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dimanche, mai 22, 2022

Le « principe anthropique »

Mon vieux Hubert Reeves, je l'aime tant. Je lui dois tant. Mais là, je ne le suis pas. Qu'il évoque un « vouloir obscur », soit. Ainsi, dans Le Banc du temps qui passe, il écrit : 

« J’aime ce terme « vouloir obscur », qui ne spécifie pas l’existence d’un sujet personnel (comme un horloger), ni même d’un sujet quelconque. Avec Lévi-Strauss, on constate que « ça » veut dans l’univers, sans savoir « qui » veut. Cette idée est renforcée par le mot « obscur » qui caractérise ce vouloir. On trouve une pensée analogue, déjà auparavant, chez Schopenhauer dans son livre Le Monde comme volonté et représentation (1819). »
Mais qu'il mêle à ce vouloir le « principe anthropique » (aussi appelé « fine tuning »), alors là, non. Avec un petit sourire, Reeves mentionne tout de même que certains de ses collègues ne sont pas d'accord avec lui à ce sujet.
 
Dans son autobiographie, Je n'aurai pas le temps, parue en 2008, lui-même se montrait plus réservé à ce sujet, ou plutôt ambivalent. On sent qu'il voudrait y croire, puisqu'il y consacre une section de son essai, allant même jusqu'à mentionner Before the Beginning, de Martin Rees, un astrophysicien intéressé par le rapprochement des sciences et de la religion. Mais, dans un second temps, le côté rationnel prend le dessus, et il conclut en jugeant « peu convaincantes » les tentatives d'explication des « coïncidences astrophysiques ». En l'espace de neuf ans, sa réserve s'est donc dissipée. Le sentiment de sa propre mort qui approche y est peut-être pour quelque chose.
 
Mais qu'est-ce que le principe anthropique ? La réponse du sociologue des sciences Yves Gingras, ne laisse, elle, aucune ambiguïté :
« Le terme est savant et impressionnant pour un néophyte, mais il cache en fait une simple tautologie. Il circule surtout dans les ouvrages de vulgarisation qui portent sur les rapports entre science et religion. Nullement considéré comme un « principe » par la physique, il a donné son titre à un ouvrage grand public publié par les physiciens John D. Barrow et Frank J. Tipler, ce dernier ayant publié par la suite rien de moins qu’une « physique de l’immortalité », à laquelle on reviendra. Cette prétendue découverte commentée par de nombreux théologiens considère comme un mystère profond le fait que l’univers semble avoir été fait pour que l’humanité puisse y émerger. Il ne s’agit là, en fait, que d’une reformulation dans un langage d’apparence scientifique de l’argument finaliste de la théologie naturelle. Rappelons en effet qu’il était courant au XVIIIe siècle de « prouver » l’existence de Dieu en invoquant le fait qu’il avait placé la Lune exactement au bon endroit pour que les marées ne soient ni trop basses ni trop hautes… Il s’agit bien sûr d’une tautologie, car il est évident que si l’univers (ou la Lune) n’avait pas les caractéristiques requises pour l’existence de la vie (ou des marées…), alors il n’y en aurait pas. Même le physicien Martin Rees, qui croit pourtant en la fécondité heuristique du principe anthropique, dit « préférer l’expression moins prétentieuse de “raisonnement anthropique” ». Cela est en effet plus juste, car ce type de raisonnement revient simplement à introduire ce que l’on appelle en physique des « conditions aux limites », soit des valeurs observées à partir desquelles on peut ensuite inférer les contraintes qu’elles imposent aux solutions possibles des lois de la nature. Ainsi, pour que la vie existe sur Terre, il est évident que cette planète ne doit pas résider trop près du Soleil. Rien de mystérieux à cela et surtout rien pour construire un « dialogue » sérieux sur une « convergence » de la science avec la religion. Interrogé sur ce « principe anthropique », le Prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, expert en thermodynamique, répond qu’il « ne signifie rien » et que ceux qui en tirent des conclusions sur l’existence de la vie ne font que « des affirmations gratuites » et retombent dans un anthropomorphisme primaire qui revient à affirmer que « le bon Dieu a créé l’eau salée pour satisfaire les besoins des populations en sel ».

 

Références :  

Yves Gingras, L'Impossible dialogue, Montréal, Boréal, 2016. Livre numérique.

Hubert Reeves, Je n'aurai pas le temps, Paris, Seuil, 2008. Livre numérique.

Hubert Reeves, Le Banc du temps qui passe, Paris, Seuil, 2017. Livre numérique.