Ce que j’aime chez Garcia Marquez, outre son humour, sa truculence et la féroce joie de vivre qui émane de ses récits, c’est son obsession du temps. Obsession qui n’étonnera pas, évidemment, chez un écrivain, et qu’on retrouve aussi bien chez un autre Caribéen, Dany Laferrière. Prenez
L’Odeur du café, roman tout ensoleillé de nostalgie. On croira lire la charmante histoire d’un petit garçon qui passe l’été 1963 chez sa grand-mère. Or, une fois démêlé l’écheveau des événements (bonne chance !), ceux-ci replacés dans leur ordre séquentiel, on constate avec surprise que le narrateur nous raconte des faits antérieurs à cet été-là. Puis, sans transition, dans les derniers chapitres, nous voilà à l’automne, au moment fatidique où Vieux Os s’apprête à quitter sa grand-mère Da et Petit-Goâve pour aller à Port-au-Prince. Rien de cet été 1963, donc, ne nous est raconté. Cette belle saison, qui ne devait pas se terminer, s’est terminée si vite que c'est comme si elle n'avait pas eu lieu. Ce qui devait constituer le présent du récit s'est avéré être du passé récent et du futur rapproché. Le temps de l’enfance à Petit-Goâve, le temps anhistorique, ou idyllique, est un temps mort-né. Ici, la nostalgie prend un tour tragique. Tout comme chez Garcia Marquez. Mais, chez ce dernier, c’est la puissance de l’évocation qui m’a saisit. Lire
Cent ans de solitude, pour moi, ç’a d’abord été faire l’expérience physique du passage du temps. Ce texte vous prend au corps, en plein thorax, et ne vous lâche plus jusqu’à la fin, jusqu’à cette apothéose invivable où le récit que lit le lecteur se confond avec les prophéties de Melquiades qu’est en train de lire le dernier des Buenda, et qui racontent -- il le réalise tout à coup -- l’extinction de la lignée des Buenda, jusqu’à sa propre mort ! Je n’ai pas très bien lu les dernières phrases, mon coeur battait comme un obus qui éclate. Cette expérience de « mort imminente », je vous assure, je ne suis pas près de l’oublier.
Dans
L’Amour aux temps du choléra, une histoire qui se déroule sur plus de cinquante ans, le problème du temps est posé différemment. Florentino Arizo, tombé amoureux de Fermina Daza alors qu’il est encore jeune, va attendre toute sa vie le moment propice de conquérir le coeur farouche et orgueilleux de la belle enfant. Le cadre de cet amour est typique des romans de Garcia Marquez : une ville en proie à la décrépitude, à l’action déliquescente de la guerre, du progrès, de l’Histoire. Quand le mari de Fermina -- un médecin célèbre, appartenant à l’Histoire -- meurt enfin, elle accueille les sentiments de Florentino. Mais, voilà ce qui est intéressant, l'amour de ces deux vieillards ne peut pas s’accomplir dans le cadre temporel qui a gâché leur vie. Il faut un amour hors de l’Histoire. Ils le trouveront sur un des bateaux de la compagnie fluviale. Un bateau qui descend et remonte le Magdalena, comme hors du temps :
« Et jusqu’à quand vous croyez qu’on va pouvoir continuer ces putains d’allées et venues ? » demanda [le capitaine].
Florentino Ariza connaissait la réponse depuis cinquante-trois ans, sept mois, onze jours et onze nuits.
« Toute la vie », dit-il.
Chez Garcia Marquez comme chez Laferrière, j’ai toujours l’impression que le temps pose d’emblée un problème, et que le récit littéraire ne peut advenir qu’à lutter contre cette fatalité qui prend le visage de l’Histoire. La nostalgie est alors un refuge imaginaire, elle détermine une stratégie -- quand il y a lutte, il y a stratégie -- narrative visant à surmonter le problème.
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