Très bon article de Christian Rioux cette semaine. (1) Un exemple de concision et d’habileté rhétorique. Pas un mot de perdu. L’argumentation avance en amenant un par un ses motifs, (2) de manière naturelle, sans heurter le lecteur, comme si ces motifs allaient de soi, ce qui en vérité n’est pas le cas.
De manière tout à fait factice, Rioux oppose d’entrée de jeu la gravité des préoccupations politiques en France, en Angleterre, aux États Unis, au premier motif de son texte, soit la légèreté, pour ne pas dire la futilité des politiciens québécois tout entier plongés dans le « délire » des jeux gais de l’été dernier. Le choix des jeux gais ici n’est pas anodin. Rioux lui associe son second motif, décrit comme un certain progressisme « cool », « tripant », confinant à l’autosatisfaction, promu – c’est son troisième motif -- par une « gauche cosmopolite » très en vogue – quatrième motif -- sur le Plateau Mont-Royal. Ce progressisme bien-pensant aurait fait l’impasse sur bien des débats sociaux, comme – cinquième motif -- l’homosexualité, l’immigration, pourtant toujours d’actualité ailleurs, sous prétexte d’un consensus qualifié de « malsain » et de « mou ».
Ce qu’il y a d’intéressant et d’exemplaire dans ce texte, et ce qui explique son efficacité, c’est que les liens entre les motifs ne sont pas expliqués. Rioux demande au lecteur de les accepter tels quels. Ainsi délire, gauche cosmopolite, Plateau Mont-Royal, multiethnisme, jeux gais composent ce que j’appellerais le paradigme de l’irréalité. (3)
Ce paradigme, une fois établi, permet à l’auteur d’y aller plus librement et de railler cette gauche qu’il ne tient pas en haute estime, laquelle serait tombée de son supposé « petit nuage pastel » : « Welcome to the world ! ». De même, l’ajout d’un nouveau motif, celui-là éminemment discutable : le rejet du passé –- les « plaines d'Abraham et les rébellions de 1837-38 » -- passé qui constitue, avec la langue, le coeur de notre identité nationale, de notre réalité. Dès lors, il ne faut pas s’étonner de voir l’usage de l’anglais être associé au motif du plateau Mont-Royal et à celui de l’immigration : « Des amis de Joliette me faisaient remarquer en passant que, par snobisme ou à cause de l'immigration, on parlait de plus en plus anglais sur le Plateau Mont-Royal. » (3) Remarquez, ses amis ne sont pas de Montréal, laquelle est associée au motif du Plateau et par conséquent inscrite au paradigme de l’irréalité, ils sont de Joliette, située en région, ils sont la réalité.
Suivant cette logique, il est clair que nous avons d’un côté le PQ et Québec solidaire, qui sont des partis montréalistes, flottant sur un nuage pastel, et de l’autre côté l’ADQ à l’écoute, comme le dit leur chef, du vrai monde.
Est-ce à dire que Rioux aurait voté pour le parti de Mario Dumont ? Non. Il serait plus juste de dire que son texte adopte le point de vue de ceux qui ont voté pour le nouveau chef de l’opposition, afin de faire comprendre au lecteur du Devoir, majoritairement des souverainistes et des progressistes, ce qu’est la réalité du Québec. Une manière de wake up call pour amener un débat social sur des questions importantes et encore litigieuses, comme l’homosexualité et surtout l’immigration car, à « force d'excommunier ceux qui ne font que poser des questions et s'interroger, les nouveaux curés du multiethnisme ont en quelque sorte retardé l'échéance et suscité des réactions extrêmes comme celle des citoyens d'Hérouxville. »
Je suis évidemment contre la logique de son texte qui crée un dualisme réalité / irréalité non fondé. N’est il pas plus juste de dire que si les membres du PQ et de QS sont « déconnectés » non pas de la réalité mais d’une certaine réalité en région, nous pourrions aussi bien argumenter que les citoyens d’Hérouxville et plusieurs parmi ceux qui ont voté pour l’ADQ sont déconnectés de la réalité multiethnique, progressiste de Montréal, laquelle s’imposera de plus en plus comme la réalité, du fait de l’immigration importante qui modifie chaque année un peu plus le paysage démographique du Québec.
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(1) Rioux, Christian. « Le retour du bâton ». Le Devoir [En ligne]. (Vendredi, 23 mars 2007) (Page consultée le 28 mars 2007)
(2) J’emploie motif pour désigner un mot ou groupe de mots exprimant une idée, une qualité, désignant un lieu, un fait... Comme dans une composition musicale, le motif n’a ici de valeur qu’en fonction des autres motifs auxquels ils renvoient. C’est-à-dire que n’ayant pas de valeur en lui-même – c’est là le point important – il ne requiert ni explication ni justification et donc échappe d’emblée à toute remise en question, toute distanciation de la part du lecteur. Un nouveau motif amené dans un texte permet d'en relancer l’argumentation, de la complexifier par le jeu des renvois aux autres motifs, et ainsi de créer une réseau, comme une toile de laquelle le lecteur aura de la difficulté à s’extirper.
(3) Un paradigme regroupe ici un ensemble hétérogène de motifs sous l’unité d’une même notion, soit, dans un cas l’irréalité, opposée bien sûr à l’autre paradigme, celui de la réalité.