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vendredi, décembre 16, 2022

Une mécanique d'événements

Dans son récit de soi, Vivre vite, Brigitte Giraud revient sur l'accident de moto qui a tué son conjoint, Claude, le mardi 22 juin 1999 à 16 h 24 (décès constaté à 21 h 30). La moto : une Honda 900 CBR Fireblade, une bombe sur deux roues, une machine infernale. Comme une juge d'instruction, elle fait enquête, vingt ans après les faits, interroge les personnes impliquées, de près ou de loin, dans le tragique événement. Elle démonte, pièce par pièce, une implacable mécanique d'événements (« l’engrenage qui allait faire basculer notre existence »). Son récit, qui rappelle Chronique d'une mort annoncée, de Garcia Marquez, enchaîne les « si » : « Si je n’avais pas voulu vendre l’appartement », « si je n’avais pas visité cette maison », et encore si ceci, si cela... Vingt-trois chapitres, vingt-trois « si ». Et ces pièces, elle les considère, comme encore saisie d'un sentiment d'irréalité : chacune, prise en elle-même, semble si banale, et pourtant, une fois assemblée aux autres, surgit l'impensable : la mort, l'absence définitive de l'être aimé, une rupture dans la continuité du temps. Dans son effort de reconstitution, elle va jusqu'à tenter de ressaisir Claude de l'intérieur, imaginer les pensées qui l'ont mené à poser tel geste plutôt que tel autre... On comprend alors que, même après tout ce temps, le deuil n'est pas encore fait, qu'elle n'a pas lâché prise, qu'elle cherche encore à retrouver une présence qui lui échappe justement de plus en plus : le regard de Claude, son sourire, son odeur, sa manière de bouger... Son récit est tout entier dressé contre la fuite du temps, contre l'absence et l'oubli. Elle cherche aussi à donner un sens à des événements qui, elle le sait bien, n'en ont pas. Il n'y a pas de destin, pas de « machine infernale », pour reprendre le titre de la célèbre pièce de Cocteau. Il n'y a qu'une succession d'événements contingents. Il n'y que la mise en récit du drame, une forme de témoignage, aux accents de mea culpa. Mais ce qu'on comprend aussi, c'est que, par l'écriture, l'autrice, tout en redonnant vie au passé, semble s'en libérer. Quelques indices : elle qui se dit obsédée par le nombre vingt-deux (jour de l'accident), son récit compte... vingt-trois chapitres, d'ailleurs numérotés, et se conclut sur ces phrases que je n'ai d'abord pas comprises : « Je tournais le dos, quelque chose avait eu lieu. J’étais rassurée. »

Ce que j'aime de ce récit, c'est aussi qu'à travers la chaîne causale des « si », ressurgit la dimension sociale des comportements humains. L'insatisfaction permanente, le consumérisme, les rapports de classes, le désir d'ascension sociale (c'est-à-dire, ironiquement, d'échapper à son sort), les effets de mode, l'image (« cool ») qu'on veut projeter de soi, les stéréotypes masculins, féminins, tous ces éléments pèsent sur les actes individuels. S'il y a une machine infernale, elle est là, dans les déterminismes sociaux. S'il y a un procès à instruire, c'est peut-être celui de la société. Et là encore, le temps est à l'oeuvre, car les choses se transforment sans cesse, et Giraud le note à plusieurs reprises. Dès la première page : « C’en est fini du silence et de la lumière. La nature qui m’entoure se changera en béton et le paysage disparaîtra ». Il y a avant (l'accident) et après. Et avant, c'était mieux. Qui oserait dire le contraire ? 


Giraud, Brigitte, Vivre vite, Paris, Flammarion, 2022, 208 p.

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