Nous sommes en 1997 ; Françoise est au seuil de l'âge adulte. Elle se souvient qu'à huit ans, un renard lui a frôlé un mollet en allant vers son petit frère, qu'il mordu avant de s'enfuir dans le boisé derrière la maison. « Son mollet lui piquait » ; elle s'est avancée, comme pour entrer dans le boisé, mais pas loin, juste « là où des rayons de soleil atteignaient le sol ». Ainsi commence son aventure, qui va se terminer au Yukon, dans la forêt ; et, là encore, « [ç]a lui piquait sur les jambes », mais elle n'a pas hésité, et « s’est engouffrée dans la clarté qui restait ».
Comme « son renard », elle s'était alors mise à voler, pour « le geste de le faire », geste adolescent d'affirmation de soi, comme ses « fugues », de libération de son milieu banlieusard pourtant déjà assez libre, mais où il n'arrive jamais rien. C'est alors, au début du roman, que Grenier introduit un personnage réel dans son histoire. Françoise vient de terminer son secondaire, et découvre dans un vieux magazine l'histoire de Helen Klaben, juive comme elle, qui a survécu à l'écrasement de son avion, entre Whitehorse et Fort St John, et à quarante-neuf jours de survie dans la forêt, à -40 degrés. Après l'irruption du renard, c'est le deuxième grand événement de sa vie. Elle part sur les traces de cette Klaben « tombée du ciel », à travers les États-Unis, jusqu'à San Francisco, comme Jack Waterman à la recherche de son frère Théo. Vivant de larcins, se déplaçant en auto-stop. Elle veut rencontrer Helen, dont elle admire le courage, le côté frondeur, même si elle n'a aucune idée de ce qu'elle veut lui dire. Mais elle ne la trouvera pas. Retour alors, par avion, dans l'Est, à Chattanooga, où elle se fait amie avec Sam, dix-sept ans ; ensemble, elles partent pour le Yukon. Mais c'est Victor Hamilton, à Whitehorse, qui lui fait franchir l'étape ultime, celle qui donnera tout son sens à ses quarante-neuf jours de quête. « Victor était le contraire » de Sam, le contraire « d’un criminel, il transpirait l’honnêteté et la transparence » ; il l'emmènera dans la forêt, jusqu'au site d'écrasement de l'avion. La quête prend alors pleinement son caractère intérieur, existentiel, une « épreuve physique et mystique », qui permet à Françoise de grandir en conscience. Déjà, un deuil sourd la tenaillait ; elle qui voulait se donner « un peu d’influence sur le monde que leurs parents leur avaient imposé », elle avait réalisé l'inutilité de la petite délinquance, et s'en était voulu « de n’avoir rien fait de concret » ; « [e]lle n’avait sauvé personne, aucun animal en détresse, elle n’avait aidé personne, tout le monde l’avait aidée, elle ». Une fois engagée dans la forêt, la voilà saisie du remords d'avoir volé 750 $ à un homme à San Francisco : « Comme une dette à rembourser. À ce moment-là, Victor aurait pu lui demander si elle allait rentrer à la maison, elle aurait su quoi lui répondre ».
Mais la quête n'est pas encore terminée. Françoise se retrouve seule près des débris de l'avion. Victor est parti sans entendre son appel. Elle est alors au plus près de ce qu'a vécu Helen, qui disait : « Je ne veux plus jamais me retrouver dans un endroit où si je crie personne ne peut m’entendre ». Son regard est attiré par quelque chose qui brille par terre : le bracelet de Helen, « venu d’Ukraine jusqu’ici, d’Odessa, passé de mère en fille » ; elle ira lui rendre. Et c'est à partir de là, de l'emplacement exact du bracelet perdu que Françoise va s'orienter, trouver le sentier du retour. Symboliquement, j'y vois un recentrement sur la judéité, et, conséquemment, aussi sur la famille. Elle qui avait semé des repères aux « endroits où elle était passée, pas seulement depuis deux mois, mais depuis l’origine de son existence », elle trouve enfin le repère manquant. Désormais, elle saurait où elle va (« ils allaient dans une direction précise et ça la rassurait »), et assumerait d'où elle vient. Elle peut alors s'engouffrer « dans la clarté ».
Thelma et Louise vivent dans un monde qui refuse leur révolte et les accule à choisir la mort, seule victoire possible. Françoise aussi se bute à ce monde qui pèse sur son destin, mais elle refuse de le subir, d'en être la victime. Elle le parcourt, elle se l'approprie à travers la transgression, le mouvement, le questionnement intérieur, et, finalement, y trouve sa place.
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La prose de Grenier n'avance pas comme un long paquebot sur une mer calme. Elle déstabilise le lecteur, le plonge dans un désordre ponctué de doutes, d'interrogations. Ainsi, les fréquentes autocorrections surgissant dans les pensées de Françoise (focalisation interne) :
« Françoise rêvait à Mary, de Mary, comment ça se disait ? Elle disait les deux. »Le souci de correction peut aller plus loin, lorsque la narration revient sur ses pas, change la focalisation, la seconde corrigeant la première :
« Oui, c’est vrai, aurait dit Mary, dirait Mary »
« comme on le lui avait appris dans les jeannettes, l’hiver où ses parents l’avaient inscrite chez les jeannettes »
« Ils ont parlé la nuit durant, d’une certaine façon, même si en y repensant le lendemain elle se dirait qu’elle avait sûrement dormi par saccades » (focalisation interne)
« Ils ont parlé une bonne partie de la nuit, a cru Françoise en s’endormant finalement dans un sac de couchage qui n’était pas humide et qui sentait le bois et la fumée » (focalisation zéro)Dans l'exemple suivant, par contre, il est difficile de savoir avec certitude si la correction est le fait de Françoise, ou d'un narrateur omniscient. Logiquement, la correction, qui contredit le premier énoncé, serait attribuée au narrateur, mais elle est insérée dans un paragraphe où domine le point de vue de Françoise :
« Elle n’avait pas son passeport sur elle, il était resté à la maison, dans un des tiroirs de sa commode blanche, celui où elle rangeait ses sous-vêtements » (focalisation interne)
« Elle n’avait même pas de passeport, en fait, non, jamais eu besoin » (focalisation interne ? Zéro ?).Plus encore, à au moins une reprise, focalisations interne et zéro vont jusqu'à se confondre, tout comme la fiction et la réalité : Françoise et le narrateur racontent d'une même voix, pendant deux pages, un moment de l'accident d'avion de Helen Klaben.
Et comment appeler un énoncé qui adopte le point de vue du lecteur, comme dans l'incise suivante : « Elle s’était donné comme défi, personne ne s’en étonnera, de […] » ?
Les dialogues peuvent être rapportés directement, avec tirets ; ou mêlés au flux narratif, sans tirets introductifs, sans deux-points et sans verbes de parole (« dit-il », « fit-il », etc.) ; ou seulement évoqués à travers la conscience de Françoise, ce qui crée, encore là, un effet déstabilisant, car le lecteur ne saisit pas tout de suite que le passage qu'il lit correspond, en fait, à un moment où Françoise est en situation de dialogue.
Et que dire, enfin, d'un narrateur qui se corrige lui-même : « Non, elle aurait plutôt dit shinaient, les voitures shinaient ».
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Par divers moyens, le narrateur se signale à l'attention du lecteur. Esprit ludique ? Peut-être. Mais, peut-être aussi, plus profondément, en déstabilisant le lecteur, le narrateur lui fait mieux saisir ce que vit Françoise, loin de chez elle, dans un pays dont elle ne maîtrise pas la langue, seule, déterminée, certes, mais naïve, et ne sachant pas ce qui l'attend.
Références :
Delvaux, Martine, Thelma, Louise et moi, Montréal, Héliotrope, 2018. Livre numérique.
Grenier, Daniel, Françoise en dernier, Montréal, Le Quartanier, 2018. Livre numérique.