Voici trois pages tirées du roman La Québécoite (1983), de Régine Robin. Étonnant, n'est-ce pas ? Les pages 83 et 128 reproduisent à l'identique la section des sports du Devoir, édition du 17 janvier 1980, ainsi que l'horaire des émissions de télé. Mue par un « amour obsessionnel des listes, des inventaires, des archives », la narratrice, immigrante française d'origine juive, veut « tout noter », « toutes les différences », tout ce que son regard capte dans les rues de Montréal, dans les journaux, les pages jaunes du bottin, sur les affiches, les menus des restaurants. Cette démarche n'est pas sans rappeler celle du projet Lieux que Georges Perec a poursuivi de 1969 à 1975. Mais la narratrice de Robin ratisse plus large, puisqu'elle inclut dans son effort de captation un long passage (p. 108-112) tiré d'un de ces « anciens manuels d'Histoire » sur les saints martyres canadiens ; sans parler aussi du manifeste du FLQ, cité intégralement (p. 119-125), tel qu'il fut lu sur les ondes le 8 octobre 1970 ; ajoutons encore les trois longues descriptions de l'intérieur des trois maisons où la narratrice imagine successivement son alter ego fictif habiter... À ces mots qui captent l'environnement nouveau, s'ajoutent les mots rattachés au monde qu'elle a quitté, la France, Paris, le quartier Belleville de l'enfance... Mots qui introduisent le thème de la mémoire (évocation nostalgique de sa vie à Paris, perte de la mère déportée à Auschwitz, poids mémoriel de la Seconde Guerre, de la Shoah).
Mais pourquoi une telle « angoisse de la trace à garder », comme chez Perec ? D'abord, parce que la narratrice, ou plutôt un « tu » non identifié, a perdu sa langue identitaire : le yiddish « de ton enfance, de ta mère, de ton seul pays ce langage », dont presque tous les locuteurs d'Europe centrale ont été supprimés durant la Shoah. La narratrice vit dans un état d'exil intérieur, du fait du génocide qui la coupe de ses origines, de son histoire ; il n'y a plus rien à se souvenir, plus de traces. À cet exil s'ajoute celui de l'immigrante qui arrive au Québec, et c'est là la deuxième raison de son « amour obsessionnel des listes, des inventaires, des archives » : « noter toutes les différences », « pénétrer l’étrangeté de ce quotidien ». En somme recréer un monde familier. Ce qui ne veut pas dire que ce monde, où les mots captés multiplient les repères, puisse devenir son monde, son lieu. Tout au plus la narratrice peut-elle espérer « donner plus de corps à cette existence ». Le récit prend ainsi une dimension performative, conformément à la tradition juive, où le fait même de raconter « était un acte ».
Ce qui introduit la question du lieu, très importante. Ce que semble nous dire Robin, c'est qu'une histoire ne peut être racontée qu'à partir d'un lieu, une culture, une histoire, une langue, une identité... Or, pour l'immigrant.e, il n'y a pas d'assise identitaire possible, la « parole immigrante […] n’a pas de lieu », « elle ne s’installe pas », demeure « sans territoire et sans attache », « en suspens entre [plusieurs] histoires », plusieurs langues. D'où la difficulté de la narratrice à raconter l'histoire de « elle », son alter ego qui, par le procédé de mise en abyme, se trouve dans la même situation avec son personnage du professeur Mortre Himmelfarb, lequel est lui aussi incapable de mettre de l'ordre dans les faits historiques de manière à les enseigner...
La parole immigrante est une parole « carrefour », « plurielle », et qui, pour cette raison, « inquiète », « dérange »... Dérange qui ? Probablement les thuriféraire d'une littérature « nationale », celle d'un « Nous » « pure laine », « excluant tous les autres », fantasmé comme homogène.
La parole immigrante, bien que marquée par le manque, la perte, n'est donc pas frappée d'un signe négatif. Elle n'exprime pas un échec. Au contraire, c'est par son hétérogénéité même qu'elle peut, mieux que toute autre, exprimer la condition humaine postmoderne, telle qu'elle se manifeste dans des villes comme New York (« gigantesque no man’s land », « où chacun se sent chez soi et nulle part à la fois »), ou Montréal, ville « éclatée », « patchwork » de communautés, de langues, de cultures différentes.
Roman postmoderne, La Québécoite, montre un récit qui se construit à partir de l'impossibilité du récit. D'où un « texte brisé », dont « les articulations sont foutues », hachuré d'innombrables tirets, dispersé graphiquement sur la page (voir la p. 31 ci-dessous). Récit qui subvertit les repères identitaires en créant une structure de mises en abyme, où une narratrice première écrit un livre dans lequel une narratrice seconde (simplement désignée par « elle ») écrit aussi un livre dont le narrateur s'appelle Mortre Himmelfarb. Mais il n'y a pas de transition entre les niveaux narratifs, pas de repères pour nous guider, « tout se chevauche et se mêle », nous nous perdons « entre ces conditionnels, ces présents et ces imparfaits », ces « elle, je et tu confondus ».
Un roman d'une lecture exigeante, qui nous fait éprouver la perte de repères de la narratrice. « À la recherche d’un langage, de simples mots pour représenter l’ailleurs, l’épaisseur de l’étrangeté », La Québécoite livre un message puissant, encore pertinent aujourd'hui par sa critique du nationalisme identitaire, et sa revalorisation de l'Autre.
Régine Robin, La Québécoite, Montréal, XYZ, 1983, 224 p.