Le célèbre essayiste, poète et philosophe américain Ralph Waldo Emerson demande à un de ses protégés, Amos Bronson Alcott, de lui construire une maison d'été. Celui-ci, pris d'une fièvre créatrice, hors de toute réalité, se met à la tâche avec ardeur, en se donnant une contrainte : il n’utiliserait que des « matériaux naturels à l’état brut ». « Alors l’étrange construction s’élança vers le ciel. Un étage plus haut, elle n’avait toujours pas décidé si elle voulait être un wigwam ou un château. Dans ce qui, pour l’instant, lui tenait lieu de faîte, des pignons et des lucarnes cohabitaient avec des mousses, du chaume, un tissage d’osiers et de roseaux ». Le poète Ellery Channing parlera, lui, « d’un intéressant compromis entre une hutte de branchages et la cathédrale de Cologne ».
Cette construction, cette « Chose » est inhabitable, non viable, parce qu'elle tente de réunir deux réalités contradictoires : nature et culture. Et c'est aussi ce rêve que tente de réaliser David Henry Thoreau, autre protégé d'Emerson, en 1945, en se construisant une cabane près du lac Walden... tout en retournant chez sa famille, à Concord, certains dimanches, avec sa poche de linge sale... Quant au narrateur d'Un Lac le matin, alter ego de l'auteur, sa situation, 175 ans plus tard, n'est pas différente : son « fantasme de cabane », de vie en communion avec la nature, se heurte à la réalité urbaine d'un après-midi dans la cour arrière d'une « grosse maison en briques rouges », avec les travaux de rénovations en perspective, les achats de matériaux... Notre époque marquerait l'achèvement de cette « civilisation mécanique » qui s'est développée en Amérique du Nord au XIXe, achèvement sur fond de pandémie, de retour des animaux sauvages à la ville, « retour du refoulé » de la faune » dont se réjouit le narrateur.
La contradiction entre nature et culture est profonde. La cabane que se construit Thoreau près du lac Walden, pour se rapprocher de la nature, de la part de nature qu'il y a en lui, nécessite l'abattage de plusieurs pins blancs, mais c'est précisément par cet abattage qu'il lui semble pouvoir le mieux entrer dans un rapport intime avec la nature :
« Voir s’abattre les premiers arbres lui causa un certain émoi. Mais tandis qu’il entaillait et détachait leur chair luisante à coups de hache, il ne se voyait nullement comme l’ennemi des pins. Sueur et sève se mêlaient intimement. Lorsque plusieurs arbres jonchèrent le sol, Henry, qui avait éprouvé la résistance de leur fibre jusque dans ses os, eut l’impression de les connaître mieux ».
J'ai pensé, en lisant ces lignes, et d'autres, comme celles où Thoreau se lance dans « une frénétique collecte de spécimens » d'animaux qu'il conserve dans une solution d'alcool, j'ai pensé au récit précédent de Hamelin, Les Crépuscules de la Yellowstone, où les hommes de Jean-Jacques Audubon doivent abattre des centaines d'oiseaux pour que le naturaliste puisse en capter la subtile présence dans ses dessins. Détruire la nature, la connaître et l'aimer, c'est tout un.
Un seul personnage se démarque des autres, un « Canayen », Alex Therrien, qu'a réellement croisé Thoreau. Hamelin en fait, à travers le regard de Thoreau, un être énigmatique, à la fois « ti-coune » et « génie », « immergé dans la vie animale et dont tout le talent était de coïncider avec l’existence », « loin du rayonnement de la littérature et des arts ». Therrien, finit par comprendre le narrateur, est le « gardien du Seuil » ouvrant accès à la « joie », « condition de toute vie », à la nature.
Il y a aurait tant à dire de ce récit, tant de pistes de réflexion, suggérées subtilement, hors de tout jugement moral, par l'auteur. Même sur le plan formel, Hamelin réussit là où d'autres échouent. C'est une chose d'inclure dans un récit consacré à un personnage historique, des éléments autobiographiques ; c'en est une autre de donner à ces éléments un sens, une nécessité, un cohérence avec l'ensemble.