite des sentiments peu inspirants : impatience de l’inachèvement, nostalgie du Grand Soir, dépression, et même régression du politique aux formes les plus banales et convenues du discours identitaire ». Nepveu croit « nécessaire et même vital de résister à une pensée qui confond stratégiquement le pluralisme et le multiculturalisme, la diversité et la négation de soi – qui tend à considérer l’identité comme un pur patrimoine à conserver ». Il en appelle au contraire à « la possibilité d’un rapport au territoire qui soit un rapport éthique à autrui, sur le plan collectif et politique », où nos « actes ont une extension et une signification territoriales ».

Cet essai est d'une grande richesse de réflexions. Écrit avec un sens de la mesure, de la retenue, de la nuance, un souci des réalités concrètes, hors de toute abstraction sèche, hors des clivages rigides.

 

Pierre Nepveu, Géographie du pays proche, Boréal (coll. « Papiers collés »), Montréal, 2022, 256 p. Édition numérique.