Depuis l'enlèvement en Haïti, le 16 octobre dernier, de dix-sept missionnaires chrétiens américains, Emmelie Prophète, autrice des Villages de Dieu, est devenue au Québec une interlocutrice très sollicitée par les médias. Son excellent roman nous décrit la vie dans la Cité de la Puissance Divine, un bidonville de Port-au-Prince entouré d'autres « cités » aux noms tout aussi ironiques : Bethléem, Source Bénie, Mains de Jéhovah... Une vie qui nous semble si éloignée de la nôtre, comme un envers du monde qui nous fascine, nous rassure sur la réalité du nôtre.
À un premier niveau de lecture, il y a, de fait, « la misère des gens, leur sidération, leur résignation », le bruit constant, les déchets partout, les mauvaises odeurs, la violence des gangs, leurs guerres perpétuelles, les cadavres dans les rues, le « délabrement généralisé », le « chaos »... Célia, la narratrice, capte tout dans ses photos qu'elle publie sur Facebook.
Mais, alors que se tient à Glasgow la COP26, il m'est difficile de ne pas voir, à un second niveau, dans ce petit monde refermé sur lui-même comme une étuve, une évocation du monde d'aujourd'hui et de demain, pandémisé, accéléré, figé face à l'apocalypse climatique : accélération du temps (« les mots, les photos, les prières ne pouvaient rien contre la dégradation accélérée de la vie dans la Cité de la Puissance Divine et dans celles des alentours ») ; oubli du passé et absence d'avenir (« cette impossibilité d’avenir [...] cette incapacité d’avoir prise sur le destin, de marcher jusqu’au bout de quelque chose qui a du sens pour soi et pour les autres », « il fallait croire très fort au présent et l’inventer à chaque seconde ») ; aveuglement volontaire, dénis multiples (« tout le monde était cerné par ce qu’on avait trop longtemps refusé de voir, d’entendre »)... Aucune issue. Seul moyen d'exister : les réseaux sociaux, qui ont, chez les jeunes, remplacé le regard de Dieu. Dans ce monde précarisé à l'extrême, l'intérêt individuel prédomine : c'est une agente commerciale qui utilise Célia comme « influenceuse » ; le pasteur Victor qui souhaite en faire autant pour attirer les fidèles ; c'est Freddy le chef de gang qui oblige Célia à parler de lui sur les réseaux sociaux ; et « des missionnaires blancs, compatissants, avec des t-shirts sur lesquels étaient écrits « Jesus loves Haiti » ou « Haiti is for Jesus », qui pleuraient devant le dénuement des gens, mais comprenaient l’utilité de cette misère pour écouler les promesses de vie éternelle et meilleure dans le Royaume du Christ » ; jusqu'à Célia elle-même qui tire sa popularité, et ses revenus, de la misère ambiante (« arrête de nous prendre en photo, petite, tu veux aller montrer notre misère, tu veux aller faire de l’argent avec nos images ? »)...
Mais il n'y a pas que l'intérêt individuel. Prophète montre aussi des générosités : le lien qui unit Célia à sa grand-mère, puis, celle-ci décédée, à son oncle Fredo, qui représente tout ce qu'il lui reste de famille ; la vieille Félicienne, qui « faisait partie de ceux qui aidaient, avec les maigres moyens dont elle disposait, [et] qui permettait que tienne encore cet échafaudage fragile sur lequel on ajoutait chaque jour de la frustration et du désespoir » ; l'amitié de Célia pour Soline ; les repas échangés entre voisins : « Quand Soline était chez elle, elle apportait à manger à moi et à Tonton. C’était comme ça dans la Cité. Les voisins échangeaient des assiettes. Ma le faisait avec Yvrose, Fany, le vieux Nestor et Soline bien sûr »...
Les Villages de Dieu est un roman réaliste, mais d'un réalisme que je qualifierais de dystopique, dans la mesure où il nous offre une vision de la vie dans les cités port-au-princiennes, mais, aussi bien, de notre destin collectif, alors que tous, toutes, nous basculons imperceptiblement dans un envers du monde.
Prophète, Emmelie, Les Villages de Dieu, Montréal, Mémoire d'encrier, 2020. Livre numérique.