Alors qu'est-ce que l'autofiction ? Après avoir lu deux ouvrages sur le sujet, j'en suis au même point. Aucune définition du genre ne fait consensus chez les théoriciens de la littérature, aucune n'échappe à la contradiction. Et pour cause. Apparu en 1977 sur la quatrième de couverture de Fils, de Serge Doubrovsky, le terme autofiction a envahi le champ littéraire, s’appropriant des œuvres qui autrement auraient été perçues comme des autobiographies, des romans autobiographiques, voire des romans, point ; ce faisant, il perdait son efficacité descriptive. Aujourd'hui, il fonctionne comme un label, comme l’autocollant « Intel Inside » sur mon ordinateur. Le label « autofiction » me certifie… euh… quoi au fait ? Que les faits rapportés sont authentiques, réellement vécus, bien qu’insérés dans une trame fictive ? Tous les faits ? Et comment m'en assurer ? L'autofiction, dans sa prétention à l'authenticité, ne peut offrir que le vraisemblable, lequel demeure régi par des conventions, par des connaissances variant d'un lecteur à l'autre... Le fameux « pacte autobiographique » de Philippe Lejeune est un écran de fumée, comme ce « contrat » que personne ne lit avant d'installer un logiciel.
Je pense à un précurseur comme Louis Ferdinand Céline, dont toute l’oeuvre, l’extraordinaire travail sur la langue, va progressivement, de manière de plus en plus affirmée, placer le lecteur dans une situation simulant un rapport direct avec lui. Certains faits de la vie de Céline étaient bien connus du public dans les années 1940 et 1950, et lui apportaient le sceau d’authenticité indispensable à sa stratégie d’écriture.
À la base, une évidence demeurera toujours : l’autofiction, c’est encore de la fiction ; le récit de l’intime, c’est encore du récit. D'ailleurs, Céline lui-même tenait à la mention « roman » sur ses œuvres. Là où il y a littérature, il n’y a pas de réalité, du moins de cette réalité réduite aux faits vécus. Ce dont témoigne le label « autofiction », c’est d’un double désir : celui du lecteur-voyeur d’entrer dans l’intimité de l’auteur, et celui de l’auteur de « manifester son existence », pour prendre les mots d’Henri Godard. Si ces deux désirs s’accordent bien, la rencontre à laquelle ils donnent lieu n’en est pas moins illusoire. Qu’Isabelle Fortier, alias Nelly Arcand, se soit prostituée, et tout ce qu’elle a, ou n'a pas vécu en tant que prostituée, ne concerne pas le lecteur de Putain. Le lecteur a devant lui une transposition, une représentation de la réalité. Le narrateur n’est jamais l’auteur, même lorsqu’il en porte le nom.
Oui, je m’énerve un peu. Parce que les critiques littéraires sont les premiers à succomber aux sirènes autobiographiques, comme si l’oeuvre littéraire ne pouvait trouver sa valeur en elle-même. Il suffit de penser à l’enquête agressive menée par un journaliste pour découvrir le nom de la personne qui se cache sous le pseudonyme d’Elena Ferrante. Et, ici, au Québec, combien de dizaines d’articles sur la véritable identité de Réjean Ducharme ? Quand je pense qu’en 1968, Roland Barthes annonçait la « mort de l’auteur » ! Voici comment est présenté le roman Prague : « Un acte de courage kamikaze, un aveugle sacrifice de soi sur l’autel de la littérature, une troublante autofiction ». Marie-Louise Arsenault, excellente animatrice par ailleurs, est une véritable catastrophe à cet égard, au point qu’Yves Pelletier, venu présenter sa BD en 2014, a dû la remettre poliment à sa place.
Et pourtant l’auteur est dans l’oeuvre. Partout. Mais pas dans l’anecdote autobiographique, le plus souvent invérifiable. Il est dans le travail sur la langue, dans les thèmes, le propos, le style, dans l’intentionnalité qui porte le récit. C’est là que l'anecdote trouve son sens, et nulle part ailleurs.